Alternatives en actes : pragmatisme plutôt que dogmatisme

mis en ligne le 10 mars 2011
1626AlternativesNul ne peut aujourd’hui l’ignorer. De toute part se créent des alternatives : Amap, coopératives de production, groupements d’achat. Pas des alternatives en tant que projet de société, mais des expériences plus modestes, s’attaquant particulièrement à un aspect ou un autre de notre système. Et avec elles un engouement certain d’une partie de la population. Des individus, généralement sans étiquette, parfois militants, s’enthousiasment certains, parfois bobos, critiquent d’autres, souvent simples quidams voulant rompre avec le système, expérimenter d’autres rapports aux autres, sans trop savoir comment 1.
Beaucoup se demandent si, dans cette effervescence d’initiatives, les anarchistes ont un rôle à jouer. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils ont, à minima, une réflexion à mettre en œuvre. Pointons du doigt tout de suite les deux obstacles à l’implication des anarchistes sur ce terrain.

Le danger du « Faites comme moi et la société changera… »

Sans doute lié à la capacité de la société à nous individualiser, à nous cloisonner chacun dans son coin, on peut côtoyer aux abords des lieux d’expérimentation de façon récurrente le comportement viscéralement agaçant du « life-styliste 2 ». La pertinence de sa manière de faire, de consommer, la seule valable bien sûr, rayonnera, il en est convaincu, sur son entourage et par exemplarité se propagera dans toute la société. Cette façon de voir les choses a la fâcheuse tendance à ramener toute action au simple niveau de l’acte individuel et nie tout aspect politique dans nos choix et dans nos possibilités d’organisation.
Il est bon de rappeler alors au bobo qui veut se donner bonne conscience que toutes ces alternatives, comme toutes les luttes qui y sont liées, ne sont jamais construites par l’action isolée d’individus inorganisés. Derrière toutes ces expériences il y a l’ébauche d’un projet politique, qui en premier lieu donne aux gens l’envie de recréer du collectif, de résister à la dynamique individualisante et dégradante de la société.
En outre, ces expériences ne sont que ce qu’elles sont : des expériences, et n’ont pas la prétention d’être autre chose. Construite pour chacune d’elles suivant un modèle particulier, dans un contexte précis, elles ne peuvent répondre au besoin de tout le monde et chacun peut avoir de multiples raisons de ne pas s’y impliquer.

L’écueil du « Tant qu’on n’aura pas fait la révolution… »
L’autre obstacle, un tantinet agaçant pour celui qui essaie de se donner les moyens de militer dans son époque, réside dans la figure du Révolutionnaire ©, l’anar 100 % pur jus. Face à son puritanisme radical toute tentative expérimentale qui n’est pas clairement estampillée anarchiste ne peut relever que d’un réformisme contre-révolutionnaire.
Ne jouons pas les naïfs. Les libertaires impliqués dans de telles initiatives savent très bien que le capitalisme récupère à très court terme toute tentative de contrecarrer la donne économique imposée. Quant à l’État, il a déjà bien compris comment habiller son discours du leurre de la démocratie participative qui ne peut amener le citoyen qu’à mieux organiser sa propre exploitation.
Mais on ne peut faire l’impasse sur ces critiques que tout militant non sectaire et ouvert au dialogue se doit évidemment de prendre en compte. En effet, reconnaissons que ces propos s’avèrent parfois fondés : nul ne peut ignorer le déballage de démocratie participative, d’appel à donner son avis, etc. De même, l’autogestion à la sauce capitaliste a le vent en poupe. De plus en plus d’entreprises font appel à une participation des consommateurs : on débarrasse sa table au McDo, on fait le boulot de la caissière avec les caisses électroniques, on évalue la qualité de la prestation proposée par tel ou tel site.
Certes, on constate sans surprise que nombre de ces nouveaux modes d’implication dans la société semblent déjà avoir été complètement instrumentalisés, digérés, récupérés par le capitalisme ou l’État. Il est bon, toutefois, de garder en tête que c’est bien par la pression de la société civile qu’on en est arrivé là. Il devenait dangereux pour la pérennité du système de laisser ces initiatives évoluer dans leur coin. Dans un régime dictatorial le pouvoir interdit tout bonnement l’expérience. Dans notre démocratie libérale la solution pour les dirigeants est de récupérer l’alternative, de la rendre commerciale ou de l’intégrer dans le modèle établit par le pouvoir en place. Tout ce beau monde n’a plus d’autre choix que de lâcher un peu de leste et d’essayer de brider ces expériences. Il ne faut pas voir en cela une défaite. Constatons plutôt que l’intérêt croissant des gens pour ces alternatives pointe du doigt la crédibilité toujours déclinante du pouvoir en place à nous administrer « pour notre bien », et la croyance de plus en plus faible dans le système capitaliste comme modèle économique unique et viable. L’heure n’est pas à crier à la défaite mais au contraire à enfoncer le clou encore un peu plus, histoire de voir jusqu’où les décideurs sont prêts à aller pour garder les rênes, avant de sortir pour de bon l’arsenal répressif.
Si d’aucuns considèrent qu’associer révolution et alternatives associatives relève d’un pari risqué, alors prenons ce risque, camarade, le jeu en vaut la chandelle. Et même de relancer la mise d’une main enthousiaste plutôt que de stagner dans les certitudes du petit joueur. Derrière les dogmes conservateurs offrant le douillet cocon de la sécurité intellectuelle se cache souvent le prétexte à une paresse militante toute compréhensible. Il n’est effectivement pas toujours aisé de remettre en question les concepts sur lesquels nous basons notre militantisme, ni d’aller confronter ses grandes théories avec l’individu moyen qui n’a pas les mêmes codes politiques que nous, si par chance il est politisé. Sortir du militantisme de manif où le rôle de chacun est traditionnellement défini, ranger ses étiquettes et sortir ses mains des poches, autant de difficultés qu’on n’a pas l’habitude d’appréhender dans le militantisme classique.
Un autre aspect à prendre en compte dans la critique de ces expériences est qu’il est difficilement envisageable de généraliser ces modes de production alternatifs à l’ensemble de la population. Elles ne sont possibles que dans un lieu et un contexte donnés. Si elles sont intéressantes par leurs objectifs c’est également – et peut-être essentiellement – par les moyens mis en œuvre qu’elles doivent nous interpeller : autogestion, mutualisme, action directe et horizontalité dans les prises de décisions, etc.
L’essentiel est de garder à l’esprit que ces initiatives ne sont que des expérimentations, pas une fin en soi. Mais surtout que ces expériences ne sont valables, politiquement parlant, que si l’on développe en parallèle une critique de la société, que si elles s’inscrivent dans une démarche plus globale de lutte politique.

Oui mais alors quel intérêt ?

Nos aînés ne se posèrent pas longtemps la question de savoir si créer les bourses du Travail, intégrer la CGT et côtoyer des syndicalistes sociaux-démocrates, fonder les mutuelles du peuple, était révolutionnaire ou réformiste ! Ils l’ont tout simplement fait. Parce que ça répondait à leur besoin du moment, et parce qu’ils pouvaient lier à la pratique militante leurs conceptions libertaires. C’est ça, l’action directe ! Au travers des expériences actuelles nous refaisons la même chose, ni plus ni moins.
Rajoutons encore qu’à l’heure où il n’y a plus guère de modèles d’organisation sociale auxquels peuvent se raccrocher les gens, il peut être bienvenu de présenter sous un jour nouveau ce dont les anarchistes sont capables, tant en termes de production concrète qu’en termes de propositions d’organisation économique et sociale. De plus rejoindre ce terrain des alternatives permet de se confronter à une réalité concrète, de faire avancer la réflexion avec son temps. Enfin ces moments d’expérimentation sont autant de nouveaux espaces de militantisme, où il devient possible de vivre des moments liant autogestion, démocratie directe, convivialité, solidarité, avec d’autres personnes que les compagnons habituels.
Au lendemain du Grand Soir manqué des retraites et de la sale gueule de bois qui s’en- suit, il est temps de prendre une aspirine et de faire le point. Les manifs ne mènent plus à grand-chose, le syndicalisme est à bout de souffle. Le moment est venu de créer de nouvelles formes de lutte, de nouveaux lieux de politisation, d’émancipation. Ces alternatives offrent de formidables espaces pour rencontrer des gens et leur montrer ce qu’est l’anarchie, une occasion de plus de réconcilier la population avec ce vilain mot. Plutôt que dénigrer ces quelques tentatives, jusqu’à ce que passe la mode des Amap, et puis se frotter les mains en se disant entre anars avertis qu’on le savait bien que ça finirait en eau d’boudin… Prenons plutôt les choses en main !
À l’heure qu’il est, la réflexion est balbutiante et les pistes sont encore nombreuses. L’idée est peut-être simplement de se retrousser les manches et d’arriver enfin par un moyen ou un autre à fédérer toutes ces envies, ces initiatives, ces dynamiques, histoire que ceux qui s’y collent ne se sentent pas tout seuls et finissent par baisser les bras. Histoire de créer un vrai mouvement, ambitieux, solide et source de propositions, une lame de fond avançant résolument vers notre société. Aussi solide que la digue capitaliste puisse paraître, on y voit déjà des brèches.

Amy Tsun, groupe La Rue râle de la Fédération anarchiste



1. Un engouement certain. Hormis les alternatives en elles-mêmes qui génèrent des réflexions parmi ceux qui y participent, ces questions suscitent un réel intérêt dans les partis dits de gauche, des organisations libertaires à Attac, et on voit même la création de groupes locaux de réflexion, sans être attachés à un réseau particulier.
2. De l’anglais « lifestyle » (mode de vie).



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


GVegan

le 11 décembre 2012
Le bobo à bon dos.
Je ne peux partager votre point de vie sur les "life style", car il en est des plus pertinents, certes, les difficultés à incarner de nouveaux comportements sont innombrables, chacun, comme vous dites, à de multiples raisons de ne pas s'y impliquer, mais c'est une grave erreur de fustiger l'engagement individuel, même s'il n'est pas suffisant, il est quand même essentiel, primordial.
L'engagement individuel est source d'exploration de nouveaux paradigmes, il est LA source libertaire, l'anti-grégarisme par excellence. Il donne la mesure des innombrables résistances au changement, croyances et préjugés, qu'il faut lever, dont il est nécessaire de se libérer, chez soi d'abord, pour pouvoir le mettre en commun avec du sens, et l'expérience de la transformation.
Bon courage.