Quand la noblesse s’encanaille

mis en ligne le 24 mars 2011
La France n’a jamais voulu se retrouver sans noblesse. Aussi n’a-t-elle pas envoyé toute l’ancienne noblesse au rasoir national, aussi a-t-elle conservé d’enthousiasme la noblesse d’Empire. Aussi, surtout, la République s’est-elle empressée de recréer une noblesse, en apparence strictement méritocratique, celle des élèves des grandes écoles. Passons sur Polytechnique et l’Ena, dont les démérites sont connus. Aujourd’hui, c’est Normale Sup qui sera sur la sellette.
Car voilà une école dont les élèves connaissent, sur le bout des doigts, le fin du fin de la pensée critique. Sociologie, philosophie morale, ces jeunes gens n’ont, jamais, l’excuse de l’ignorance. Malgré cela, quelle collection de salopards : parmi beaucoup d’autres, le très démocratique Pompidou, l’encore plus démocratique Senghor, Giraudoux le collabo, et de nos jours, ces géants de la pensée que sont Michel Field, austère modèle de rigueur au sein du sanctuaire de vertu appelé TF1, Christophe Barbier, sage directeur du flambeau d’intelligence appelé L’Express, ou Nicolas Demorand, révolutionnaire radiophonique.
Pour autant, le fond ne semblait pas encore touché. Erreur, que dévoile un stupéfiant article paru dans Le Nouvel économiste du 7 octobre 2010, et signé par Rat Koenig. Pardon, Gaspard Koenig, les connaisseurs de l’argot auront rectifié d’eux-mêmes. Petit Koenig, quoique normalien et agrégé de philosophie, a pondu ceci : « Je vous écris de la City. Normaliens philosophes, docteurs en lettres, agrégés démissionnaires… que vient chercher la crème des intellos français dans les salles de marché londoniennes ? » Un chiffre d’abord : « 60 000 Français travaillent aujourd’hui dans la City de Londres. […] Qui devinerait que, parmi cette troupe fameuse pour ses bonus, son communautarisme franchouillard et sa mauvaise volonté fiscale, se cachent […] des intellectuels passés à l’ennemi, des masochistes qui ont fait le choix du workaholisme ? » Honnête, Petit Koenig annonce qu’il est « parti travailler à la Berd, Banque européenne de reconstruction et de développement » ; l’un de ces machins (on se souvient que de Gaulle avait qualifié l’Onu de « machin ») par l’entremise desquels le capitalisme international s’auto-coordonne et où s’était illustré un autre titan philosophique, Jacques Attali.
La question s’impose : pourquoi ? Pourquoi des cerveaux en principe actifs et aigus, pourquoi des esprits dénués de toute ignorance quant aux subterfuges et aux ignominies du capitalisme en deviennent-ils à la fois les thuriféraires, les éminences grises et les esclaves ? à ce point que l’article, qui serait drôle s’il n’était ignoble, devient l’exemple même de ce qu’il décrit, un chef-d’œuvre de prostitution hypocrite. Lisez plutôt : « L’appât du gain, la promesse lointaine et souvent illusoire de salaires aux sextuples zéros sont loin de constituer pour eux une motivation essentielle. » Ben voyons. Parle à mon chéquier, ma tête est malade. 300 000 euros par an à 26 ans, quand on pensait se contenter d’un salaire de l’éducation nationale, pas une motivation essentielle ? Un vocabulaire plus riche et une syntaxe plus pure sont les vraies différences entre un normalien vendu au fric et une prostituée vantant les vertus de la vertu.
Laissons Gaspard à ses contorsions d’amour-propre ; il ne faut pas longtemps pour apercevoir, énorme, la statue du Commandeur qu’il s’efforce de ne pas regarder. Et qu’il se garde bien de citer. Pierre Bourdieu. Le sociologue à qui l’on doit la notion de capital culturel, plus précisément de capital scolaire. Capital. Les normaliens détiennent un prodigieux capital scolaire et culturel. Dans une société qui n’a plus pour seul horizon que le profit, ils mettent ce capital à profit. Et LE capital, reniflant ces jeunes gens férocement travailleurs, agiles d’esprit et en définitive si agiles moralement, reconnaît en eux une source de profit.
Mais la surprise, et donc le profitable enseignement de l’article du gaspard, se devine derrière cette phrase : « Le grouillement des open-spaces, le rush des deadlines, l’universalité de l’anglais comme langue de travail : voilà qui fait de la City, avec ses églises gothiques et ses immeubles futuristes, le passage obligé du roman d’apprentissage contemporain. » Plus franc encore : « être là où les choses se passent » ; « le sentiment de pénétrer le cœur financier du monde, là où Fernand Braudel voyait l’essence même d’une époque ». Traduisons : ces petits messieurs, qui, il y a encore cinquante ans, auraient vus leur diplôme les propulser au cœur du pouvoir français, savent que le pouvoir français n’existe plus. Ils veulent s’approcher de la vraie puissance, l’argent ; cette institution sournoise qui se présente comme un servant, pour mieux devenir un maître. L’exode des normaliens, faux philosophes et vrais sophistes, constitue une preuve de plus que le pouvoir est là où est l’argent.