Arborescence AnAr Armand Robin : encore plus, plus que jamais ! Partie 2

mis en ligne le 12 mai 2011
1635ArmandRobinParler-monde
Du « génie » de la langue qui soutient l’incomparable activité de Robin, attestent ses textes de « non-traduction » publiés et diffusés, offerts à quiconque veut s’en saisir et s’en faire fructifier. Poésie sans passeport rassemble les émissions de radio consacrées aux poètes qu’il nous fait entendre : hongrois, russe, arabe, suédois, breton, néerlandais de Hollande et des Flandres, italien, finlandais. Écrits oubliés produit des textes provenant des domaines russe, allemand, espagnol, finlandais, tchèque, polonais. Les éditions Le Temps qu’il fait – label reprenant en hommage le titre de l’unique « roman » de Robin, son texte le plus accompli et personnel, si l’on peut dire – ont publié notamment Quatre poètes russes : Essenine, Blok, Maïakovski, Pasternak (1985). Etc. Ces parcours effectués, l’outre-écoute, à visée poétique, des plus empoignants auteurs de la littérature mondiale, se doublent chez Robin d’une valeur inverse, vouée à l’asservissement et à l’avilissement de l’homme : une écoute et outre-écoute des discours de l’actualité la plus immédiate et la plus ordinaire, discours de bas étage ou de « bas-fonds », dit-il, langue de lattes (rampante) et de blattes (puante), « sous-langage » dit couramment « langue de bois », qui caractérise, en sa visqueuse « transparence », le parler idéologique et politique à visée de propagande – c’est le parler ininterrompu du mensonge et de la belligérance qui, effet médiatique planétaire le plus patent et crispant d’une dite « mondialisation », accède aujourd’hui à un statut triomphal de parler-monde.
« Sous-langage » ou pidgin-langue des « bas-fonds », le parler-monde est une sorte de « novlangue » à la Orwell dont les misérables borborygmes expectorés par Big Brother s’ouvriraient pour laisser couler à flots les pires fielleuses jactances de l’insignifiance. Robin l’a accueilli, méta-physiquement (« règne métaphysique inversé »), durant des nuits entières, dans une étrange et lucide torpeur, une extatique fatigue, un non-repos nocturne où les mots lui tombaient sur le crâne telles de rafraîchissantes hallebourdes. Il nous semble le voir s’abandonnant à l’attention flottante d’une troisième oreille, une non-oreille, dirait-il, n’oreille tympanisant tous azimuts. Cela s’appelle La fausse parole (1953 – l’année qui vit crever le Staline, le « Koba » de certains « intellectuels » français pissant d’admiration !). Qu’est-elle, en vérité ? Tout, étendu sur la couche du « rien ». En nos mains, cet objet : un « infra-mince » volume d’à peine une petite centaine de pages, en lettres très lisibles montant aériennes sur vélin blanc. Bulles de mots s’élevant au-dessus du déversement des postes de TSF, elles s’offrent d’abord en espèces de frémissants fumetti « poétiques » traversant les séquences en bande dessinée d’un insolite patchwork de textes. L’ouverture annonce d’emblée la couleur, avec ce titre du premier chapitre au surréalisme rugissant de grâce : « Le lion mit à sécher son burnous dans la rivière » – phrase extraite d’un manuel d’arabe littéraire utilisé par Robin, et qui nous engage sans coup férir dans le processus de sèche ivresse qu’il revendique.
Nous prennent au corps ces quelques propos de vertigineux éveil : « Qu’ai-je besoin d’ensommeillement, puisque je lampe, jusqu’à l’ivresse, du non-être ? Si je tiens encore quelques instants dans la vie d’autrui, je pourrai paraître dans les premières lueurs en danseur titubant, en sobre ivrogne exécutant les figures du non-moi./Quand enfin, très rond visage rougi de tout le sang répandu cette nuit, surgira le vaniteux soleil, je serai en état de porter en un règne d’au-delà le sommeil vers ces hommes lamentables qu’on appelle puissants, ainsi que vers des enfants malades, un vase plein de lait dont il faut que rien ne tombe, ma tête labourée de toutes les paroles qui font le mal, ma tête lézardée de tous les événements qui cassent, tête en toute antitête entêtée, tête fatiguée d’une fatigue d’outre les fatigues et par là changée en plus inlassable, inlassée tête. » « Je connais dans toute leur plénitude toutes les très blanches extases de la fatigue, drogue à faire oublier temps et espace. » « Et que ferais-je, m’ajoutais-je, de leurs vacances ? Ne suis-je pas absolument vacant à tout instant ? Rien de moi ne m’habite : ahan par ahan m’ahannant, me désertant implacablement, je me crée en successif autre ; grâce au non-but et au non-calcul, authentiquement je vaque. » « Sans parole, je suis toute parole ; sans langue, je suis chaque langue. D’incessants déferlements de rumeurs tantôt m’humectent et me font onde, tantôt m’affleurent comme un destin de calme promenade et me font sable, tantôt me choquent et me font roc. Je m’allonge en très immense et très docile plage où de vastes êtres collectifs, nerveux et tumultueux, abordent en gémissant élémentairement. »
S’il évoque, pour s’en écarter, dans un court dialogue de trois petites pages intitulé Le beau feu de bois flambant, l’idée qu’il aurait inauguré « un genre littéraire nouveau : celui de la satire métaphysique », on peut retenir, au moins, de « satire », une rigueur caustique dessoudant la fausse parole, et de « métaphysique » le renvoi aux fondements même de la parole, tant « fausse », celle qui tue, qui pratique « la mise à mort du verbe » (tuer, en argot : « dessouder »), que celle qui tente d’accéder à l’« être »-« non-être » de l’homme, celle qui s’efforce de se réaliser dans la poésie en donnant claire voix aux « signes de l’homme » et qui trouve son expression « la plus » impressionnante dans cette œuvre aussi accomplie qu’inaccomplie, Le temps qu’il fait, qu’il conviendrait de qualifier, reprenant les néologismes qu’il forge dans sa traduction de trois courts textes de Goethe (Mahomet, Satyros ou le faune fait Dieu, Les Dieux, les Héros et Wieland), de « ondulerrante » et « démuraillée ». Nous voyons par exemple affleurer l’essence de l’amour dans sa traduction des strophes du poète arabe anté-islamique du VIIe siècle, Imroul’qaïs, « transduction » qui le conduit à prononcer ce jugement liant et confrontant en grâce amour, poésie et éthique – peut-être « la plus » belle (superlative) définition jamais donnée de l’érotisme, que je souligne : « L’antique arabe… en son arabe quasi araméen, apportait la preuve que le mieux à faire est de mêler une sorte de seigneuriale honnêteté aux choses de l’amour et de les chanter telles qu’elles sont en innocence entière et sur un très haut ton. »

On EN veut encore plus, de l’Arborescence Robin
La fausse parole s’énonce, grasssement, dans les discours de propagande qui est une des vocations majeures de la radio, et en plus grandiose encore de la télévision, que l’« on » présente, émule de King Kong, comme la « Huitième Merveille du Monde ». Elle trouve ses productions jumelles (radio-télé) dans le discours publicitaire, tellement incrusté dans le paysage et l’âme modernes qu’il est comme « naturalisé » : la publicité gobe le réel, en elle le fond et le digère, et l’homme gobe la publicité, en fait ses « basfonds » et s’en gratifie. À quel point l’infamie publicitaire diffame l’être humain en son essentielle humanité, on a peine à l’imaginer – l’imagination étant elle-même la proie privilégiée des « pavloviseurs » professionnels. Les radios russes, staliniennes, fournissent à Robin des matériaux surabondants et « idéals » (« Staline, tu es la Parole ! Staline, tu es la Paix ! Staline, tu es la Vérité et la Vie ! » – des cohortes de « pavlovisés » français gobèrent ces paroles) pour l’illustration et l’analyse de la fausse parole, et notamment pour ses Bulletins d’écoute, rédigés au cours de ses longues nuits d’outre-écoute et d’outre-fatigue, et distribués à des abonnés aussi divers que « le Quai d’Orsay, le comte de Paris, le Vatican, la Fédération anarchiste, Le Populaire, Le Canard enchaîné, La Gazette de Lausanne » (d’après Skol Vreizh, n° 12, 1989) et quelques autres, dont le général de Gaulle. Mais, même « oreilles closes » (dit-il), les voix lui arrivent de partout, telle par exemple cette émission en pakistanais lancée par une radio italienne (qui, au Pakistan, la recevra, se demande-t-il).
Le principe qui règle son écoute et ses interprétations est celui que formula Péguy (que Robin, dans un dense et lumineux article, présente comme le « poète » d’une « véritable révolution socialiste », sous l’égide de « ces multiples mères obscures » chantées par le poète) : ce n’est pas ce que vous dites qui m’intéresse, c’est comment vous le dites. Comment : cela s’entend comme outre-écoute des voix, intonations, rythmes, musiques, rhétoriques, reprises obsessionnelles des images et des mots aux résonances arborescentes… Le comment d’aujourd’hui, avec le triomphe de la télévision – que Robin a connue à ses débuts, lorsque, dit-il, « luisante et avenante », « jeunette encore, elle se tenait modestement » –, c’est aussi, à profusion, toutes ces têtes qui s’entêtent à partout téter l’écran-blanc-seing (ils ont « carte blanche » pour toutes les menteries possibles), à sans cesse occuper réoccuper suroccuper ma-ma-Télé, avec mimiques, clins d’œil égrillards ou regards profonds, bouches et dentures à sourires, palpitations de narines, gesticulations, le tout en parallèle avec les tenues de voix – congrues ou incongrues. Telle est la cuistre ou autiste « niaiserie » de tous ces coureurs de télé qu’ils croient pouvoir pousser leur avantage de se pavaner enrôlés fardés en postures d’icônes sur écrans télé – paons lâchés tout plumage déployé en roue libre tournant folle (et qu’EN voit-on ?).
Spectacle « effrayant », dit Robin, que cette domination quasi totalitaire d’« éperviers mentaux », « fantômes verbaux rapaces », « assassins des âmes… riants et gras de certitude », « carnassiers mentaux en quête de pâture » – acharnés à « dompter, à magnétiser de loin des millions et des millions d’hommes » – « chape d’hypnose… télédescendue sur des peuples entiers de cerveaux. ». Ces « redoutables opérations de domination à distance » (elles expriment le vrai pouvoir, et son arme le mensonge !) créent « une inédite variété d’aveugles » – et l’on déplore que, parvenu à ce point de masse critique, Robin ne pousse pas plus avant ses arborescences de langues et de voix : on EN veut plus, on EN redemande, on veut boire jusqu’à plus soif et jusqu’à l’ivresse et la lie à ses outres d’écoutes, le suivre en ses époustouflants « ahans » (son mot-force) logés en ce EN obscur, mystérieux (ainsi faut-il entendre notre « EN vouloir à Armand Robin ») qu’il veut placer sous les lumières des « facultés de l’entendement » (« entendre », « entendement » – c’est même racine et même voie pour Robin). On lui EN veut enfin de nous laisser, ses feux d’artifice lancés, « déconcertés » – lorsqu’au terme de sa haute voltige dans les « bas-fonds » de la langue, s’EN prenant aux « mathématiciens quantitatifs [représentants d’une science de la quantité, dominatrice, totalitaire, raide, mécaniste et dogmatique], maîtres du Pouvoir réel », il conclut, pour affronter l’« enjeu de la lutte », sur cette apparemment modeste proposition, qui porte loin : « Commençons par les déconcerter. » Songeait-il à l’ouvrage du révolutionnaire Ante Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, témoignage de son expérience des prisons staliniennes et du goulag, où pareille « déconcertation » est chargée d’une puissance critique et d’une exigence de résistance aptes à tenir en respect la violence assassine du mensonge dans lequel nous baignons ? Est-ce utopie, alors, que de vouloir, aujourd’hui, passionnément, tout faire pour nous retrouver, par la force de l’entendement – au pays du mensonge DÉCONCERTÉ ?