L’utopie ou la nécropole ? : 5000 ans d’histoire urbaine

mis en ligne le 31 mars 2011
Lewis Mumford (1895-1990) est l’un de ces penseurs, rares, qui proposent une réflexion prospective sur la société moderne en alliant la rigueur scientifique à la liberté intellectuelle, et qui savent transformer cet exercice aride en bonheur par leur talent littéraire. Historien, mais aussi ingénieur, urbaniste, et surtout philosophe, Mumford est de surcroît un passionnant conteur qui, dans son œuvre maîtresse, rééditée ce mois-ci par les éditions Agone, La Cité à travers l’histoire, ressuscite cinq mille ans d’histoire urbaine.

Lewis Mumford, philosophe de l’environnement
Avant d’évoquer La Cité à travers l’histoire, il convient de rappeler qui était Lewis Mumford car, si sa notoriété est restée grande aux États-Unis, en France, seuls les historiens de la ville et de la technique se souviennent de son nom.
Il n’est pas indifférent de savoir que l’auteur de La Cité à travers l’histoire présente un profil d’« autodidacte-pluridisciplinaire » qui n’est certainement pas sans incidence sur sa mise au placard par l’université française où chacun défend bec et ongles son pré carré de spécialiste. Si on ajoute qu’il s’inscrit dans la longue lignée des fondateurs de l’écologie politique, dont les recherches ont conduit à remettre en question les fondements de la société de croissance, on comprend mieux pourquoi la plupart des articles qui sont consacrés à Lewis Mumford le cantonnent au domaine de la technique, ainsi que l’intérêt du dossier de la revue Agone qui accompagne la réédition de La Cité à travers l’histoire et remet en perspective ses travaux d’historien de la ville avec ses préoccupations de philosophe de l’environnement.
Le terme « écologie » aurait été inventé par Henri David Thoreau (1817-1862) qui, par sa critique radicale de l’État et de la société industrielle destructrice de l’environnement, peut être considéré comme l’un des théoriciens précurseurs du courant anti-productiviste et anti-consumériste qui milite aujourd’hui pour la décroissance. À sa suite, des géographes, le Français Élisée Reclus (1830-1905), puis le Russe Pierre Kropotkine (1842-1921), ont développé cette critique radicale du productivisme qui fait la spécificité de la pensée anarchiste dans le mouvement ouvrier. Lewis Mumford, qui cite chacun de ces grands anciens dans ses ouvrages, se rattache incontestablement à cette tradition même si, à travers ses engagements (contre le fascisme et, plus tard, contre la guerre du Vietnam), lui-même ne s’est jamais voulu homme de système, et encore moins compagnon de route d’un parti ou d’une idéologie. Parmi les inspirateurs de Mumford il faut encore citer le botaniste, biologiste et sociologue écossais Patrick Geddes (1854-1932) qui entreprit d’appliquer concrètement ses convictions sociales et écologiques à des projets d’urbanisme, à Edimbourg et en Inde. Il est intéressant de noter que la réhabilitation par Geddes de la vieille ville d’Edimbourg fut commentée par Elie et Elisée Reclus qui saluèrent son travail, « accompli tout en subissant les conditions de cette société mauvaise », ce qui montre à quel point ces anarchistes-là étaient éloignés du pessimisme stérile. Mumford découvrit les écrits de Geddes en 1915 et il le considéra aussitôt comme son maître, au point de prénommer « Geddes » son propre fils.
La lignée des écologistes politiques radicaux ne s’est jamais interrompue depuis Thoreau. À la fin des années soixante, des penseurs comme Jacques Ellul ou Ivan Illich ont poursuivi la critique de la société industrielle de consommation, et leur réflexion est à l’origine de concepts aujourd’hui familiers tels que « l’après-développement », la « simplicité volontaire » ou encore la « décroissance soutenable ». Comme Mumford, Ellul et Illich ont écrit longtemps avant que la crise écologique produise des effets tangibles suffisamment forts pour réveiller l’opinion et la classe politique. Leur réflexion ne visait donc pas à corriger les « dérives » du système productiviste, elle remettait en cause le système lui-même, parce que mortifère, et avec lui les dogmes de la pensée globalisée : croissance et développement. On comprend pourquoi les écologistes de parti, candidats à la gestion d’un « capitalisme durable », ignorent prudemment cette radicalité irrécupérable.
L’héritage de Lewis Mumford est aujourd’hui revendiqué par le mouvement informel de la « décroissance ». Ainsi, Mumford avait inventé le néologisme « mégamachine » pour désigner le mode d’organisation sociale dominant, caractérisé selon lui par un pouvoir centralisé reposant sur une monotechnologie autoritaire, elle-même « basée sur l’intelligence scientifique et la production quantifiée, orientée principalement vers l’expansion économique, la satiété matérielle et la supériorité militaire ». Le penseur écologiste allemand, dissident de la RDA, Rudolf Bahro (1935-1997), constatait que nous vivons dorénavant dans un monde dominé par la mégamachine. Il en appelait à une rupture radicale avec l’environnementalisme et le « combat d’arrière-garde de la protection de la nature » qui ne sert « qu’à placer quelques pavés décoratifs sur la large route qui mène en enfer, non à nous réconcilier avec la Terre ». Bahro en appelait à une « révolte froide et consciente » et à un boycott de tous les comptoirs de la mégamachine : supermarchés, usines à enseigner, hôpitaux géants, usines chimiques, industries agro-alimentaires, etc. « Il nous faut réfléchir d’urgence à la manière de nous nourrir, nous chauffer, nous vêtir, nous former, nous soigner sans recourir à la mégamachine .» En France, le philosophe et économiste Serge Latouche a repris le concept de « mégamachine » dans plusieurs de ses ouvrages jusqu’à l’adopter comme titre pour l’un d’eux, dans lequel il s’interroge sur la réalité du caractère universel de la « machine sociale occidentale », ainsi que sur les conséquences de sa généralisation à la planète entière. « Lewis Mumford, et plus encore Cornélius Castoriadis, nous ont appris que la plus extraordinaire machine inventée par le génie humain n’est autre que l’organisation sociale elle-même », écrit Latouche. Or cette machine sur laquelle nous sommes embarqués ressemble, poursuit-il, « à un bolide qui fonce à toute allure mais qui a perdu son chauffeur. Cet engin me paraît condamné à se fracasser sur un obstacle ou à disparaître dans un précipice, à un moment, ou un autre de sa course folle. »
On le voit, la pensée de Lewis Mumford, formulée pendant l’âge d’or de la société de croissance, est restée étonnamment actuelle et ses analyses sur l’extension sans fin des mégalopoles s’avèrent prémonitoires. « La cité est-elle destinée à disparaître, ou notre planète se transformera-t-elle en une immense ruche urbaine, ce qui serait, pour les villes individualisées, une autre façon de disparaître ? s’interroge-t-il dès les premières lignes de son maître livre. Les mêmes besoins et désirs qui poussèrent les hommes vers ce mode d’existence urbaine recevront-ils un jour de plus grandes satisfactions que celles que semblaient promettre autrefois Jérusalem, Athènes ou Florence ? Entre l’utopie et la nécropole, nous reste-t-il encore un choix, la construction d’une cité nouvelle, libérée de ses contradictions internes, enrichissant et perpétuant le développement humain ? » Cette nouvelle édition de La Cité à travers l’histoire est l’occasion de redécouvrir une pensée féconde, et aussi de s’offrir un passionnant voyage dans le temps, avec pour guide ce conteur amoureux de la nature, des cités, et surtout des humains, qu’était Lewis Mumford.

Une réflexion sur le développement à travers l’histoire urbaine
La Cité à travers l’histoire n’est pas une « histoire universelle » dont la ville serait le prétexte. Mumford n’y parle pas des populations harmonieusement intégrées dans leur environnement naturel qui sont restées à l’écart du développement technologique. Il ne prétend pas non plus embrasser l’histoire de toutes les villes : son champ d’investigation se limite à l’aire occidentale, où sont nés le productivisme et la mégalopole qui en est la conséquence. Son sujet, où les réflexions du philosophe de l’environnement rejoignent celles de l’historien de la ville, c’est le devenir de la démocratie – voire de la nature humaine – à l’épreuve de la société industrielle dont l’urbanisation débridée est devenue l’un des faits sociaux et écologique majeurs. Non pas la démocratie du bulletin de vote, mais celle dont le principe de base, dit Mumford, « consiste à mettre en premier lieu ce qui est commun à tous les hommes, c’est-à-dire avant toute revendication exclusive émanant d’un organisme, d’une institution ou d’un groupe quelconque. »
Au commencement, raconte Lewis Mumford, les hommes ont vécu nomades ou dispersés dans des abris naturels pendant des millénaires avant de construire les premiers villages, puis les premières villes. Il s’est écoulé ensuite d’autres millénaires, jusqu’à la Renaissance et l’avènement du capitalisme, au cours desquels la taille des cités – à l’exception de mégalopoles préfigurant les nôtres, telle la Rome impériale – a préservé l’expression d’une vie démocratique communautaire. Les Grecs, inventeurs de la démocratie politique, avaient théorisé que la taille du Démos (peuple) ne devait pas excéder 30 000 citoyens afin que chacun d’eux puisse exercer ses droits politiques au sein des assemblées générales. Platon, décrivant sa « cité idéale », précisait que sa taille devait permettre à tous les citoyens rassemblés d’être à portée de voix d’un même orateur. C’est en partie pour cette raison que les cités grecques essaimaient quand elles avaient atteint la taille critique. « La démocratie, écrit Mumford, est nécessairement plus apparente dans les communautés et les groupes de faible importance, dont les membres se rencontrent fréquemment face à face, interagissent librement, et se connaissent individuellement. Dès qu’on arrive aux grands nombres, l’association de caractère démocratique doit forcément prendre une forme plus abstraite, dépersonnalisée. L’histoire nous montre qu’il est beaucoup plus facile de faire disparaître la démocratie de façon institutionnelle, en donnant le pouvoir au sommet de la hiérarchie sociale, que de faire entrer des pratiques démocratiques dans un système établi à direction centralisée, et qui atteint à son plus haut degré d’efficacité mécanique lorsque ceux qui en assurent le fonctionnement sont dépourvus d’idées ou de desseins personnels. »
Du Xe au XIIe siècle, la cité pouvait encore être traversée en une promenade et elle vivait en symbiose étroite avec la campagne toute proche où les citadins se rendaient quotidiennement pour cultiver leur jardin ou se ravitailler. Au passage, Lewis Mumford réhabilite la cité médiévale et montre pourquoi sa réputation de cloaque insalubre tient moins à la réalité historique qu’au discrédit volontairement jeté sur cette période antérieure à la création de l’État centralisé par l’histoire officielle des siècles qui ont suivi.
Voir la cité hellénique, médiévale, puis moderne, revivre sous la plume de Lewis Mumford, c’est comme regarder les tableaux d’un maître, commentés par son meilleur exégète : les mutations des paysages urbains prennent sens et nous comprenons soudain pourquoi et comment la ville, façonnée par les exigences du productivisme, est devenue progressivement inhumaine.

François Roux