« Un coupable idéal, Knobelspiess », de Serge Quadruppani

mis en ligne le 16 janvier 1986
Samedi 18 janvier, la librairie du Monde libertaire organise, à partir de 16 h, une rencontre-débat autour du livre Un coupable idéal, Knobelspiess avec l’auteur Serge Quadruppani, Jean Lapeyrie et, sous réserve, un des principaux témoins à décharge du procès d’Évry : le dessinateur Gébé.
Le nouveau procès intenté à Roger Knobelspiess, dont le verdict sera rendu le 17 janvier, défraie actuellement la chronique et il est aisé de voir que c’est surtout un symbole qui est jugé.
Mais derrière le symbole, il y a l’homme systématiquement broyé, toujours vivant, dénonçant encore et toujours l’acharnement et l’injustice. Et ce refus d’admettre l’inadmissible, son attitude durant près de vingt années d’emprisonnement, ses livres dénonçant l’univers carcéral (Q.H.S., L’acharnement) en ont fait la tête de Turc idéale, l’homme à abattre.
Les nouvelles accusations portées contre lui, l’attaque d’un fourgon blindé à Palaiseau, malgré la faiblesse des charges et des témoignages de l’accusation, en dépit des témoignages à décharge et de son alibi, ont conduit un certain nombre d’intellectuels, dont Serge Quadruppani à fonder l’association des amis de Roger Knobelspiess.
Le débat organisé, au lendemain du verdict, à la librairie du Monde libertaire permettra de retracer l’histoire de Roger Knobelspiess et de dénoncer la logique de l’univers carcéral, le fonctionnement policier et les relais complaisants qu’ils trouvent auprès des médias.

Pour parler du livre de Serge Quadruppani, ne vaut-il pas mieux encore laisser la parole à Roger Knobelspiess qui en a écrit la préface dont nous reproduisons ci-dessous de larges extraits.
Ce livre est une contre-enquête. Il est, entre autres, ce que devrait être une instruction si elle se faisait à double degré. Charge et décharge. En l’état, l’actuel dossier résulte d’un saucissonnage, une procédure complaisante au trucage policier, sur lequel des magistrats « honnêtes » auront à cœur de juger.
Qu’on juge donc... Le 3 juin 1983 une manifestation de policiers séditieux opère sous les fenêtres du Garde des Sceaux. À cette occasion il est dit aux journalistes : « Attendez, on va ressortir une affaire qui va mettre la gauche dans la merde . » Deux jours plus tard, le 5 juin 1983, je suis interpellé à Honfleur : « arrestation-attentat ». Il suffit de voir les photos dans le livre, où, ayant eu très peur, comme on dit avec mépris : je me suis pissé dessus ! Exact. J’ai une relative notion des armes. Le regard du commissaire qui cherchait l’angle de tir, la gueule du canon dans ma direction, le bruit de la détonation... En une fraction de seconde j’ai tout enregistré, et je me suis cru mort ; pourtant je ne souffrais pas, juste le sang chaud qui coulait le long de mon visage. La balle m’avait seulement éraflé. La synchronisation de mes gestes, la rapidité avec laquelle j’ai dégagé, fait bondir la voiture, je m’en étonne moi-même. Comme d’être encore vivant !
Une information contre ces policiers a été ouverte ; les faits et la culpabilité de ces derniers sont absolument établis. Pourtant il n’y a ni policiers inculpés ni policiers écroués. Pour quatre fois moins de charges des milliers de détenus croupissent de longues années en détention préventive. Ils ont sûrement la circonstance aggravante de la pauvreté, de la misère ; et la malchance d’être tombés sur des juges d’instruction qui n’avaient pas la bienveillance de celui qui instruit ma plainte contre ces policiers.
Ce livre serait déplacé, s’il n’était mon innocence. La précédente erreur judiciaire n’a jamais été réparée. Je suis retombé dans le néant après avoir servi de mauvaise salade publicitaire où ma vérité s’est enlisée dans le cul-de-sac des valeurs dominantes. Dans la stratégie de la vente, des intérêts politiques et autres mensonges sécuritaires. L’échec a pris son envol en une sorte de nullité bruyante... C’est là toute la force du système démocratique, capable de tout digérer, de tout récupérer. Ce monstre froid a besoin de ma culpabilité ; il a besoin de biffer ma vie, mes livres, ma parole ; de colmater la brèche ouverte par ma lutte, par celle des autres, et tout ce qu’elles ont engendré. Il ne s’agit pas d’une vengeance banale...
Pourtant je suis rassuré. Je reste solide, un cri inébranlable, car tout se sait toujours. Et on saura, tôt ou tard. Peu m’importent ces flics assassins, ces juges revanchards, et aussi l’extrême survie carcérale. Je suis innocent, je suis vivant : quelle chance ! La mort me digère, et pourtant cette petite lueur, tout au long, existe ; un brin d’espoir plus solide qu’un rocher... La vérité : « C’est pas moi ! C’est pas moi ! » Et j’en jubile autant que j’en souffre. Curieux mélange que cette sensualité qui côtoie la torture et la persécution. Au-delà, la sérénité m’envahit, me baigne... J’ai les yeux clairs, le regard droit, je sens bon. Mon cri d’innocence a une droite et une gauche qui cognent bien. Je ne suis plus l’innocent éperdu, la brebis égarée qui bêle, qui appelle à l’aide pour rejoindre son troupeau. L’irréparable de ma réincarcération me porte, avec toute la délectation d’une farce dramatique où s’échouent les prétentions de ceux qui vantent la démocratie.
Vingt ans ! / Attaché au poteau d’exécution / Si les juges soulèvent ma tête / Mon regard encore vif / Regarde les vrais coupables !

Gérard