Au-delà du nucléaire

mis en ligne le 21 avril 2011
Alors que le taux d’iode radioactif mesuré dans l’eau de mer proche de la centrale atteignait plus de 4 000 fois la norme, le bilan très lourd de la catastrophe qui s’est produite au Japon suscitait une forte émotion, et en même temps fournissait l’image tragique de l’homme incapable de contrôler sa propre création.
Les faits qui se sont produits ne sont pas tout à fait dus au hasard. Ni à une force démoniaque ni à un dieu vengeur. Le Japon a sciemment construit 54 réacteurs nucléaires dans l’une des zones les plus sismiques de la planète, devenant ainsi le troisième producteur d’énergie nucléaire au monde, après les États-Unis et la France, malgré le rejet par une large majorité de la population et un puissant mouvement antinucléaire qui avait multiplié les mises en garde. Vanité, aveuglement, guerre économique : les nucléocrates japonais ont fait comme si les risques n’existaient pas. Les centrales nucléaires étaient évidemment surdimensionnées par rapport au risque sismique. La sagesse populaire dit qu’à jouer avec le feu, on finit par se brûler. À se conduire comme des apprentis sorciers, on finit par mettre en péril des milliers (des millions ?) de vies humaines. Or le scénario du pire – hautement improbable, bien entendu – s’est bel et bien produit. Et dans un pays de haute technologie, le simple approvisionnement en eau et en alimentation peut être sérieusement perturbé.
« À moins que des mesures radicales ne soient prises pour réduire la vulnérabilité des centrales aux tremblements de terre, le Japon pourrait vivre une vraie catastrophe nucléaire dans un futur proche. » C’est l’avertissement que donnait en 2007 le sismologue Katsuhiko, professeur à l’université de Kobe. Il faisait partie du comité d’experts chargé d’établir les normes sismiques des centrales nucléaires japonaises. Il en avait démissionné pour protester contre la position du comité, estimant que les recommandations fixées par celui-ci étaient beaucoup trop laxistes.
Aujourd’hui, après avoir un peu lourdement rendu hommage au courage exceptionnel des Japonais, certains sont en proie au doute. Le modèle de l’atome pourrait être déstabilisé, et des projets repoussés à une date indéterminée (aux États-Unis, les parlementaires demandent un moratoire sur le nucléaire). Rien n’est cependant sûr parce que le système capitaliste utilisera tous les moyens à sa disposition pour se perpétuer. En tout cas, malgré quelques psychorigides à la Sarko, le débat s’en trouve relancé. Après Three Mile Island en 1979 et Tchernobyl en 1986, la catastrophe nucléaire est à nouveau devenue une réalité. Et Fukushima rime désormais avec Hiroshima. Der Spiegel titrait le 14 mars : « Fukushima, 12 mars 2011, 15 h 36 : fin de l’ère atomique ». Le pronostic est sans doute un peu risqué mais certains, après en avoir accusé d’autres de jouer avec la peur, de se vautrer dans le catastrophisme, vont devoir admettre que tout ce qui est techniquement réalisable n’est pas nécessairement émancipateur pour l’homme, et que l’application des techniques comporte des failles loin d’être négligeables. Et si c’était le capitalisme industriel qui nous ramenait à la bougie !
Plus que jamais, la revendication doit être la sortie du nucléaire. En France, où, depuis les décisions du gouvernement Messmer en 1972, seuls les « barons de l’atome » ont pu largement s’exprimer. Et ailleurs (alors que le nucléaire ne couvre qu’environ 2 % de la consommation mondiale d’énergie). En sachant que plusieurs États veulent réduire leur dépendance aux énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) et aux pays qui les produisent, que le nucléaire est considéré – à tort, bien entendu – comme une énergie non polluante, utile dans la lutte contre le changement climatique, et qu’il représente un énorme marché mondial estimé à 750 milliards d’euros. Et on sait qu’une bonne raison d’État est inversement proportionnelle au bon état de la raison.

Au-delà du nucléaire

Mais le nucléaire n’est pas seul en jeu. C’est même peut-être l’arbre qui cache la forêt. Bien qu’il soit aujourd’hui très essoufflé, le Japon est devenu la caricature de ce qu’on a appelé le modèle occidental, de l’impérialisme économique mondial. Après la défaite de 1945, les dirigeants de ce pays s’étaient fixés comme objectif précisément de « rattraper l’Occident ». Un quart de siècle d’une croissance économique effrénée a conduit au résultat attendu : mise en valeur intensive d’un territoire exigu, avec un milieu naturel plutôt inhospitalier et violent ; développement industriel ultraperformant, à la pointe des innovations technologiques ; niveau de vie élevé assuré à une population nombreuse (les 127 millions de Japonais consomment chaque année environ 1 100 milliards de kWh, soit 8 500 kWh par personne et par an). C’est-à-dire l’engrenage de la compétition, l’enfer des examens, le dévouement à l’entreprise, l’idéologie de la consommation. Et l’impact considérable sur les différents milieux. Le Japon est l’un des pays les plus pollués au monde.
Le problème posé est celui de l’avenir que l’homme se réserve à lui-même. Les sociétés humaines ont leur part de responsabilité dans leur vulnérabilité face aux risques naturels. Certains aménagements et une forte pression démographique augmentent les risques. La déforestation favorise les glissements de terrain et le ruissellement, les constructions en zone inondable amplifient les risques d’inondations. Certaines pratiques agricoles accélèrent l’érosion des sols et la désertification, les activités touristiques multiplient les risques d’avalanches. Les activités industrielles, le transport et le stockage de certains produits explosifs ou toxiques comportent de nombreux dangers pour les populations environnantes.
Mais il y a mieux même : non seulement l’homme, par son action, peut contribuer à aggraver des phénomènes naturels, mais il peut même les déclencher. Des barrages gigantesques, des exploitations minières intensives, des forages profonds (champs d’hydrocarbures, géothermie profonde) auraient provoqué des séismes. Une étude de l’université de Columbia, à New York, publiée en 2007, a dénombré plus de 200 endroits dans le monde pour lesquels l’action humaine a été reconnue comme responsable du déclenchement de séismes (par déséquilibre des contraintes auxquelles sont soumises les roches).
Le barrage de Hoover, à la frontière entre l’Arizona et le Nevada, a déclenché un séisme après sa mise en eau en 1935. Dans les années 1960, quatre séismes majeurs ont été enregistrés, après coup, associés à des barrages : en Chine en 1962, en Zambie en 1963, en Grèce en 1966, en Inde en 1967. Des phénomènes analogues ont été observés dès le début du xxe siècle dans les mines de charbon d’Allemagne et dans les mines d’or d’Afrique du Sud. Une étude de l’université Columbia a, par ailleurs, démontré, en 2006, qu’on pouvait attribuer à l’exploitation d’une mine de charbon la responsabilité du tremblement de terre de magnitude 5,6 qui a secoué Newcastle, en Australie, le 28 décembre 1989, provoquant 13 morts et 3,5 milliards de dollars de dégâts. Entre 1986 et 2008, plus de 500 séismes de magnitude comprise entre 0,5 et 3,5 ont été dénombrés à proximité des sites d’extraction d’hydrocarbures. Le projet de géothermie profonde près de Bâle, en Suisse, a été arrêté après avoir engendré trois tremblements de terre de magnitude supérieure à 3, de décembre 2006 à janvier 2007. Peut-être est-il temps de redéfinir ce qu’on entend par « progrès » ?
Le sociologue Alain Gras explique dans son livre Le Choix du feu (Fayard) que si la biosphère se porte mal, c’est à cause de l’utilisation incontrôlée par l’espèce humaine de la puissance du feu. Les énergies naturelles imposaient des limites, elles contraignaient à la prise en compte d’éléments extérieurs à la volonté de l’homme : le vent parce qu’il est instable, le bois parce qu’il se reproduit lentement, l’eau parce qu’elle ne fournit sa force que sur des lieux précis. Le feu de l’énergie fossile débloque ce verrouillage et, par conséquent, dissipe la notion de contrainte. Tout est désormais permis.
L’intrication entre nature et techno-science transforme très vite une catastrophe naturelle en catastrophe industrielle, humaine. La recherche du profit capitaliste, mais aussi la logique du productivisme, le cycle sans fin de la production et de la consommation, la soif insatiable d’énergie, le goût de la démesure, la concentration des populations, la sous-estimation systématique des risques ont fait de la planète un « laboratoire à ciel ouvert » et multiplié les bombes à retardement que sont les mégalopoles et les sites industriels. Est-ce encore un hasard si, en nombre de catastrophes naturelles relevées, en nombre de morts ou en valeur des dégâts, l’année 2010 se situe nettement au-dessus de la moyenne de ces trente dernières années ? Mais l’homme feint d’oublier que les équilibres – dynamiques, certes – sur lesquels il s’appuie sont fragiles.
Il est évident que l’augmentation et la concentration de la population mondiale font croître de manière mécanique le nombre de personnes concernées par les événements extrêmes (or la population mondiale est passée de deux milliards en 1900 à plus de six milliards dans les années 2000). Que l’on se souvienne de la réponse de Rousseau au poème de Voltaire à propos du terrible séisme qui avait frappé Lisbonne en 1755 (et qui avait provoqué 50 000 morts) : « Convenez […] que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eut été beaucoup moindre, et peut-être nul. » Rousseau, tant décrié par les tenants d’une vision technologique triomphante, était sans doute un des premiers à pointer du doigt la responsabilité de l’homme dans l’étendue des catastrophes.
La maîtrise de la matière et de l’énergie n’est qu’une illusion, et ce qui est perçu comme improbable survient assez régulièrement. La technique et la puissance ont accru la vulnérabilité. Le mythe de la sûreté nucléaire a volé en éclats ; le rêve de domestication de la nature s’est évanoui.

Que faire ?

La complexité des sociétés « modernes » et l’imbrication des économies écartent d’emblée toute solution simpliste. Le changement à effectuer est radical parce qu’il doit s’effectuer simultanément dans plusieurs directions.
Sortir du capitalisme parce qu’il tient la vie humaine dans un profond mépris au regard du profit, parce qu’il est fondé à la fois sur l’accroissement des inégalités sociales et sur le gaspillage systématique des ressources naturelles, parce qu’il est acculé à une croissance mortelle pour surmonter ses contradictions internes.
Sortir du nucléaire pour de nombreuses raisons : risques d’accident, terrorisme, prolifération, gestion des déchets, conditions de travail des salariés (notamment les sous-traitants qui assurent la maintenance dans les zones les plus irradiées des centrales), contamination des populations riveraines (plusieurs études ont montré que l’on trouvait un excès de cancers et de leucémies autour des centrales nucléaires, spécialement chez les jeunes enfants), société policière et militarisée fondée sur le mensonge, la désinformation et le contrôle social (il faut savoir qu’EDF a falsifié des données pour s’épargner des mises aux normes), illusion d’indépendance (l’uranium, entre autres, n’est pas inépuisable, et il vient du Niger, du Canada ou de l’Australie), coût réel exorbitant… Le nucléaire est, en outre, l’antithèse de la sobriété énergétique vers laquelle nous devons nécessairement tendre.
Mais même ces deux exigences satisfaites ne suffiraient pas à assurer un avenir serein à l’homme. La croissance n’est plus, tant s’en faut, synonyme de progrès. La consommation ne procure qu’un bien-être illusoire compensé par les antidépresseurs. Le pétrole, dont nous sommes extrêmement dépendants, entre dans la phase d’un déclin inéluctable. Il nous faut réinterroger la science et la technique (tous les risques ne sont pas liés à la seule exploitation capitaliste), réfléchir sur le développement de nos sociétés humaines, définir quel projet de civilisation nous souhaitons mettre en œuvre.
Ce projet ne peut être, dans ses grandes lignes, qu’une société anarchiste ayant pleinement intégré la dimension écologique, c’est-à-dire une décroissance libertaire, jusqu’à ce que l’humanité, à la fois actrice et victime de sa propre action, autolimite ses besoins en harmonie avec les possibilités des différents milieux de vie.
Cette société serait nécessairement fondée sur la responsabilité individuelle, c’est-à-dire la recherche d’une cohérence entre une conception globale de la société et des comportements quotidiens, c’est-à-dire encore assumer les conséquences de ces actes. Il est parfaitement vain de revendiquer la sortie immédiate du nucléaire civil et militaire tout en continuant à accepter, voire à exiger, la croissance économique, à perpétuer le modèle occidental de l’hyperconsommation, à se ruer sur le dernier gadget proposé par un capitalisme fondé sur une fuite en avant permanente.
La fin prochaine du pétrole bon marché peut constituer l’occasion de construire une autre société fondée sur la coopération, l’imagination, la gestion lucide des ressources naturelles. Mais on ne répétera jamais assez que plus les solutions tarderont à être mises en œuvre, moins cette société aura de chances de voir le jour.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


lyly

le 30 juin 2011
j'ai trouve ce sujet tres instructif