Non ! Jean-Paul Sartre, vous n’êtes pas encore anarchiste

mis en ligne le 1 novembre 1975
Jean-Paul Sartre disait, après mai 68 : « Si on relit tous mes livres, on se rendra compte que je suis toujours resté anarchiste. » - Et il répète, dans une interview du 30 juin 1975 au Nouvel Observateur : « Quand j’écrivais La Nausée, j’étais anarchiste sans le savoir. » - Il ajoute plus loin : « J’ai toujours pensé que l’anarchie, c’est-à-dire une société sans pouvoirs, doit être réalisée. »
Cependant, chacun sait qu’entre 1949 et l’écrasement de la Révolution hongroise, en 1956, Sartre a défendu la politique du Parti communiste français, dont les buts sont aux antipodes des positions anarchistes. Et on sait aussi que Sartre, en 1952, dans les Temps modernes, s’en est pris violemment à Albert Camus, à propos de L’homme révolté, dont les thèses sont franchement sympathiques aux anarchistes. Alors ? Eh bien, tout simplement, Sartre, en se disant anarchiste, fait aveu d’ignorance. On ne se dit pas anarchiste quand on ignore les opinions réelles de l’anarchisme, et qu’on défend des opinions opposées.
Sartre est certainement un individualiste. Mais tous les individualistes ne sont pas des anarchistes. Ceux-ci, en effet, voient dans l’individu, non pas un solitaire asthénique dans le genre du Roquentin de La Nausée, mais une force sociale jusqu’alors inemployée, un agent de coopération et de création en puissance.- Les héros des romans et des pièces de Sartre sont des pauvres types solitaires, des prisonniers angoissés de leur liberté. Or, cette angoisse d’être libre, chez le héros sartrien, elle semble bien venir, tout simplement, de son impuissance à coopérer avec les autres. L’individu véritable, pour les anarchistes, c’est le Moi qui est le frère actif de l’autre-Moi. D’ailleurs, sans ce type d’individu coopératif et créateur, il n’y aurait jamais eu de langage, de culture, ni de progrès matériel, ni de travail solidaire, ni de collaborations entre générations. Sartre a dit, dans une formule fameuse et creuse, que chez l’homme l’existence précède l’essence - parce que seule l’existence serait libre. Mais pour les anarchistes, l’essence de l’homme se confond avec sa liberté. Plus de liberté, alors plus d’essence, plus d’existence, plus rien. C’était aussi la position de Camus qui, dans L’homme révolté, parle d’un homme total, chair et conscience, individu et société, présent et histoire, essence et existence. L’homme de Sartre, c’est l’homme disséqué et abstrait des philosophes, de même que l’homme de Marx, c’est l’homme exsangue et privé de sentiments de l’Économie politique. L’homme des anarchistes, c’est l’être humain concret, sans rupture, sans frontières de nation ou de race, c’est l’homme et l’unité humaine originelle et biologique, et capable de relations humaines constructives et chaleureusement vécues.
Au cours de leur fameuse querelle, Sartre a reproché à Camus « accusateur public de la République des Belles Âmes », d’être en dehors du coup, de se maintenir à une altitude olympienne, et de ne pas vouloir se salir les mains (en flirtant comme lui, par exemple, avec le Parti communiste). Mais Camus, il fallait le comprendre. Il ne voulait pas trahir l’unité humaine originelle, en faisant cause commune avec de faux révolutionnaires, qui postulaient pour commencer la division de l’homme en élus et en exclus de l’Histoire, comme il y a déjà les élus et les exclus de Dieu, de la Race ou du Capital. « Dès qu’il frappe, le révolté coupe le monde en deux, écrit Camus dans L’homme révolté. Il se dressait au nom de l’identité de l’homme avec l’homme, et il sacrifie l’identité en consacrant, dans le sang, la différence » (p. 348).
Sartre s’est détaché du Parti communiste après l’écrasement de la Révolution hongroise par les Russes. Alors, qui avait raison, Sartre ou Camus ? Ensuite, Sartre s’est jeté dans les bras du gauchisme et du maoïsme, qui le rassurent parce que restés héritiers de Hegel et de Marx. Mais qu’a-t-il dit quand la Chine a conquis le Tibet en 1950, puis réprimé une rébellion en 1959 ? C’était sans doute trop loin pour s’en faire du souci. Mais Camus, lui, voyait loin. Il rejetait, comme l’ont toujours fait les anarchistes, les absolus grégaires, fussent-ils (soi-disant) révolutionnaires. Mais nous en avons de plus en plus le sentiment aujourd’hui : la révolution sera faite par des hommes restés libres et créateurs, et non par la discipline totalitaire de gens identifiés à telle croyance grégaire, marxisme, trotskisme ou maoïsme.
L’aliénation fondamentale de l’homme, c’est toujours la projection du Moi dans une Identification : la Race, Dieu, la Nation, le Parti, etc... Et une fois prisonnier de cet Absolu, l’individu n’est plus capable de rapports normaux avec l’autre individu... Quant à l’aliénation de Sartre, c’est sa fidélité infantile à la dialectique de Hegel, revue et corrigée par Karl Marx, Lénine et Staline.
Mais Sartre aurait rompu avec ces tenants d’une dialectique totalitaire, si, allant jusqu’au bout de ses tendances anarchistes, il avait pris le temps d’étudier à fond les différences capitales qui séparent la dialectique marxiste et la dialectique anarchiste, fondée par Proudhon. La thèse et l’antithèse, pour Hegel et Marx, sont littéralement absorbées par la synthèse : ainsi l’œuf et sa négation, le germe, sont abolis par la formation du poussin (exemple donné par Politzer). Mais Proudhon subodore la manœuvre, et comme Camus, il voit loin : « Hegel, écrit-il, conclut avec Hobbes à l’absolutisme gouvernemental, à l’omnipotence de l’État, à la subalternisation de l’individu et des groupes... » (La guerre et la paix).
Selon Proudhon, les opposés n’ont pas à disparaître, puisqu’ils sont le ferment de la synthèse créatrice ! Il faut dire que, pour Proudhon, ces opposés ne sont pas une thèse et une antithèse abstraites, ce sont surtout les individus et les groupes humains (ateliers, usines, etc...).
Dans la dialectique marxiste, la synthèse devient à son tour une thèse qui suscite la négation d’une nouvelle antithèse, suivant un cycle infernal. Expliquer le monde ainsi, c’est justifier les guerres, c’est exalter la société de consommation et de compétition. C’est là une dialectique de négation perpétuelle - tandis que la dialectique anarchiste est une dialectique de création. Selon Proudhon, la synthèse créatrice « ne naît point d’un troisième terme, mais de l’action réciproque des deux opposés » (De la justice - Vol. I, pp. 28-29).
Aujourd’hui, la psychologie sociale prolonge et confirme Proudhon : toute création, artistique ou scientifique, consiste dans la réduction d’une contradiction par une synthèse créatrice : vérité scientifique, découverte technique, œuvre d’art. Ainsi Einstein a été mis sur le chemin de ses découvertes par les contradictions qui résultaient des théories de Newton. Même phénomène dialectique dans la création poétique. Ainsi dans l’image bien connue d’André Breton : le cerisier bleu de la mer... Quelle distance, quel abîme de contradiction entre la mer et... un cerisier ! Et pourtant, la synthèse se fait, c’est-à-dire que le lecteur franchit allègrement l’obstacle de la contradiction, en créant un « être nouveau » (comme dit Bachelard). Mais ni la mer, ni le cerisier ne sont abolis par cette synthèse de sens ! Au contraire, il est nécessaire que l’un et l’autre restent bien contradictoires, pour que le plaisir de la synthèse poétique se reproduise. C’est exactement ce phénomène de création par synthèse des opposés que Proudhon imagine sur le plan social : chaque association de travailleurs est une synthèse d’individus les plus divers, et la grande démocratie industrielle fédérative est aussi la synthèse des groupes professionnels les plus variés. La synthèse créatrice jaillit du jeu des opposés, toujours nouvelle. Elle n’est donc rien par elle-même ; elle disparaît, en tant qu’idée de l’Unité, comme l’État disparaît au profit d’une évolution permanente de l’organisation sociale, lorsqu’ont été libérés les rapports créateurs entre les individus et les groupes : alors on peut dire, avec Proudhon, que le gouvernement, c’est l’anarchie.
On comprend maintenant pourquoi le fascisme de Mussolini, le racisme hitlérien et le marxisme, doctrines totalitaires et absorbantes, autoritaires et impérialistes, sont allés chercher leur modèle dialectique dans Hegel et non pas chez Proudhon ! La dialectique imaginée par Hegel, c’est le marteau-pilon d’une négation continue des opposés par une « synthèse » totalitaire et absorbante. En fait, cette dialectique est la projection d’une mentalité impérialiste, affirmée par des esprits autoritaires, et qui pratiquaient eux-mêmes cette dialectique dans leurs relations avec les autres : la solution à nos oppositions, c’est l’obéissance à l’État (Hegel) et c’est la discipline du Parti (Marx - Lénine).
Au contraire, Proudhon traduit dans sa dialectique ce qu’il pressent être la juste relation entre des hommes libres, ou des groupes autogérés de travailleurs : c’est une dialectique de relation coopératrice et créatrice, où la thèse et l’antithèse ne sont pas absorbées, neutralisées ou détruites, mais toujours capables, dans leur diversité (et grâce à cette diversité), de produire de nouvelles synthèses productives.
Vous avez écrit quelque part, M. Sartre, que le Parti communiste était « indispensable aux masses », parce qu’il « représentait leur union » (réponse à Lefort). Dans votre jargon, on peut dire encore que « la classe ne peut être définie comme groupe, comme prolétariat, que dans la mesure où il y a un groupe (ici le Parti communiste) qui agit sur la sérialité de la classe » (Burnier - Les Existentialistes et la politique - coll. Idées, p. 94). C’est toujours pareil : le Parti, uni par sa discipline militaire est l’union de la classe ouvrière, et la classe ouvrière, unie dans l’obéissance au Parti, est l’union de tous les hommes. C’est l’union forcée en cascade, sous la direction paternelle (non avouée) du Secrétaire général du P.C. soviétique. Union forcée, en tant que synthèse totalisante, par laquelle les diversités (individus et groupes, associations et régions, etc...) sont neutralisées et absorbées - ou simplement annihilées.
Les penseurs anarchistes recherchent de leur côté un autre type d’union, délivré des Absolus. Il s’agit d’une union vécue entre les individus réels, aboutissant à la synthèse d’une coopération, grâce à leur libération des conditionnements égotistes et impérialistes. Peu à peu, cependant, les Absolus de la Nation, de la Race, de la Foi, du Parti, perdent de leur virulence, du fait même de leur concurrence, et du cours accéléré de l’histoire. Et du même coup, les idées anarchistes et l’esprit anarchiste se révèlent dans leur véritable signification humaine, c’est-à-dire capables de nous guider aujourd’hui et dans l’avenir. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! La formule est magnifique, mais incomplète : il fallait préciser : unissez-vous VOUS-MÊMES (sans avoir à suivre les consignes et les directives de quelque parti que ce soit).
Aujourd’hui, les Sciences humaines viennent à la rescousse des intuitions des anarchistes. Elles sont en train de découvrir que les groupes de base non partisans (non identifiés à un Absolu) ont des vertus sociales libératrices 1. La dynamique des groupes est aussi une formation progressive aux rapports constructifs et coopératifs. Ainsi se trouverait ouverte pratiquement la voie pour des synthèses sociales indéfinies, dans l’esprit de la dialectique proudhonienne. Bien plus, cette dialectique dévoilée par Proudhon, dialectique sociale créatrice par excellence, on s’aperçoit qu’elle agit spontanément entre les participants de ces groupes, en les rendant de plus en plus ouverts et coopératifs.
Il faut comprendre que Proudhon et la plupart des anarchistes sont en quelque sorte des visionnaires et des futurologues. Ils voient bien que le monde social et politique où nous vivons est un monde fermé, aliéné par des Absolus aux mille visages, mais tous plus impérialistes les uns que les autres. Pour faire la vraie révolution, à leur avis, c’est dans une toute autre direction qu’il faut aller, guidé non plus par des valeurs absolus (ni Marx, ni Jésus) mais par un nouveau type de relations humaines. Or, ce nouveau style des rapports sociaux, nous le voyons émerger aujourd’hui un peu partout, dans la mode égalitaire, dans le refus des autoritarismes, dans une « réaction de rejet » à l’égard des compétitions et des honneurs, dans le retour aux valeurs simples du travail artisanal et de la vie communautaire (Charles Reich parle de l’avènement d’une conscience III)... Nous avons déjà parlé de cette révolution relationnelle (M.L. oct. 75).
Aujourd’hui, les psychosociologues sont d’accord pour assimiler cette nouvelle relation sociale à une RELATION CREATRICE 2. Et c’est par là que nous finirons, en mettant en relief un curieux phénomène de l’histoire occidentale des idées : alors que Proudhon, contemporain de Marx, jetait les bases d’une dialectique du rapport social créateur, dans une vision prémonitoire en avance d’un siècle et quart sur son temps, M. Sartre, vous vous débattez aujourd’hui encore, avec vos amis marxistes et maoïstes, dans les jupons d’une dialectique surannée, qui reflète un état rétrograde des rapports humains, et qui fut fondée par Hegel, il y a trois demi-siècles.

Han Régnell


1. À consulter : L’Autogestion et la dynamique des groupes, par Han Régnell (Revue La Rue, n° 19)
2. Ouvrages à consulter :
Rapaille, La relation créatrice (Ed. Universitaires)
G. Gusdorf, Dialectique et sociologie (Flammarion)
Proudhon, Coll. Philosophes (P.U.F.)
Mathilde Niel, Psychanalyse du Marxisme (Courrier du Livre)
André Niel, Jean-Paul Sartre (Courrier du Livre)