Une histoire de fou : un autre visage des victimes de la guerre

mis en ligne le 13 janvier 2011
L’histoire est parsemée d’épisodes qui, passés sous silence, sont tombés dans l’oubli. C’est le cas, notamment, de ces victimes particulières de la Première Guerre mondiale, de ces soldats que la guerre a rendu fous et qui, de l’horreur du front, ont rejoint les asiles psychiatriques de l’arrière.
L’histoire commence en 1914, lorsqu’éclate l’une des plus effroyables boucheries guerrières de l’humanité, cette hécatombe humaine qui devait être « la der des ders ». Les deux premières années – 1914 et 1915 – sont les plus meurtrières de cette Première Guerre mondiale qui durera quatre ans. Les hommes vont au front comme les cochons à l’abattoir et, à la fin du conflit, on comptera plus de neuf millions de morts. Parmi les soldats qui ne meurent pas sous les balles ou des maladies des tranchées, certains sont grièvement blessés et défigurés (tout le monde se rappellera ici les fameuses « gueules cassées »), et d’autres – et c’est de ceux-là dont on a oublié la mémoire – deviennent fous. Fous d’avoir vu leurs camarades se faire déchiqueter par les fusils, les baïonnettes et les grenades, fous d’avoir vu tomber près d’eux des centaines de bombes et d’avoir respiré l’odeur des cadavres et de la poudre dans la boue des tranchées. Ces soldats, à la santé mentale bouleversée par la guerre, ne restent pas sur le front et sont dirigés vers l’asile de Ville-Évrard, alors réquisitionné par l’armée pour accueillir les combattants aliénés. Une fois placés, les médecins psychiatres établissent un diagnostic, à la lumière des connaissances de l’époque en matière de santé mentale : délire de persécution, débilité mentale, hyperémotivité, émotivité hallucinatoire, confusion mentale, démence précoce, excitation intellectuelle, excitation maniaque, mélancolie, nostalgie, etc. Autant de maux dont ont souffert ces victimes oubliées de la Première Guerre mondiale. Éloignés de leur famille, sans cesse suspectés par les autorités militaires et médicales de simuler des troubles mentaux pour être réformés, souvent considérés comme lâches, ces soldats fous ne sont bien souvent « soignés » que par l’internement et les douches froides, alors même que l’approche psychanalytique naissante aurait pu, si le personnel médical y était plus attentif et moins sectairement réfractaire, apporter des solutions concluantes. Et encore, c’est sans compter avec les pressions de l’armée qui impose aux psychiatres d’éviter le plus possible les internements afin de renvoyer rapidement au front de la chair à canon.
Certains de ces soldats ne guériront jamais de leurs troubles mentaux, d’autres, en revanche, une fois éloignés du front, se rétabliront rapidement (les explosions causaient des confusions mentales qui se résorbaient une fois le sujet éloigné des champs de bataille) et repartiront aussitôt vivre à nouveau l’horreur des tranchées.
Si nombre de ces soldats ont été rendus fous par la guerre, il y eut aussi des soldats qui, déjà fous avant le déclenchement des hostilités, se sont retrouvés au front, en raison de réquisitions qui ne tenaient pas compte de leurs troubles mentaux. Cela est d’autant plus courant qu’en 1915, la loi Dalbiez oblige les commissions de réforme à reconsidérer et à réétudier le cas des hommes déclarés inaptes à la guerre et, de fait, réformés. Des centaines de personnes victimes de psychopathologies se verront ainsi envoyées à l’horreur d’un front qui ne fera qu’exacerber leurs troubles. Quand l’État a besoin de chair à canon, il envoie n’importe quel bougre.
Jusque-là méconnue, l’histoire des soldats fous de la Première Guerre mondiale a été relatée en 2010 dans une bande dessinée collective intitulée Vie tranchées, les soldats fous de la Grande Guerre 1, sous la direction de l’historien de la santé mentale Hubert Bieser qui, après avoir épluché les archives de l’asile de Ville-Evrard, est parvenu à reconstituer la souffrance de quatorze d’entre eux. Histoires vraies, donc, basées sur un véritable travail d’archives et superbement retranscrites par un collectif de talentueux dessinateurs et scénaristes de bande dessinée. Un ouvrage ludique et érudit qui permet de lever une partie du voile qui, aujourd’hui encore, cache ce pan de l’effroyable histoire de la Grande Guerre.