Fini l’ère du besoin : il est temps de développer l’abondance

mis en ligne le 3 mars 2011
« La nature n’est pas pingre, elle est féconde » a souvent clamé Murray Bookchin (1921-2006), tout en peignant ses aspirations pour une société humaniste moderne qui aurait dépassé le stade du manque et de la rareté. Un concept qu’il définira sous le terme de post-scarcity (généralement traduit en français par « après-rareté » ou « au-delà de la rareté ») et qui donnera son nom au livre qui le rendit célèbre : Post-Scarcity Anarchism 2.
Dans l’optique de son écologie sociale 3, Bookchin affirme que l’austérité, le prétendu « retour à la bougie » souvent brandi par les opposants de l’écologie ne sont pas une condition sine qua non pour s’accorder avec la nature. Depuis les années 1950, l’humanité entière se trouve potentiellement en mesure de subvenir à ses besoins sans lutter. Grâce au développement technologique, nous nous trouvons au seuil d’un tout nouveau paradigme de société, celui d’une société d’abondance. Une position favorable encore jamais atteinte par une civilisation.
En effet, les pénuries des siècles passés ne sont que de lointains souvenirs dans nos sociétés modernes. La nature est dotée de ressources incroyables qui nous offrent, si on la traite correctement, de quoi se nourrir, se vêtir, se loger ou encore s’approvisionner en électricité de façon durable. Et cela sans recourir à des méthodes chimiques ou industrielles. Une économie morale de gestion plutôt que marchande pourrait être mise en place. Elle en serait différente dans le sens où « prix, ressources, intérêts personnels et coûts ne jouent aucun rôle dans une économie morale. Les services et les provisions sont disponibles en fonction des besoins, sans “tenir compte” de ce qui est pris et donné 4 ».
Se placer volontairement au-delà de la rareté donne les moyens de redéfinir le sens même de nos existences, soit sortir de la lutte quotidienne pour la satisfaction de nos besoins vitaux (limités à travailler pour de l’argent nécessaire à l’achat des biens essentiels que d’autres possèdent et vendent), pour entrer dans celle d’une réelle jouissance durable des ressources à disposition. En clair : passer du stade de la survie à celui de la vie elle-même. Par l’assurance d’assouvir ses besoins vitaux, on répond à la première des deux conditions préalables de la liberté. La seconde demande encore un accès direct au pouvoir de décision quant à ce qui nous concerne directement.
La notion de besoin demande malgré tout d’être bien comprise et redéfinie. Aujourd’hui, « notre société capitaliste fondée sur le profit, sur la production pour la production et sur la consommation pour la consommation, fausse radicalement notre conception des besoins 5 », constate Bookchin. Ce à quoi il ajoute ailleurs que « tout comme la production de biens n’est plus reliée à leur fonction de valeurs utilitaires, d’objets d’utilité réelle, les envies ne sont plus reliées au sentiment de l’être humain de ses besoins réels 6 », soit ceux qui satisfont réellement nos envies. Il est de fait primordial de retrouver une production dédiée à la satisfaction des besoins réels et fondamentaux. Par ceux-ci, il faut comprendre les besoins élémentaires, entre autres physiques (se nourrir, se vêtir, se loger, etc.), affectifs et sociaux (créer des liens, partager, aimer) et enfin les besoins culturels (s’instruire, se divertir).
La contrepartie à se reconnecter aux besoins réels demande de se libérer des « faux besoins » artificiellement créés. Cela consiste à supprimer tous les excès, le luxe et l’inutile pour un retour à l’essentiel, à ce qui a du sens, autant pour des raisons écologiques que de bien-être personnel. Il est question d’épurer la production et l’organisation économique de tout le superflu qu’elle a accumulé depuis des années et de cette imposante industrie marketing dont le seul but est de pousser à consommer. Ce principe – qu’on retrouve aujourd’hui largement promulgué par le mouvement pour la décroissance 7 – signe l’arrêt définitif du consumérisme.
Le changement psychologique que permet une société d’après-rareté induirait ainsi une autre vision des biens de consommation et, au final, sur notre propre personne : « La qualité et la beauté remplaceront l’obsession actuelle de la quantité et de la standardisation, la recherche de la durabilité remplacera celle de l’obsolescence ; au lieu de la valse saisonnière des styles, on appréciera les objets que l’on soigne et à travers lesquels on goûte la sensibilité singulière d’un artiste ou d’une génération. Affranchis de la manipulation bureaucratique, les hommes pourront redécouvrir le charme d’une vie matérielle simple, désencombrée, et comprendre à nouveau ce que signifient des objets qui existent pour l’homme par opposition avec ces objets qu’on nous impose. Les rites répugnants du marchandage et de l’accumulation céderont devant les actes chargés de sens que sont le faire et le donner. Les choses cesseront d’être les prothèses indispensables au soutien d’un moi misérable et aux relations entre des personnalités avortées ; elles refléteront des individualités autonomes, créatrices, en plein essor. 8 »
Se retrouver « au-delà de la rareté » ne désigne d’ailleurs pas seulement un état où les besoins essentiels peuvent être satisfaits. Les répercussions vont bien plus loin. En amenant la sécurité de l’existence et en supprimant tout l’engrenage psychologique de l’angoisse artificiellement créé du manque et de l’envie engendré par cette rareté, on crée la condition nécessaire au développement d’une société rationnelle, apaisée et non aliénée. Une fois délivré de cette lutte pour l’existence qui conditionne nos relations, chacun peut porter son regard au-delà de ses besoins propres. Il serait dès lors possible de se concentrer sur son développement personnel et celui de sa communauté. De s’impliquer dans son milieu et s’y intéresser. Une position qui rend possible une réelle démocratie, en tant que système d’autogestion des affaires politiques par le corps de citoyennes et citoyens.
Entrevu au milieu du boom technologique des années 1950 et 1960, ce potentiel des sociétés modernes est néanmoins resté à l’état d’utopie. Malgré le développement des savoirs et les preuves des possibilités actuelles dans les domaines de l’énergie verte, des transports peu polluants, de l’habitat écologique, de l’agriculture biologique et ses dérivés non industriels, etc., le bénéfice humain qu’il y avait à en tirer est resté lettre morte 9. Il a même été tu, combattu, car s’opposant directement aux intérêts économiques de grandes firmes commerciales. Plutôt que de se libérer et se démocratiser, les savoir-faire tout comme les techniques écologiques et les alternatives offertes par la nature ont été privatisés ou réglementés (par des copyrights ou des brevets, par exemple sur les semences), mis de côté ou combattus (maisons en paille, yourtes, etc.) pour ne pas concurrencer des business lucratifs. Alors que tout le monde avance les chiffres de la faim dans le monde 10, peu soulèvent la triste ironie qui ressort de cette expression parmi d’autres du maintien de l’humanité dans une société de rareté.
La question qui se pose est : pourquoi ? Pourquoi n’avons-nous pas cherché à utiliser ces techniques connues depuis des décennies pour faire les premiers pas vers une société d’abondance, ne serait-ce que pour le minimum vital ? Les réponses sont relativement complexes mais certaines pistes peuvent être articulées. Les technologies permettant l’abondance et l’utilisation rationnelle des ressources sont tout d’abord incompatibles avec les modes de production industriels, uniformisés et à grande échelle qui dominent aujourd’hui. Il faudrait aussi citer le développement continu d’une logique économique vicieuse qui tend à rendre tout commercialisable, acheté plutôt que mis gracieusement à disposition, dans le but de faire fonctionner la machine économique censée créer des emplois et assurer par ce biais une meilleure existence – alors qu’elle l’entrave.
Sous d’autres points de vue, beaucoup craignent que l’abondance mènerait au gaspillage, à la surconsommation et donc aggraverait en réalité la crise écologique plutôt qu’elle aiderait à la résoudre, et qu’un rationnement des ressources serait plus crédible en soi. De façon intéressante, Bookchin prend le contre-pied de cette croyance populaire en montrant que l’abondance, à l’inverse de la peur de manquer de quelque chose, détourne d’une consommation abusive. Elle représente même selon lui une condition d’une gestion rationnelle des ressources. En mettant à disposition de tous les produits de consommation recherchés, on « guérit » la personne des aberrations de la consommation de masse. L’abondance, si elle est suivie d’un changement radical du paradigme économique, mettrait ainsi fin au gaspillage, à la consommation à outrance (la consommation pour la consommation), à l’accumulation de biens et aux dégâts écologiques qui y sont liés. Elle lierait justement à nouveau la consommation au besoin et à l’envie réelle 11.
Sur la perspective d’une société d’après-rareté, l’historien suisse Olivier Meuwly a fait remarquer que « Boochin part d’une société prospère, mais elle ne l’est que par les principes justement jugés par Bookchin comme corrupteurs 12 ». C’est bien le cas aujourd’hui et c’est aussi ce qu’il faut changer. Bookchin insiste seulement pour dire que l’un peut exister sans l’autre. Tout son raisonnement porte sur le fait que notre modèle centralisé, industriel et à haut rendement peut être avantageusement remplacé par un système local, décentralisé, moins rentable selon les valeurs actuelles, mais plus efficace, plus humain, mettant mieux à profit les ressources naturelles sans les détruire et offrant tout autant si ce n’est davantage. Mais pour cela, il faut sortir du paradigme structurel actuel.
Reste la question de fond de sa réalisation concrète. Est-ce une réalité tangible ou seulement un séduisant idéal ? Avons-nous aujourd’hui les moyens d’offrir à chacun ce qu’il faut pour vivre décemment et libérer l’humain de sa quête perpétuelle de la subsistance ? La réponse ne peut être oui ou non et les éléments à prendre en compte sont infinis et dépendent du contexte de chaque lieu, d’importantes questions logistiques, etc. On peut cependant avancer l’idée que l’abondance peut résulter d’un équilibre (souple et relativement large) à trouver entre de nombreux facteurs, dont les capacités de production d’un lieu et de son environnement, les besoins et donc de la taille de la population qui y habite, etc. Un retour progressif à une vision et une gestion locales et rationnelles permettrait dans cette optique de s’approcher de cette zone d’équilibre. Le grand problème consiste surtout à revoir nos modes de production, de distribution et de consommation de nos ressources, c’est-à-dire leur gestion. Quoi produire, pourquoi, comment, pour qui, sont autant de questions à replacer dans le contexte d’une économie au service des gens et décentralisée. Et les sonnettes d’alarme tirées autour de la question de la nécessité de la souveraineté alimentaire alors que la dépendance face aux importations grandit en Europe (avec d’importants problèmes en prévision en vue avec l’augmentation prévue du prix du pétrole) vont bel et bien dans ce sens.
Dans son propos, Bookchin affirme que ce qu’il manque pour réaliser une société d’après-rareté, ce n’est pas de nouveaux développements, mais la réalisation des possibilités dont dispose déjà la société actuelle. Et c’est bien cette tension provoquée entre ce qu’il est possible de faire et la réalité vécue et apparente – soit la pauvreté, la faim, le travail pour vivre amenant à vivre pour travailler, les crises artificielles subies en raison des humeurs du marché, etc. – qui devient un point de levier poussant au renversement de la situation actuelle. Par la prise de conscience que cette situation, qu’on nous présente comme une fatalité, est en réalité maintenue artificiellement (peut-être plus structurellement que consciemment), on crée en soi un facteur réel de changement et de profonde remise en question. « Un autre monde est possible », scandent les militantes et les militants à travers les frontières. Ils ont raison. Et si ce nouveau monde accepte d’offrir universellement l’accès aux biens de première nécessité, alors il pourrait sonner la fin de la domination psychologique, économique et sociale qu’ont représentée nos précédentes sociétés, qui évoluaient dans des économies où la rareté régnait encore en maître.

Vincent Gerber
www.ecologiesociale.ch



1. In M. Bookchin, Pour une société écologique, Christian Bourgois, 1976, p. 22.
2. Ramparts Books, 1971.
3. Voir une présentation générale : V. Gerber, « Les trois facettes de l’écologie sociale », Le Monde libertaire, n° 1619 (Ndlr.)
4. M. Bookchin, « Market Economy or Moral Economy », in M. Bookchin, The Modern Crisis, New Society Publishers, 1986, p. 92.
5. M. Bookchin, « La “crise de l’énergie”, mythe et réalité », in Pour une société écologique, op. cit., p. 205-206.
6. M. Bookchin, The Ecology of Freedom : The Emergence And Dissolution Of Hierarchy, AK Press, 1982, p. 136.
7. Mouvement qui n’est pas homogène et s’il comporte, certes, des tendances deep ecology et de louches appétences pour une société non pas seulement sobre mais, pire, austère et sans réjouissances, il ne peut être considéré comme un seul et même bloc de conceptions et de pratiques – erreur que peuvent faire certains commentateurs mal avertis de la diversité des pensées écologistes. (Ndlr.)
8. M. Bookchin, « Vers une technologie libératrice », in The Ecology of Freedom, op. cit., p. 134.
9. Les expériences d’agriculture biologique menées par Jack et Nancy Todd ainsi que Bill McLarney au New Alchemy Institute (thegreencenter.net) et dans le cadre d’Ocean Ark (oceanarks.org) constituent à ce niveau un exemple très parlant de créations intelligentes remplaçant les machines par des organismes vivants et se montrant plus efficaces que ces dernières. Leurs rendements en agriculture biologique notamment ont atteint des niveaux trois fois supérieurs à ceux de l’époque qui utilisaient des produits chimiques et des engrais. Voir Nancy J. Todd, Ecodesign : des solutions pour la planète, éd. Ecosociété, 2007.
10. Sans pouvoir entrer dans les détails, on estime à un milliard les personnes souffrant de la faim. (Ndlr.)
11. Il manque des exemples pour pouvoir confirmer ou infirmer la théorie de Bookchin sur ce point. Il faudrait observer le développement des comportements des utilisateurs d’internet en termes de consommation de biens culturels (films, musique, littérature, etc.), et voir si l’accès à un immense réservoir de titres tend plus vers une accumulation ou une sélection véritablement intéressée de titres. Aujourd’hui, la tendance donne tort à Bookchin, mais le phénomène est encore trop nouveau pour pouvoir y porter un jugement objectif. Cette profusion-là doit encore être apprivoisée.
12. O. Meuwly, Anarchisme et modernité, L’Âge d’Homme, 1998, p. 207-208.