Olibrius Humanun Est : selon Duncan McDougall, de quoi l’âme est-elle le nom ?

mis en ligne le 16 juin 2011
L’âme est une entité bien utile pour les pensées despotiques, en d’autres termes, les théologies. On stipule, et souvent on impose, l’idée qu’il y a le corps et l’âme : le corps qui est agi et l’âme qui agit, le corps qui est instinct et l’âme qui est une destinée, le corps qui ressent et l’âme qui pense, le corps qui singe et l’âme qui s’ingénie, le corps qui nous animalise et l’âme qui nous théologise, le corps qui se dégrade et l’âme immortelle.
Ce dualisme épuisant – car immarcessible – pour le penseur matérialiste, en d’autres termes, antispiritualiste, n’est pas qu’une vieille lune devenue insipide avec l’avènement des sciences biologiques et des neurosciences modernes ; il surgit et resurgit avec ténacité, aussi bien dans les propos les plus quotidiens que dans nombre de conceptions savantes. Les exemples sont pléthores. Pour l’anecdote, mais pas seulement, le SOS salutaire des marins signifie Save Our Souls : «Sauvez nos âmes» ! 1 Le prédicateur de quelque culte que ce soit réprime les corps et ne s’intéresse qu’aux âmes et à leur salut. Une grande partie de la psychologie préscientifique ou antiscientifique (comme la psychanalyse jungienne, par exemple), pourtant encore très présente, a pour élément de doctrine le dualisme de l’âme et du corps.

Comme une âme en peine
Comme toute idée suprême – en ce qu’elle est cruciale pour savoir de quoi le monde est fait et pour s’assurer d’un pouvoir sur ses habitants, pas nécessairement en ce qu’elle serait vouée à la vérité –, la notion d’âme fut défendue de maintes manières. Par la parole sacrée et indiscutable des Églises, par la seule force oppressive de la foi, ou encore par la sophistication de philosophes on ne peut plus sérieux (Descartes par exemple). Il y eut aussi les « démonstrateurs » de la réalité de l’âme qui entrèrent dans l’histoire par la petite porte du ridicule achevé… Duncan McDougall, médecin américain portant un nom à la Highlander (personnage de fiction immortel, écossais, qui renforce son pouvoir de vie en décapitant d’autres immortels), fut l’un d’eux. En 1907, dans les revues American Medicine et Journal of the American Society for Psychical Research, il publia des articles sur « l’hypothèse concernant la substance de l’âme et les preuves expérimentales de l’existence d’une telle substance », dans lesquels il prétendait avoir déterminé la masse de l’âme, et que cette dernière ne pesait rien de moins que 21 grammes. La définition de l’âme venait d’entrer dans le monde étriqué du scientisme. McDougall fut un intervenant singulier dans le débat bimillénaire à propos de la nature de l’âme car il la conçut comme une entité physique, donc susceptible d’être mesurée, alors que la notion d’âme, chez tout spiritualiste qui se respecte, se doit de posséder des caractéristiques d’impondérabilité et d’inétendue : l’âme est plus évanescente que l’évanescence même. Or, pour revenir à McDougall, il est patent que ce dernier explore son objet, l’âme, dans le cadre d’une démarche se voulant scientifique . Il produit un faisceau d’hypothèses (un truc du nom d’âme existerait, cette âme est physique, donc mesurable, elle est liée au corps et c’est la mort qui provoque la séparation du corps et de l’âme) ; il établit un protocole expérimental (c’est là que les choses deviennent particulièrement grotesques, et sordides – comme nous le verrons plus loin) ; il observe, il mesure ; il tire des conclusions. Quand on a ces idées en tête, le raisonnement impose de considérer que le corps mort sera moins pesant que le corps vif, et que la différence entre la masse ante mortem et la masse post mortem provient de l’évacuation de l’âme de son corps réceptacle. Le hic, c’est qu’il faut peser des vivants qui vont bientôt trépasser. Pas de la tarte ni du nougat, comme on dit à Montélimar… Mais Duncan est un opiniâtre. Il entreprend de poser les lits des moribonds sur des balances et d’observer la variation des masses lors du passage de l’arme à gauche. Vous imaginez la difficulté technique de l’opération, ne serait-ce que pour faire un constat de décès à une époque qui ne dispose pas des moyens actuels de monitoring. (Notons que notre médecin se moque de la question éthique comme de sa première liquette.) En sa qualité de médecin, il n’est certes pas dupe du fait que, après l’agonie, c’est la sarabande des gaz et des fluides qui s’échappent par tous les orifices disponibles, et qui produisent les émanations les plus diverses. Par conséquent, croit-il, ces multiples expulsions seront comptabilisées tout simplement parce qu’elles seront gardées dans le lit du défunt ; le docteur Jabuse veille aussi à prendre en compte l’évaporation de la transpiration du cobaye. Ah oui, j’allais oublier, ce dernier pourrait bouger, convulser, se révolter pourquoi pas, et donc fausser les mesures par ces mouvements intempestifs. Qu’à cela ne tienne : McDougall prend la précaution de n’expérimenter que sur un « matériel humain » conciliant : des tuberculeux rendus inertes par leur maladie (« Il me semblait idéal de sélectionner un patient mourant d’une affection causant un grand épuisement. La mort se produisant presque sans mouvement musculaire, la balance pouvait être plus aisément contrôlée, ce qui permettait de noter toute perte de poids avec davantage de certitude »). Le respect du trépassé est décidément une préoccupation inexistante chez notre « animologue ». Confiant dans son dispositif expérimental, il ne douta pas que toutes les variables fussent sous contrôle – ce qui est parfaitement illusoire –, et que la différence de masse, si différence il y a, ne pourra être interprétée qu’en tant que signe de l’existence d’une âme pondérable. Et, en effet, il prétend trouver cette fameuse différence de masse : « Le poids de l’âme est retiré du corps quasiment à l’instant du dernier souffle, bien que chez les sujets de tempérament oisif elle puisse rester une minute entière dans le corps. » Pour que l’histoire soit encore plus ridicule, mais cependant très instructive, il ne faut pas que j’omette les précisions suivantes. Six cobayes humains et quinze chiens ont été étudiés. D’après les mesures, les chiens font le même poids, morts ou vivants, ce qui est une bonne nouvelle pour les chiens de garde de toutes les religions : quelle hérésie de considérer que les animaux puissent posséder une âme, apanage des humains, attribut conféré par Dieu à la seule créature formée à son image. L’un des plus puissants dogmes religieux est ainsi sauf. Cela étant, à propos de la question de la scientificité des expériences de McDougall, une objection de base s’impose : les échantillons sont statistiquement non pertinents. Rien que sur ce point, l’étude peut être déclarée caduque (indépendamment même du caractère farfelu de l’hypothèse de départ et, comme nous l’avons vu, des conditions bancales d’utilisation des lits-balances). Mais le médecin n’en a cure. Des six cas – desquels il en ôte deux pour des raisons qui valent leur pesant de cacahuètes : il reconnaît avoir foiré une manip dans un cas, et note, en ce qui concerne l’autre, que les « mesures [ont été] perturbées par des opposants à l’expérience » –, il tire néanmoins un ensemble de conclusions auxquelles il veut donner… tout leur poids : l’âme existe, elle est le propre de l’homme, elle est matérielle puisque pesée, et, cherry on the cake, elle a un poids de 21 grammes.

Quelle leçon tirer de cette histoire ?
Que la science n’est pas ce quantitativisme obtus qu’exhibe un McDougall et que cette compulsion de la mesure est stérile parce qu’initiée par une idée elle-même stérile. Faire science, c’est, au départ du processus de connaissance, émettre une idée – une « idée préconçue », comme disait le physiologiste Claude Bernard dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), autrement dit, une idée déjà élaborée, soupesée – une idée qui fût donc une idée prometteuse, une hypothèse que celui qui la propose souhaite d’une grande portée heuristique (terme signifiant « qui contribue à la découverte »).

Leçon bis
L’exercice est délicat, mais on peut tenter de transposer cet épisode somme toute falot à notre époque. Selon des procédures, des moyens techniques et une échelle autrement plus développés, les nucléolâtres ne forment-ils pas des manières de convaincre qui, à y regarder de près, sont aussi dérisoires que les lits-bascules de McDougall ? Les hypothèses à prouver – (I) l’innocuité des centrales nucléaires, leur infaillibilité en situations sismiques ou terroristes ; (II) l’impossibilité d’une alternative énergétique – s’avèrent celles-là mêmes que les zélateurs de l’atome posent au départ de leur raisonnement : l’énergie électrique d’origine nucléaire est la plus sûre qui soit et la seule qui puisse être. Quatre mois après l’explosion de la centrale de Tchernobyl, Morris Rosen, alors directeur de la sureté nucléaire de l’Agence internationale de l’énergie atomique 2, déclarait : « Même s’il y avait un accident de ce type tous les ans, je considérerais le nucléaire comme une source d’énergie intéressante » (Le Monde, 28 août 1986). En 1987, au cours d’une audition parlementaire du Conseil de l’Europe sur les accidents nucléaires, le même – que nous prenons ici en tant qu’archétype du bureaucrate nucléolâtre – n’en finit pas de vider son sac à mensonges : « Les accidents comme Tchernobyl sont inacceptables mais les risques, comparés à ceux d’autres moyens de production d’énergie, peuvent être tolérables pour la société. » Il poursuit avec ces poncifs risquophiles : « Un accident nucléaire grave n’est pas impossible, mais il est très improbable. L’accident de Tchernobyl n’est pas acceptable, mais comparé à ceux que comportent d’autres sources d’énergie les risques qu’un tel accident se produise pourraient être tolérables. » « Un accident nucléaire n’est certainement pas tolérable pour l’individu, mais pourrait être tolérable pour la société. » « Tchernobyl a déjà illustré ce qui pouvait se produire dans les pires conditions, et la population soviétique a survécu. Quant au Japon, ce pays a l’un des programmes nucléaires les plus ambitieux au monde, en dépit des deux bombes atomiques qui ont été lâchées sur lui pendant la guerre 3. »
Près de vingt-cinq après, ce n’est pas sans colère et dépit qu’on lit cette dernière phrase – si prégnante après Fukushima – dans l’air vicié de notre époque où les frasques ancillaires d’un « parrain » du capitalisme globalisé pèsent plus lourd – ô combien – dans les médias de masse 4 que la situation au Japon.
Remarquons, pour finir, que les autoproclamés « climato-sceptiques » (Claude Allègre et consorts, parmi lesquels un géographe nippon ni mauvais), généralement docilement nucléolâtres, usent des mêmes sophismes, des mêmes entorses à la rationalité, des mêmes fraudes de la pensée. Mais c’est une autre – et longue – histoire, sur laquelle j’aurai sans doute l’occasion de revenir dans un article consacré à l’épistémologie de la modélisation du climat.

Conclusion
Au-delà du grotesque de ce qui pourrait n’être perçu que comme une simple anecdote historique, au-delà également du sale goût laissé par le récit des expériences conduites sur des sujets humains dans de si innommables conditions de mépris de leurs derniers instants, il y a sans doute – par effet de contraste avec ce simulacre pathétique de science – une ultime et néanmoins indécise leçon, que chacun développera à sa guise, sur la subtilité et la force probante de la science authentique, celle dont nous avons voulu donner quelques aperçus dans la rubrique « Sciences » du Monde libertaire durant cette année.




1. En code Morse, cela s’écrit « ti ti ti ta ta ta ti ti ti » (rien à voir avec les savoureux « titatas » avec lesquels l’un de nos amis truffe ses éditos du Monde libertaire). C’est par commodité mnémotechnique que cette suite de trois points, trois traits, trois points sans intervalles fut adoptée. Cette signification, ainsi que celle plus terre à terre – bien que s’agissant de mer – de « Save Our Ships » (Sauvez nos navires) ne lui fut accolée que plus tard, par un processus appelé rétro-acronymie (le fait d’attribuer après coup un sens à un acronyme ou un signe initialement choisi pour une autre raison).
2. Organisation internationale, placée sous l’égide de l’Onu, comportant 139 membres. D’après ses statuts, son rôle est d’assurer un usage sûr et pacifique des technologies nucléaires via les inspections des installations, la publication de recommandations visant la sûreté des installations. Elle est de facto une agence de promotion de cette source d’énergie.
3. Propos rapportés par La Gazette du nucléaire (n° 84-85, janvier 1988), publication du Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (http://resosol.org/InfoNuc).
4. C’est-à-dire là où la somme des intelligences des industriels de l’information qui désinforment et des trop nombreux spectateurs qui l’ingurgitent sans broncher équivaut au poids de l’âme selon McDougall…