L’anarcho-syndicalisme selon Rudolf Rocker

mis en ligne le 24 mars 2011
C’est avec un plaisir certain que les anarchistes vont se plonger dans la traduction récente de Théorie et pratique de l’anarchosyndicalisme de Rudolf Rocker. Publié initialement en 1938, on doit sa traduction à Normand Baillargeon – le même qui a incité les éditions Agone à traduire et publier l’incontournable Une histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn. L’ouvrage est précédé d’une courte introduction qui offre quelques éléments biographiques sur l’auteur.
Pour les autres lecteurs, étrangers à la mouvance libertaire, Théorie et pratique… est une parfaite introduction aux logiques de la pensée anarchiste. Dans un langage très clair, érudit et accessible, Rocker y expose l’histoire du mouvement ouvrier et syndical – ses prémisses théoriques et ses aboutissements politiques. Le livre est alors à la fois une étude socio-historique et une explicitation du mouvement d’émancipation. Il dresse un panorama international de l’activisme anarchiste et s’attarde particulièrement sur la signification et l’importance du soulèvement espagnol de 1936. Mais avant d’en arriver là, Rocker retrace, à travers de nombreux exemples historiques, le quotidien de l’exploitation économique et l’étendue des luttes qui ont construit la société actuelle : l’apparition des syndicats, le luddisme, les différentes méthodes d’actions anarchosyndicalistes (grève, boycott, sabotage), et leur finalité utopique.
L’approche de l’auteur est résolument non-dogmatique : la liberté, l’égalité, « la conscience de la responsabilité personnelle » et « la capacité de compassion envers autrui » servent simplement de guides. Ensemble, ils orientent vers une « perfectibilité » de la vie humaine et sociale. L’aspiration anarchiste est ici conçue comme un processus résolument dynamique et non figé. Il n’y a pas pour l’auteur de « concept absolu », il y a au contraire la possibilité d’applications multiples pour l’organisation sociale. Et c’est à juste titre que Noam Chomsky souligne dans sa préface cette reconnaissance des multiples formes sociales possibles et changeantes comme l’une des grandes leçons de l’histoire.
Un des nombreux apports essentiels de l’ouvrage est qu’il témoigne d’une ténacité stimulante, alors qu’il est écrit dans une période propice aux extrêmes droites, juste avant la Seconde Guerre mondiale. La verve, toujours très contemporaine, avec laquelle Rocker dénonce les méfaits du capitalisme et de l’État moderne réjouira et inspirera sans doute nombre de lecteurs.
On peut, et on doit, certes regretter une critique sociale qui tend à se limiter au capitalisme et qui conçoit l’État, ou l’idée de nation, comme simple instrument au service des industriels exploiteurs (le patriarcat et le racisme sont aussi des systèmes distincts d’exploitation et de domination ! Et c’est pourquoi l’explication concernant « l’accroissement de la prostitution », page 61, m’apparaît très insatisfaisante). Le recours à l’idée de nature est également décevant.
Malgré tout, ce livre recèle de véritables extraits d’anthologies, par exemple j’adore cela : « L’État n’est capable de rien d’autre que de maintenir d’anciens privilèges ou d’en créer de nouveaux : c’est là toute sa substance et sa pleine signification », ou encore : « Prétendre que la soi-disant dictature du prolétariat est différente parce qu’elle est une dictature exercée par une classe et non par des individus n’est qu’un tour de passe-passe bon pour les nigauds, qui ne peut tromper aucun individu sérieux. »
Il est alors un parfait antidote contre l’engouement récent pour l’hypothèse communiste et je-ne-sais quelle nébuleuse « néomaoïste » ; véritable chapelle-caserne qui n’a de nouveau que le préfixe !

Yly