Organisation ? Oui. Embrigadement ? Non.

mis en ligne le 1 avril 1957
L’ordre du jour du prochain congrès de la Fédération anarchiste comportera deux questions d’importance capitale : le problème de l’hebdomadaire et celui de l’organisation, c’est-à-dire du renouvellement des doctrines d’action. Il est temps que l’on en discute si l’on veut éviter des débats confus.
Le journal ne pose pas de problèmes théoriques. Fondé pour être l’instrument de propagande ouvert à toutes les tendances, il n’a pas une seule fois failli à cet objet. Ses animateurs ont fait davantage. Ils ont su réaliser un journal vivant exactement avec rien : pas de local, pas la moitié des fonds qui avaient été demandés, une collaboration régulière extrêmement réduite.
Pourraient-ils sortir de la sorte un hebdomadaire ? On en discutera. Cependant il faut savoir que son financement serait tout autre chose que le prix d’un mensuel multiplié par quatre. Il faut savoir aussi qu’un hebdo vivant ne se fait pas avec des papiers de généralités, les seuls dont on ne manque pas. Le commentaire des événements de la semaine exige une rédaction organisée, expérimentée. Les papiers de dernière heure ne peuvent être écrits que par des camarades responsables très au courant de notre mouvement et de la diversité des positions. Tous ces camarades sont retenus par leurs occupations et n’ont pas tous acquis le métier qui permet une rédaction rapide. Car c’est aussi un métier.
On devra prendre garde à ne pas saborder un bon mensuel, encore fragile, sans être bien assuré qu’on pourra tenir l’hebdomadaire qui lui succéderait. Ce serait une erreur que de se référer aux journaux d’avant la guerre. Les budgets d’impression et de diffusion ne sont plus du tout du même ordre. C’est ainsi que des dizaines de petits journaux ont disparu. Chacun de nous désire une parution hebdomadaire, à condition que notre journal ne devienne pas un petit brûlot sans portée. Je demande aux congressistes qui poseront cette question de bien préparer leur dossier. Ils doivent être en possession d’un devis chiffré du prix d’impression, de retour des invendus. Ils doivent pouvoir donner une liste authentique de rédacteurs qualifiés ayant accepté d’avance de fournir bénévolement un travail astreignant avec autant de régularité que s’ils étaient rétribués. Hors cela, on peut toujours imprimer du papier. Faire un journal, c’est autre chose. Quant aux fonds, c’est le devis qui indiquera, selon son chiffre, si nous avons quelque chance de les trouver.

Accordons-nous dans la diversité
J’écris plus haut que le journal de pose pas de problèmes théoriques. La seconde question à l’ordre du jour, c’est-à-dire l’organisation, pourrait lui en poser. Il est évident que si l’on décidait de constituer une fédération de type plus ou moins centralisateur, cela supposerait l’acceptation d’une doctrine commune, d’un programme délimité et l’engagement d’en observer les disciplines. Le M.L. ne pourrait plus être l’organe d’une fédération ainsi orientée, nous le savons.
À la vérité, je ne crois pas que l’on coure ce risque. Les conclusions lapidaires de la lettre de Maurice Fayolle au congrès n’ont pas ce sens. Il a seulement voulu souligner à raison la nécessité de repenser nos doctrines et – tout spécialement – nos doctrines d’action. Il a raison encore lorsqu’il considère l’inefficacité d’une propagande sans cohérence. Je suis d’autant plus à l’aise pour en discuter avec lui que, dès 1952, je publiais dans Défense de l’Homme un article intitulé : « Synthèse d’un anarchisme évolutif », où j’esquissais une organisation possible, sous une forme n’excluant aucune tendance.
Depuis le dernier congrès, je me suis rendu compte qu’il fallait aboutir à une solution ou bien – et c’est un point de vue où s’endorment quelques-uns – ne tenir l’anarchisme que comme un état d’esprit particulier à certains individus hors circuit. C’est donc pour appuyer la position de Fayolle à laquelle personne ne s’oppose, sans doute, mais que personne non plus ne complète et précise, que j’ai publié, dans le numéro de décembre de Contre-courant, la brochure intitulée : « L’anarchisme et l’évolution » (bilan et perspectives). Elle a donné lieu, chez nos camarades espagnols, à une discussion encourageante. C’est à Nantes que cette discussion doit être reprise avec, je veux l’espérer, de sérieux arguments pour ou contre. Si je rappelle cette initiative, c’est qu’il serait inutile de travailler si les camarades n’étaient pas même informés des thèses qui seront discutées. Il importe avant tout que nous soyons, les uns et les autres, sans aucun parti pris, mais non pas sans opinions référencées qui permettent une confrontation sérieuse.

Pour nous, organiser c’est coordonner
Ce n’est pas du dernier congrès, ni même de mon article de 1952, que date ma conviction d’un renouvellement nécessaire. Il y a un quart de siècle que je le dis, inutilement du reste. Toutefois, ce ne fut pas inutile à mon comportement personnel. Il est évident qu’ayant, depuis si longtemps, une telle position, il me fallait trouver une définition de mon anarchisme ou passer à autre chose. Cette expérience personnelle a peut-être une signification. Vingt-cinq ans de réflexion peuvent bien ne pas aboutir à grand-chose. Cela comporte néanmoins des éléments dont il n’est pas interdit qu’on fasse son profit.
Repenser les doctrines, cela suppose une révision des tendances et, si possible, un accord entre elles. Un accord et non une fusion irréalisable et qui, à la vérité, serait appauvrissante. En ce qui me concerne, je suis sur ce plan tout à fait disponible. Je n’ai jamais été lié ni à l’anarchisme individualiste absolu, ni au communisme libertaire et pas davantage à l’anarcho-syndicalisme. Je ne me suis jamais non plus senti étranger à l’une ou l’autre de ces tendances. Mon individualisme fondamental est social et syndicaliste. Pour d’aucuns, il y a là une contradiction. Il se peut mais elle ne doit être que dans les termes puisque je l’ai réduite sans difficulté.
Un peu de bonne volonté, le renoncement – facile pour un véritable libertaire – à jouer les chefs d’école, devraient permettre de généraliser une synthèse de cet ordre. Une synthèse ne signifie pas un alignement. Il est normal que chacun mette l’accent sur la conviction qui est la sienne et que tous y consentent, à la condition que tous et chacun se retrouvent unis sur les bases communes qui fondent l’anarchisme. C’est à partir de cette vue que l’on peut concevoir une organisation ouverte.
Je ne saurais reprendre en ces quelques lignes ce que j’ai proposé dans les deux textes cités – fort sommairement d’ailleurs – et qui ne sont que des indications. J’ajouterai seulement que l’anarchisme – bien qu’il soit anticonformiste par définition – est en train de mourir, en France et ailleurs, de sclérose par excès de conformisme à ses doctrines dépassées. L’opposition à toute organisation n’est pas la moindre cause de ce mal. Pourtant, elle n’est pas fondamentale. Si l’on réfléchit que le syndicalisme fut l’œuvre des anarchistes, on conviendra que l’organisation, quand elle est celle de la charte d’Amiens, ne contredit pas à l’esprit libertaire. Bien sûr, le même exemple évoque les déviations subséquentes. Ce ne sont pas les anarchistes qui les ont provoquées et c’est dans un syndicalisme généralisé, dépourvu d’idéal, qu’elles se sont instituées.
Dans un milieu libertaire, le risque est nul si l’on ne perd jamais de vue le critère de l’autonomie absolue de la pensée individuelle. Nous pourrions donc accepter de définir une articulation souple des groupes de tendances diverses et des groupes spécifiques. On s’apercevrait vite que toute liberté individuelle serait aisément sauvegardée par la seule non-obligation d’agir au-delà de ses propres positions. C’est un type d’organisation de cet ordre que j’ai formulé. Disons, si l’on veut, que pour nous l’organisation a le sens de coordination. C’est une question de bonne foi plus que de doctrine.