Les luttes syndicales des années 1970 et 1980

mis en ligne le 5 mai 2011
1634ComiteEspagneLibreJe reviens à l’après-1968 : toute une série de camarades, des vieux militants de la RP [Révolution prolétarienne], des autres groupes, de la Fédération anarchiste, de l’Union des anarcho-syndicalistes, des indépendants comme Lecoin, etc., décident de se réunir pour faire quelque chose… Ils se rencontrent dans une, puis plusieurs conférences nationales, à la Bourse du travail déjà, et ça discute, longtemps… De fil en aiguille naît un mouvement, enfin, un petit mouvement, qui prend comme nom Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste (Alliance syndicaliste) et qui se veut un regroupement d’anarcho-syndicalistes des différentes confédérations. Je suis partie prenante de cette création. Il reste entendu que chaque militant un peu averti du mouvement est venu jeter un petit coup d’œil pour voir ce qui se passait au cours des conférences nationales ; puis il est reparti chez lui. Chez lui, ce sont les groupes anarchistes « spécifiques ».
Or, le mouvement « spécifique » libertaire est en pleine révolution, si on peut dire…
Une scission s’est produite à la Fédération anarchiste, et une partie des groupes scissionnistes ont fondé l’Ora (Organisation révolutionnaire anarchiste), qui a eu, pendant quelque temps, une certaine influence. C’est de cette organisation que provient Alternative libertaire.
L’orientation qui dominait, à l’époque, consistait à constituer des collectifs autonomes d’entreprise, et nombre de jeunes militants snobaient les syndicats. Beaucoup de copains, dont Thierry Renard et Patrice Spadoni (tout jeunes mais qui sévissaient déjà) ont fait leurs premières armes dans ces collectifs. Ils diffusaient un bulletin appelé Le Postier affranchi. J’allais oublier Henri Cellier, qui est aujourd’hui à Sud-Rail. Les débats allaient bon train dans tout le mouvement ; la plupart des questions politiques qui avaient été étouffées par le stalinisme étaient examinées de nouveau : les collectifs ouvriers étaient-ils des embryons de soviets ? On reparlait de la gauche allemande, de l’AAUD et du KAPD, le parti communiste ouvrier allemand, les vrais gauchistes, les gauchistes historiques…
Vers 1974, à l’occasion de deux grèves importantes, celle des postes et celle des banques, les copains les plus lucides ont finit par constater que les collectifs ouvriers ne servaient à presque rien dans les grèves : ceux qui décidaient, c’étaient les syndicats. Les grèves étaient commencées par les syndicats, gérées par les syndicats, terminées par les syndicats. Il y avait toujours moyen de faire un petit peu quelque chose dans les entreprises et les centres de tri, mais rien de déterminant. Un débat dans l’Ora s’est donc amorcé pour changer de position, c’est-à-dire pour commencer à investir des militants dans le mouvement syndical, indépendamment des collectifs ouvriers qui, pour la plupart, disparaissaient assez vite.
Ces débats et questions théoriques : certains parlaient de synthèse entre le marxisme-léninisme et l’anarchisme ou d’un nouveau concept dit « dictature anti-autoritaire du prolétariat » ont déclenché une scission : l’Organisation communiste libertaire (OCL), très affaiblie aujourd’hui, et, sur la nouvelle orientation, l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL) qui deviendra Alternative libertaire.
Ces derniers ont alors fait la « tournée des popotes » pour tenter des rapprochements. L’incompréhension de nombreux anarcho-syndicalistes sur l’évolution de ces copains (et peut-être des questions de génération) ont fait que l’Alliance et l’UTCL n’ont pas fusionné, on peut peut-être, aujourd’hui, le regretter…
Depuis, nous avons néanmoins réussi à faire des choses ensemble. En soutien à la lutte antifranquiste, par exemple, lorsque Puig-Antich a été garrotté ou que deux militants basques, Garmendia et Otaegui, ont été assassinés. À l’Alliance, nous étions en rapport avec Frente libertario, une tendance de la mouvance espagnole, dont l’un des animateurs principaux, Fernando Gomez-Pelaez, était correcteur aux dictionnaires chez Larousse ; avec cette tendance, nous avions constitué une association de défense nommée Comité Espagne libre, dont le président était mon ami et camarade Alain Pécunia. Dans notre comité d’honneur, nous avions André Devriendt, secrétaire du syndicat des correcteurs, et Eugène Descamps, secrétaire de la CFDT. Soit dit en passant, tant que ce dernier est demeuré aux affaires, la CFDT est restée sur une ligne de gauche ; lorsqu’il est tombé malade, la dérive a commencé. On était sans cesse forcés de faire des actions publiques au sujet de l’antifranquisme, et nous avions l’espoir que la CNT pourrait se reconstituer dès la disparition du dictateur et retrouver au moins une partie de sa force. Avec René Berthier, je suis allé à Madrid rencontrer des militants libertaires qui commençaient à réapparaître. Enfin, je n’entre pas dans les détails parce que pénétrer dans le mouvement espagnol, c’est comme aller dans un labyrinthe dont on ne sort jamais.
Pour revenir à l’Alliance syndicaliste, c’était un courant proprement syndicaliste dont je faisais partie avec quelques autres, et qui a duré jusqu’en 1980. Il y a eu beaucoup de travail de fait, du travail d’opposition, de création de syndicats ou de structures interprofessionnelles. Par exemple, nombre de copains de l’Alliance ont participé à la création du Sycopa, le syndicat parisien du commerce, qui vient de quitter la CFDT.
Agone : L’Alliance syndicaliste fonctionnait comme une tendance ?
J.T. : Oui, une tendance anarcho-syndicaliste : l’idée était de constituer une coordination des syndicalistes révolutionnaires dans les syndicats, et d’élaborer une politique commune ou convergente, entreprise qui s’est révélée, en fait, extraordinairement difficile. On ne manquait pas d’illusions à l’époque, mais on s’est heurtés au fait que beaucoup de militants étaient d’abord des militants de leur confédération avant d’être des militants libertaires ou anarcho-syndicalistes, ou syndicalistes révolutionnaires.
Nous avons découvert ce « nationalisme confédéral » en particulier avec les camarades de Force ouvrière, surtout implantés dans la Gironde et la Loire-Atlantique, qui étaient d’abord des militants de Force ouvrière, dont l’objectif était de promouvoir et de défendre Force ouvrière sans le moindre esprit critique. Leur objectif réel était que le plus de militants possible de l’Alliance entrent à FO. Or, quasiment aucun soixante-huitard libertaire ne voulait se syndiquer à Force ouvrière, pour des raisons qui, à l’époque, étaient évidentes : FO conduisait, dans la plupart des secteurs et des entreprises, une politique épouvantablement droitière. Presque tous les militants qui se reconnaissaient peu ou prou dans le mouvement de mai 1968 entraient à la CFDT, qui apparaissait comme la plus progressiste. Concrètement, dans les luttes ou les revendications, elle l’était d’ailleurs à ce moment-là, jusqu’à l’arrivée d’Edmond Maire, avec qui l’inflexion droitière s’est amorcée. Il y a eu alors une rupture avec les anarcho-syndicalistes supposés de Force ouvrière, qui étaient très proches des lambertistes de l’OCI. Sans doute existait-il, à l’époque, une sorte de pacte entre les deux groupes, et quelques « anarcho-syndicalistes » espéraient améliorer leur rapport de forces en s’appuyant sur un regroupement comme l’Alliance.
Agone : Il y avait combien de personnes à l’Alliance ?
J.T. : Cent à cent cinquante, ça dépendait des moments.
La plupart sont à la CNT maintenant, ou à Sud, enfin ceux qui militent encore…
Dans la région parisienne, l’Alliance avait quelques militants dans les services municipaux, qui ont créé une union locale CFDT dans les 8e et 9e arrondissements. Quelques camarades de l’Alliance militaient aussi à l’Union locale (UL) de la CFDT du 10e ; pendant le conflit du Parisien libéré, de 1975 à 1977, ils ont donné divers coups de main aux copains du livre. Dans les Hauts-de-Seine, au début des années 1970, l’Alliance et l’Ora, qui fonctionnaient ensemble dans ce secteur, ont obtenu une bonne implantation, en particulier dans le secteur interprofessionnel, à partir des services, des enseignants et des métaux. Je me souviens qu’un camarade se déclarant libertaire, et qui fut secrétaire de l’Union départementale (UD) à Boulogne, se réjouissait que chacune des UL du département possédait un équipement technique et un collectif militant qui lui permettaient de soutenir activement les mouvements locaux. En outre, nous avions réussi à faire embaucher à l’UD, comme permanent technique, un vieux camarade espagnol, Antonio Barranco, qui se chargeait, entre deux tirages de tracts sur la machine offset du sous-sol, de la formation syndicaliste improvisée des militants qui venaient chercher du matériel…
Dans le Val-de-Marne, le secrétaire de l’UD était sympathisant de l’Alliance ; il fut de tous les combats de l’Alliance, et les militants de l’Alliance lui apportèrent tout le soutien possible dans les luttes du département ; je me souviens, en particulier, de la reprise de la production, durant une grève, d’une usine de fabrication de biscuits. Un des militants fondateurs de l’Alliance, Serge Aumenier, ingénieur à l’Aérospatiale, fut longtemps trésorier ou trésorier adjoint de l’Union parisienne des syndicats des métaux (UPSM) de la CFDT. Serge et quelques-uns de ses copains, après qu’ils eurent été décentralisés aux Mureaux, firent un gros travail dans l’UD des Yvelines et les UL de la vallée de la Seine. À l’époque, un syndicat maison plus ou moins fasciste régnait à Simca-Poissy, la CFT. Le secrétaire et l’employée du syndicat du bâtiment local étaient adhérents de l’Alliance. Dans la santé et le social, l’Alliance avait beaucoup de contacts et quelques militants ; la plupart de ces derniers sont aujourd’hui à Sud-CRC-Santé-Social.
Enfin, à partir des quelques correcteurs adhérents de l’Alliance, René Berthier, Alain Pecunia, Thierry Porré, Pascal Nürnberg et moi-même, nous avons eu quelques rares contacts avec la CGT ou la CFDT dans le livre. Dans la région de Bordeaux, un groupe de copains qui travaillaient à la Société européenne de propulsion (Sep) décidèrent de quitter FO pour s’affilier à la CFDT, ce qui n’améliora guère les relations avec ceux qui s’y appelaient anarcho-syndicalistes. De proche en proche, ces copains réussirent une implantation dans les métaux et d’autres secteurs, comme l’enseignement. Puis quelques-uns d’entre eux ont obtenu des responsabilités à l’UD-CFDT de la Gironde, y compris dans son bureau.
Il est évident que, une fois membres du bureau de l’UD de Gironde, les camarades ont commencé un travail de sensibilisation sur divers thèmes du syndicalisme révolutionnaire, les revendications, évidemment, mais aussi sur le contenu de l’autogestion – mot d’ordre officiel de la CFDT depuis son congrès de 1970 – et de l’indépendance, alors qu’avec le Parti socialiste on commençait à parler « d’autonomie engagée ». La majorité de la direction de la centrale commençait alors son inflexion pour essayer d’amener l’énorme masse de nouveaux adhérents – peut-être un demi-million –, plus ou moins influencés par les idées de mai 1968, vers la version syndicale de la démocratie chrétienne qui était, comme on a pu le constater plus tard, son idéologie réelle, en tout cas de ceux qui, autour d’Edmond Maire et de la direction de la chimie, allaient conduire le tournant droitier. Les deux démarches ne pouvaient que se heurter. En plus, à plusieurs reprises, les copains avaient diffusé des tracts antimilitaristes dans les gares lors des départs des appelés du contingent.
Vers 1976, la direction de la centrale a dissous le bureau de l’UD et renvoyé les militants dans leurs syndicats d’origine. Dans le même temps, le copain délégué syndical de la Sep, Vladimir Charov, fut licencié avec l’accord du ministère du Travail. Évidemment, nous avons fait le maximum de bruit autour de l’affaire. Peine perdue : la direction se moquait de tout ce qu’on pouvait dire, avec encore plus de mépris que les « stals ». En plus, comme souvent durant ces années-là, les autres courants d’extrême gauche voyaient l’exclusion d’un membre d’une chapelle voisine comme la disparition d’une concurrence.
Ainsi les « cathos » ont pu appliquer sans trop de difficultés la bonne vieille technique du salami à presque toute leur opposition.
On voit combien l’échec de la construction de la CNT dans l’immédiat après-guerre a pu avoir des conséquences néfastes. Si les anarcho-syndicalistes, au lieu de se disputer sur des abstractions, avaient eu la conscience révolutionnaire de constituer une organisation syndicale minimale, même de quelques milliers de membres, ils auraient pu offrir ce recours à tous les syndicalistes combatifs qui se sont fait expulser des grandes confédérations après 1 968. Cet échec historique nous est apparu avec encore plus d’acuité dans l’affaire d’Usinor, à Dunkerque.
Agone : L’affaire Usinor-Dunkerque : un cas d’école ?
Au tournant des années 1980, lorsque nous entrons en contact avec la section CFDT de cette grande usine, plus de dix mille personnes travaillent dans l’entreprise et la section représente plusieurs centaines de cartes et environ 30 % des voix aux élections professionnelles. C’est à la suite d’articles parus dans Libération que nous y allons. Nous rencontrons là-bas quelques-uns des sidérurgistes qui animent la section et qui ont des problèmes avec l’appareil de la CFDT. Dès les premiers moments, Serge et moi avons été très touchés par ces rencontres. Alors que, souvent, lors des prises de contact, nous nous lions avec la mouvance gauchiste (par exemple dans la santé ou l’enseignement), pour l’essentiel, les camarades que nous rencontrons à Dunkerque sont de purs produits de la classe ouvrière du Nord, aussi durs à la peine que solidaires dans l’épreuve. Ils se méfiaient de nous, d’ailleurs. Pour des raisons que nous n’avions pas perçues tout de suite, ces camarades gênaient, mais on pouvait deviner, par le récit qu’ils nous faisaient des ennuis qu’ils commençaient à avoir avec le syndicat local, l’UD du Nord ou la Fédération des métaux, qu’on allait leur faire un sort sinon à tous, au moins à un certain nombre d’entre eux, sûrement les plus actifs. Ils ne nous ont pas cru, quand on comparait leur situation à celles de Bordeaux, de Lyon-Gare ou d’autres.
Ce n’était pas des militants oppositionnels mais des syndicalistes actifs, sans états d’âme concernant l’orientation et la direction de la CFDT. L’essentiel de leurs activités consistait à combattre leur patron. Plus tard, ils nous ont confié qu’ils n’avaient pas vraiment compris la campagne lancée par Edmond Maire contre les « coucous », qui était alors en phase très active. Les coucous, c’étaient les militants d’extrême gauche qui déposaient leurs œufs dans les nids de la CFDT. Ceux qui formeront Sud ou le CRC seront les « moutons noirs ». Les camarades d’Usinor ne croyaient pas que les coucous, c’étaient eux, tous ceux qui, pour une raison ou une autre, déplaisaient aux démocrates chrétiens de la direction confédérale.
À Usinor-Dunkerque, les camarades avaient un coucou (un sur dix mille) prénommé Frank, plus ou moins venu de la mouvance « mao-spontex » et, disaient-ils en riant, ils l’avaient « bien en main » !
Ils n’ont pris aucune précaution, bien que nous le leur ayons suggéré, pour se protéger contre l’orage qui arrivait. Par exemple, ils n’ont pas cherché à se constituer en syndicat d’entreprise pour avoir un statut de personne morale ; ils sont restés en section syndicale. Aussi, lorsque les exclusions sont arrivées, dans la commission exécutive du Syndicat métallurgique de Dunkerque, ils ont été minoritaires. Les bureaucraties savent organiser les majorités !
Un certain nombre de militants furent jetés de la CFDT comme des malpropres. Et Frank fut licencié…
Agone : Qu’allaient faire les sidérurgistes combatifs d’Usinor-Dunkerque pour continuer le bon combat ?
J.T. : La CGT ? Depuis dix ans, ils polémiquaient avec ses membres. Le groupe de militants expulsés nous a chargés d’explorer toutes les solutions possibles. À cet effet, je rencontrai même, à la Bourse, mon camarade Pepito Rosell, vieil anarcho-syndicaliste espagnol, pour examiner un recours à FO, où il s’était réfugié dans les années 1950. Après ça, ne me dites pas que je suis sectaire ! Peine perdue.
Dans la région du Nord, nous ont informé les copains d’Usinor, FO-métaux, c’est le RPR ! Ils ont refusé nos solutions et se sont lancés, avec comme seul appui un petit groupe d’anarcho-syndicalistes, dans la constitution d’un syndicat autonome, fièrement nommé Syndicat de lutte des travailleurs d’Usinor-Dunkerque (SLT). On ne peut s’étendre sur les innombrables difficultés qu’ils ont dû affronter, ne serait-ce que pour se faire connaître des travailleurs, puis pour être reconnus comme représentatifs dans l’entreprise… En tout cas, ils ont obtenu la représentativité. Mais beaucoup se sont lassés et ont quitté l’entreprise. Nous les avons aidés, par des contacts ou une aide matérielle. Je me souviens que nous leur avons offert une machine SAM à imprimer les tracts. Après l’exclusion, ils n’avaient plus rien, ni local, ni papier, ni machines, ni trésorerie…
Il faut souligner combien nous étions démunis, avant l’apparition de Sud et la renaissance de la CNT.
Nous n’avions rien en magasin à proposer aux camarades qui se faisaient jeter.
Ah ! J’oubliais : la véritable raison de la décapitation de la section CFDT d’Usinor-Dunkerque, c’était évidemment la préparation de la modernisation de l’outil sidérurgique français, Dunkerque et Fos, qui allait s’accompagner de divers regroupements, de fusion et de nombreuses pertes d’emplois. La section, dans son état premier, aurait pu créer de vraies difficultés à l’actionnaire principal, à savoir l’État français. Un nettoyage préalable s’imposait, et la direction de la CFDT s’en fit la complice. Nous avions eu des contacts quelque temps auparavant avec Longwy et Thionville, la sidérurgie lorraine. Il y avait deux ou trois copains de l’Alliance dans le coin, qui travaillaient avec des camarades de l’OCL et d’autres personnes plus ou moins d’extrême gauche. Malgré la détermination de tous ces copains et des ouvriers lorrains à défendre leur boulot, toute leur résistance fut lestée par un terrible handicap : la volonté politique des employeurs de déplacer la fabrication de l’acier vers les ports et d’abandonner la Lorraine et sa « minette ». Les immenses usines de Longwy et de la région resteraient en l’état mais le minerai serait traité à Dunkerque.
Parce qu’une vraie résistance était possible, il fallait détruire, démoraliser et chasser ceux qui étaient en capacité d’organiser cette lutte.
Agone : Est-ce qu’il y a une continuité entre l’Alliance syndicaliste et la CFDT, puis les mouvements qui sont issus de la CFDT ?
J.T. : Les camarades de l’Alliance, comme les autres libertaires qui étaient à la CFDT, faisaient partie de l’opposition. Cette opposition, plurale et qui s’est peu à peu coordonnée, a réussi, par exemple en 1988, à organiser à Paris un rassemblement du 1er Mai avec la CGT et quelques autres. Cette coordination et cette initiative commune sont la cause profonde, selon Élisabeth Claude, des mises sous tutelle des « moutons noirs » de 1988, qui ont abouti à la création du CRC-Santé-Sociaux et de Sud-PTT. Alors que la cause apparente, ce sont les grèves des « camions jaunes » aux PTT et des infirmières de la Coordination.
Agone : Que peut-on dire encore de l’Alliance syndicaliste ?
J.T. : Une des choses les plus originales que nous ayons inventées, c’est la pratique de la « contre-fraction ». Qu’est-ce qu’une contre-fraction ? Dans une organisation syndicale où des fractions politiques tentent de monopoliser les postes de direction, c’est proposer aux adhérents de constituer une structure plus ou moins clandestine d’opposition avec comme objectif de rétablir la démocratie et le pluralisme syndicaux.
Dans cette contre-fraction, les anarcho-syndicalistes sont le noyau et ils s’emploient sans cesse à développer la surface de la contre-fraction, en faisant appel à tous ceux qui veulent que le syndicat appartienne aux syndiqués et non au PCF ou à la LCR ou encore à la social-démocratie chrétienne. Il ne s’agit nullement d’une fraction anarchiste (elle n’a pas de programme anarchiste) mais d’une plate-forme de rétablissement de la démocratie, des élections pour les postes de responsabilité, des assemblées générales pour gérer les luttes et discuter des accords.
Agone : Quels ont été les effets du programme commun et l’arrivée des socialistes au pouvoir ?
J.T. : C’est difficile à expliquer dans le détail. À la victoire électorale de Mitterrand, on a tous pensé que c’était fini, pour un certain temps… On avait perdu partout…
Beaucoup de camarades avaient été exclus ou « renvoyés à la base ». Par exemple, les camarades de la chimie de Grenoble n’avaient plus de responsabilités. Les camarades qui étaient à l’UD des Hauts-de-Seine en avaient eu marre. Le secrétaire de l’UD du Val-de-Marne, qui avait abandonné son mandat et s’était fait embauché par l’Agence pour l’économie d’énergie, avait arrêté la lutte. Serge Aumenier venait de perdre son mandat à l’UPSM. Le copain qui était secrétaire du syndicat du bâtiment de Versailles avait non seulement été viré de la CFDT, mais n’avait plus de travail. Il y en avait d’autres… Enfin, beaucoup de secteurs de l’opposition, en particulier ceux où se trouvaient les anarcho-syndicalistes, avaient été laminés. Mais pas tous. Il y avait encore des copains dans les postes, comme Alain Sauvage (actuellement à Sud-PTT), qui était à la Fédération anarchiste…
Il y a eu une période où on a été, d’une certaine manière, laminés par le programme commun. Votre génération n’a pas connu l’espoir parfaitement illégitime et totalement illusoire du programme commun. Mais les gens y croyaient, au programme commun. Enfin la gauche était unie, tous s’étaient mis d’accord, et on allait gagner, pensaient-ils…
Agone : Il y avait quand même eu la désillusion des législatives en 1977.
J.T. : Oui, la désillusion avait été énorme… Le problème c’est que les gens vivent d’illusions.
Chez les correcteurs, nous avions refusé de signer le programme commun. Il a fallu défendre ça à la CGT, au cours d’un congrès confédéral. C’est moi qui suis monté à la tribune.
J’ai essayé d’expliquer, c’était laborieux : il n’est pas dans la nature des syndicats de se lier les mains en signant des programmes politiques…
Les personnes présentes te regardent en pensant visiblement : Qu’est-ce que c’est que cet hurluberlu !
Ce n’était même pas perçu comme une opinion politique ou comme une divergence.
C’était le bruit d’un fou. Qu’est-ce qu’il a celui-là ? Il est malade, ça ne va pas, il faut qu’il arrête ! C’était extraordinaire…
Il était pourtant évident que la seule chose à faire c’était d’entrer dans le débat, ce que les gens ne faisaient pas.
Ils croyaient pour la plupart, avec la foi du charbonnier, que la gauche, une fois au pouvoir, résoudrait la question du chômage, renforcerait les droits des travailleurs, rabaisserait le caquet des patrons, impulserait la démocratie économique et même rétablirait le prestige de la France, patrie des droits de l’homme et tutti quanti. Comme vous avez pu le constater, la gauche au pouvoir a fait exactement le contraire de ce que je viens d’énumérer.
En 1978, le PC s’aperçoit qu’il est en train de se faire plumer, qu’il va devenir minoritaire. Il tente alors de casser le processus par ce que le PC a appelé « la réactualisation du programme commun » pour stopper la machine qui dérape. Trop tard, le mythe « programme commun », incarné dans les masses du peuple de gauche, est devenu une force matérielle ; en paraissant s’y opposer pour les queues de cerises du nombre de nationalisations, les stals se sont coupés des réformateurs raisonnables.
En mai 1968, ils s’étaient coupés de la jeunesse révoltée. Ça fait beaucoup de monde en si peu de temps !