Le Sphinx dans l’entreprise : réflexions syndicales sur l’évaluation

mis en ligne le 13 janvier 2011
Je vous écris du pays des RH (ressources humaines), managers et collaborateurs, objectifs et projets, performance et qualité globale. Celui du mérite et de sa reconnaissance objective par l’évaluation individuelle : des objectifs décidés et partagés avec l’agent, puis les résultats mesurés et partagés avec lui, commandant l’évolution du salaire et de la carrière.
Pour entretenir l’illusion d’une justice managériale – et sans doute aussi pour que des services entiers de RH produisent leur propre justification –, on propose maintenant aux salariés d’évaluer ces pratiques. Voyons comment ; et notamment comment les cadres « managers » se retrouvent eux aussi piégés dans ce système.

Tout un programme
Prenons l’exemple d’une grande entreprise publique du transport ferroviaire. A été présentée dans les directions centrales une opération appelée « dispositif d’écoute des directions », sous la forme d’un questionnaire à remplir par les agents en vue d’un diagnostic managérial s’appuyant sur leur ressenti. Le but : identifier des axes de progrès et des pratiques managériales au service de la performance.
« Dispositif d’écoute », ils l’ont appelé ! Comme une vulgaire barbouzerie d’État dans l’affaire Woerth-Bettencourt ou celles qui l’ont précédée. Quant au logiciel utilisé pour le questionnement et les résultats, ils l’ont appelé Sphinx, comme l’être mythologique qui proposait des énigmes aux voyageurs et dévorait ceux qui ne trouvaient pas… Voici au moins des stratèges RH qui annoncent la couleur : on nous surveille de près et à chaque mauvaise réponse, on peut numéroter ses abattis !

Tiens ? Revoilà le « collectif de travail » !
Le questionnaire repose sur une double grille pour chaque question : d’une part l’appréciation du degré d’importance du thème, et d’autre part l’appréciation de la plus ou moins bonne application de ce thème dans le « collectif de travail » du répondant. Ce qui est doublement incohérent.
Tout d’abord, à aucun moment le « collectif de travail » n’est défini dans le document. Est-ce l’entité à l’échelle de laquelle les résultats sont collectés (et qui correspondrait au département) ? Est-ce l’équipe (qui correspondrait à la division) ? Sont-ce les quelques personnes immédiatement nécessaires autour de soi, à la réalisation de ses tâches ? On ne sait pas ! Chacun répondra selon sa propre vision et les données ne seront donc pas comparables entre elles, ni analysables en fonction des différentes perceptions du « collectif de travail » (puisqu’aucune question ne permet au répondant de donner sa compréhension du terme). C’est un premier vice de méthode énorme.
Ensuite et surtout, cette grande entreprise publique a axé, depuis 2000 au moins, toute sa gestion du personnel sur une évaluation individuelle : entretien individuel de prise de poste (EIPP), d’appréciation (EIA), de formation (EIF), de fin de poste (EIFP), gratification individuelle de résultat (GIR), etc. Ceci en commençant par les cadres, majoritaires dans les services de direction, objets du « dispositif d’écoute ». Les trois quarts des questions sont d’ailleurs formulées par rapport à un « mon » ou « ma » (jamais « notre »), et n’ouvrent que sur une perspective individuelle.
Évidemment, aucune question n’est posée sur la pertinence de cette gestion exclusivement individuelle. On ne veut pas connaître la perception des agents de l’interaction avec leurs collègues ; de la part qui revient au collectif – justement ! – dans le bon avancement des affaires traitées. Pas seulement l’équipe, mais également les correspondants ailleurs dans l’entreprise, pour qui et avec qui on travaille. Or, peut-on vraiment isoler des objectifs individuels qui ne dépendent que de soi ? Non, bien sûr. La gestion individuelle, associée à l’esprit client-fournisseur entre services, conduit donc à travailler en compétition les uns contre les autres ; c’est la négation du collectif.
Cette résurgence du terme « collectif de travail », dans le discours de ceux-là mêmes qui se sont acharnés à le casser, est aussi pathétique que lorsqu’un Sarkozy parle de « ce beau mot qu’est le mot travail ». C’est insultant et humiliant de se voir confisquer le mot, après s’être fait voler la part de réalité sociale émancipatrice que pouvait signifier le travail il y a quelques décennies.

« La vie des autres » chez les managers !
Dans le film La Vie des autres (de Florian Henckel von Donnersmark, 2006), l’agent zélé de la Stasi surveille un artiste jusqu’alors reconnu et accepté du pouvoir, pour dénicher et punir ce par quoi il pourrait retrouver l’esprit critique de ses premières années. Le « dispositif d’écoute » mis en place par nos agents zélés de RH a pour véritable cible les cadres que l’on désigne par le tour de passe-passe de « manager ».
En effet, soit les agents cherchent à exprimer leur ressenti dans la grille de questions, et ils vont essayer de rendre compte de leur critique à l’égard du torrent de prescriptions, d’injonctions, de projets qu’ils ne peuvent pas absorber et qui sont ingérables (en temps à y consacrer en plus du travail de production quotidien, mais aussi en cohérence même entre eux). Or le questionnaire est orienté de telle sorte que la critique ne pourra jamais être interprétée comme celle du « prêt-à-penser » RH, et toujours comme un défaut du manager qui ne sait pas provoquer et entretenir la croyance des ouailles qu’on lui confie.
Soit on acte que les questions sont verrouillées. Dans ce cas, ou bien on répond toujours à la normande (un coup plutôt oui, un coup plutôt non, jamais d’extrême), et on dira que tout va bien dans l’entité. Ces entités modèles serviront de base pour désigner à la vindicte les managers des autres. Ou bien on ne répond pas, et les managers de ces entités seront à surveiller comme ne sachant pas provoquer et entretenir l’enthousiasme des ouailles. Ou bien on répond systématiquement « pas concerné », ce qui nous a un air de fronde contre le principe même de la question ou sa formulation, et les managers de ces entités seront à tancer comme laissant s’instaurer l’esprit critique chez leurs ouailles.
Pour finir, on fera le coup à tous de la « large concertation ». Les agents doivent-ils alors prêter leur concours à cette mascarade qui n’est qu’un outil de pression – et de répression ! – sur les managers (en laissant à l’abri les vrais penseurs et zélateurs du système) ? Non bien sûr ! Car si la critique de l’organisation hiérarchique peut légitimement commencer dès le premier chef, il y a plus à gagner à faire comprendre à celui-ci qu’en acceptant le rôle du garde-chiourme, il est deux fois dans la prison. Physiquement, au même titre que les agents-prisonniers. Mais aussi mentalement, car il doit penser la prison pour que celle-ci existe ; alors que l’agent-prisonnier qui écoute la voix de son émancipation peut au moins penser la liberté (et l’égalité).

Évaluons l’évaluation !
À y regarder de plus près, l’évaluation individuelle est un cache-misère pour dissimuler l’arbitraire qui est le penchant naturel du lien hiérarchique. Ce qui ne veut pas dire que tous les chefs soient arbitraires, mais que l’arbitraire d’un chef est rarement remis en cause. Les syndicalistes le voient bien dans les suivis individuels d’agents qu’ils assurent, pour procédures disciplinaires, discrimination, harcèlement, respect des accords travailleurs handicapés, etc. Les niveaux hiérarchiques supérieurs et les services RH se mettent quasi systématiquement en situation de choisir entre une version et une autre, au lieu de faire leur analyse propre du problème permettant souvent d’identifier des causes et des solutions non envisagées au stade où le conflit est évoqué. Or, un supérieur hiérarchique, lorsqu’il doit « arbitrer » entre la version du chef et celle du subordonné, arbitrera le plus souvent pour le chef (puisqu’il en est lui même un !). Quant aux diverses « missions », « délégations » ou « cellules » qui ne sont pas dans des lignes hiérarchiques, et qui pourraient promouvoir un rôle de médiateur/conciliateur, leurs velléités éventuelles sont vite découragées ou neutralisées, précisément du fait de leur absence de pouvoir hiérarchique.
L’outil même de l’EIA est pervers. D’abord par la difficulté (évoquée plus haut) de définir des objectifs individuels dans un contexte d’interdépendance forte entre des services de direction. L’organisation matricielle entre des services qui portent les contrats vis-à-vis des « clients » internes ou externes et les services qui produisent pour les premiers, auquel se rajoute le démembrement en sous-activités auxquelles on assigne des objectifs propres (pas nécessairement convergents entre chaque sous-activité), et aggravée encore dans certains cas par des doubles lignes de commandement (hiérarchique et fonctionnelle), tout cela a pour effet que le mode de production en direction est tout sauf linéaire. Il est illusoire d’attribuer le plus ou moins de succès d’un objectif à l’un ou à l’autre. Derrière une appréciation objective, il y a en fait l’appréciation arbitraire du chef (bonne ou mauvaise, ce n’est pas la question ici).
Ensuite, la forme même des EIA est étonnante : l’évaluation finale s’échelonne entre « performance insuffisante », « bonne performance », « très bonne performance » et « excellente performance ». On a donc des situations où une appréciation qualifiée de « bonne » place en fait l’agent en dessous de la moyenne. Les syndicalistes peuvent témoigner de sanctions disciplinaires prises, avec pour preuve des insuffisances professionnelles une « bonne performance » ! Cette incohérence entre le contenu de l’appréciation et sa portée est non seulement déstabilisante psychologiquement, mais favorise l’expression de l’arbitraire du chef (bon ou mauvais).
Au final, ce « dispositif d’écoute » auquel on enjoint aux agents d’adhérer est bien une énigme de Sphinx : qui n’y répond pas bien se fait manger. Or la référence mythologique n’est pas qu’une image. Dans la réalité de l’exploitation au XXIe siècle en Europe, ce sont concrètement les dizaines de suicides à France Télécom, Renault, etc. Et bientôt à la SNCF !

Sitta Neumayer
Groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste, SUD Rail