Entretien avec le chanteur Gilles Servat

mis en ligne le 9 mars 1978
Le Monde libertaire : Etre breton, ce n'est pas automatiquement être révolutionnaire ?

Gilles Servat : Dans tous les mouvements qui se définissent par rapport à une colonisation et une libération, il y a à la base un nationalisme et au départ, chaque classe a son nationalisme. Il y a donc une partie de la bourgeoisie bretonne qui est nationaliste, mais son nationalisme à elle n'est que ça, car bien sûr il n'est pas question pour elle de parler de lutte de classes ou tout au moins pas dans le même sens que nous.
On peut donc se revendiquer breton et faire partie de la bourgeoisie et donc ne pas être révolutionnaire. Et le nationalisme petit-bourgeois aboutit toujours à une décolonisation « comme en Irlande » ! Il y a alors une bourgeoisie nationaliste, comme en Irlande, qui fait une tentative de libération à sa façon et en fait l'Irlande du Sud est toujours aussi dépendante de l'Angleterre, peut-être même encore plus qu'avant. C'est là qu'on s'aperçoit que ça n'a strictement rien changé ! Si on laisse la bourgeoisie locale agir dans les pays colonisés, on arrive à une situation qui n'améliore en rien la situation des travailleurs, c'est évident !
Donc avant tout, un mouvement de libération doit être une lutte de classe ! Lutte de classe à l'intérieur du pays colonisé et aussi lutte de classe contre l'impérialisme. De toute façon, si on lutte contre sa propre bourgeoisie, on lutte aussi obligatoirement contre l'impérialisme, car la bourgeoisie locale est complètement liée à l'impérialisme. Maintenant, quelles perspectives de lutte on se donne pour échapper à ce piège ? C'est en essayant de clarifier au maximum les choses sur ce plan-là, et donc montrer aux gens qu'il ne faut pas tomber dans le piège du nationalisme bourgeois qui existe encore en Bretagne.
Car ces nationalistes bourgeois font une analyse purement chauvine, en disant : « On est Bretons, les Français nous font chier, dehors... », un point c'est tout, et c'est logique. D'ailleurs les mouvements de libération commencent toujours par un nationalisme de la bourgeoisie qui est en avance sur les autres parce que ce sont les plus conscients de certaines choses sur le plan de leur culture, etc. Pourquoi ? Parce que c'est eux qui font des études, qui ont le temps de s'intéresser à tout ça... alors qu'en Bretagne, il y a des paysans qui parlent breton tous les jours, qui vivent encore comme il y a très longtemps, etc., qui ont toute une culture en eux, et si tu viens leur dire : «Vous êtes Bretons, vous n'êtes pas Français », ils vont gueuler comme des veaux ! Eux pourtant, ils sont complètement Bretons, mais ils en sont pas très conscients, ils n'éprouvent même pas le besoin de se revendiquer en tant que Bretons, puisqu'ils vivent comme ça et qu'ils ne sont pas confrontés à des choses terribles comme le départ ou l'interdiction de parler breton.
Car la Bretagne, c'est vraiment un pays colonisé ! Par exemple, la majeure partie des conserveries de poissons ne sont plus en Bretagne, c'est complètement ridicule. Et c'est pareil pour les conserveries de légumes. Et il y a un tas de choses comme ça. En fait, on dit qu'on est un pays pauvre mais c'est complètement faux, on a des ressources mais qui sont inexploitées. C'est le cas typique de l'exploitation colonialiste d'un pays, c’est-à-dire que l'on pique les ressources du pays puis on les transforme ailleurs, ou alors si on les transforme sur place, on paie les gens avec un lance-pierre !

Le Monde libertaire : Une certaine partie du mouvement breton s'est lancée dans la lutte armée. Toi, quelle est ta position par rapport à ces moyens de lutte ?

Gilles Servat : Pour l'instant, je condamne les attentats commis en Bretagne.

Le Monde libertaire : Tous les attentats ?

Gilles Servat : Pratiquement tous les attentats. Je considère que faire des attentats en Bretagne, surtout comme ils sont faits, c'est plutôt faire reculer les choses. Pourtant, on a toujours soutenu les mecs du FLB (Front de Libération de la Bretagne) qui ont été arrêtés. On a toujours rejeté sur l'État français la responsabilité de la violence ! Et puis je pense que si on veut mener une guerre révolutionnaire, il faut vraiment avoir la population avec soi. Et aujourd'hui, je crois qu'ils sont coupés des masses, contrairement à ce qu'ils disent… Et quel travail ils font avec les masses, rien !
Enfin, il y a différentes sortes d'attentats : il y a l'attentat du paysan à qui on impose un remembrement arbitraire complètement con… alors que le remembrement était nécessaire. Attention ! Il y a le remembrement qu'il aurait fallu faire et celui qui a été fait, naturellement ! Il y a donc des tas de paysans qui ont fait sauter des bulldozers (parce que les paysans ont de la dynamite chez eux pour faire sauter les souches), moi je suis d'accord ! S'ils font une rocade sur les marais salants de la Baule, par exemple, c'est sûr qu'il va y avoir des attentats... mais je suis entièrement d'accord avec les mecs, il n'y a pas 36 solutions. C'est Guichard qui est maire de La Baule, il a tous les passe-droits ce mec-là, il fait construire des immeubles là où il n'a pas le droit. T'es obligé, tu es acculé à l'attentat, c'est obligatoire là ! Mais il y a aussi des attentats purement gratuits.

Le Monde libertaire : La politique nucléaire en Bretagne ?

On a une centrale atomique en Bretagne, une petite. Et puis ils ont des vues sur au moins quatre sites, mais la résistance est vachement dure, en particulier au Pellerin, près de Nantes. Dans le Finistère, les paysans ont tiré sur l'hélicoptère qui venait visiter le site. Au Pellerin, ils ont fait une enquête d'utilité publique, ils ont eu 200 000 non et 90 oui... et ils vont la faire quand même !
Actuellement en Bretagne, il se passe un truc très important : on est en train de faire des écoles maternelles en breton, nous-mêmes ! A mon avis, c'est beaucoup plus intéressant de faire ça que des attentats, car là on travaille avec les gens. On fait une éducation en breton nous-mêmes, c’est-à-dire que l'on fait ça sur le modèle des écoles basques, mais on refuse que les gens paient pour envoyer leurs enfants à l'école, alors on paie les instituteurs avec des souscriptions populaires. Aujourd'hui, il y en a trois qui marchent, qui ont été réouvertes dans des écoles publiques fermées par le gouvernement français, parce qu'il y a une politique de fermeture des écoles en campagne, ce qui n'a pas aidé à stabiliser l'exode rural...
En plus, le breton qui est appris dans ces écoles, c'est le breton de l'endroit où les enfants vivent. Il n'y a plus de breton littéraire ! Les enfants apprendront le breton pour pouvoir causer chez eux, avec leurs parent, leurs grands-pères et tout ça. Et ce qui se passe, c'est qu'il y a les vieux qui viennent et qui causent avec les p'tits mômes à l'école, ça c'est vraiment fantastique ! En plus, on va faire un enseignement différent de l'enseignement officiel français, on va s'inspirer de certaines méthodes et tout...
Mais Servat, c'est aussi un homme de la chanson qui défend autre chose que Guy Lux,..

Le Monde libertaire : Avec le show-business, c'est le mythe du chanteur qui devient un être à part, un doué qui s'exprime quand les autres se contentent d'écouter ! Tu défends autre chose ?

Gilles Servat : Le mythe du chanteur, ça c'est sûr ! J'ai justement une chanson là-dessus dans le dernier disque...

Le Monde libertaire : Justement, ta position de chanteur professionnel ne renforce-t-elle pas la chanson d'auteur aux dépens de la création populaire ?

Gilles Servat : À partir du moment où je fais une chanson, c'est une chanson d'auteur et ce n'est donc pas une création populaire. Et si on en reste là, c'est sûr que ça empêche la création populaire. C'est pour ça que dans le dernier disque, j'ai fait cette chanson-là : « Chantez la vie, l'amour et la mort », je ne sais pas si tu la connais ? J'ai fait ça pour ça et puis j'ai essayé de trouver une forme différente, j'ai décidé de laisser tomber tout un côté esthétique pour revenir à des formes beaucoup plus simples et à mon avis plus susceptibles d'être chantées par les gens...
À l'heure actuelle, il y a deux créations populaires et donc deux cultures populaires, en gros. Enfin il faudrait étudier les cultures populaires et les cultures bourgeoises et voir comment actuellement la plupart des messages révolutionnaires sont véhiculés par des formes bourgeoises et la plupart des messages réactionnaires par les formes traditionnelles et populaires, ça c'est vraiment dingue !!
Par populaire, j'entends fait par le peuple, et non qui est connu par les gènes, j'entends populaire, d'origine populaire. Alors il y a deux cultures populaires et il y en a toujours eu une qui était plus importante que l'autre mais qui aujourd'hui tend à disparaître au profit de l'autre : il y a une culture populaire paysanne et une culture populaire citadine. Et jusqu'à maintenant, la culture populaire ça n'était pratiquement que de la culture paysanne. À l'heure actuelle, avec l'exode rural, il s'est passé une rupture brusque avec tous les gens qui avaient cette culture populaire paysanne, qui sont partis pour la ville et qui ont perdu leur créativité parce qu'ils étaient déracinés, parce qu'ils ne parlaient plus leur langue. La bourgeoisie en a profité pour faire une pseudo culture populaire… c'est ce qui a donné toute la chansonnette et la chanson yé-yé !
Aujourd'hui, sur des bases complètement différentes, il se développe une culture populaire dans les villes, sur la base du rock, en particulier. Le rock c'est une culture importée des USA, mais c'est une culture populaire, parce qu'elle a des formes simples, parce qu'elle exprime des choses de la cité. Au départ, cette culture populaire a véhiculé des messages réactionnaires, mais maintenant avec des mecs comme Béranger, ça change complètement. Et il va certainement se développer une expression populaire citadine et révolutionnaire avec cette forme-là, en même temps qu'il y a une renaissance de la culture populaire paysanne, en Bretagne en particulier.
Et alors, quelles sont les différences entre les cultures populaires et les cultures bourgeoises ? C'est une différence de formes en particulier. Les formes populaires sont des formes traditionnelles, c’est-à-dire des formes qui évoluent très peu, ce qui permet à un enfant qui naît où vit une culture populaire de l'assimiler très vite et de pouvoir s'exprimer dans cette culture très facilement et très rapidement, sans avoir à faire d'études, etc. Contrairement à la culture bourgeoise qui est une culture élitaire où, pour comprendre un truc, il faut se spécialiser et apprendre ce que les autres ont fait avant... et puis finalement, on se coupe complètement de la masse. C'est pour ça qu'il vaut mieux employer des formes populaires quand on veut avoir un message révolutionnaire.
La culture bourgeoise, c'est que des directions qui vont vachement loin et puis tu peux pas les faire toutes. Alors, c'est impossible ! Il y a donc des spécialistes, il y aura toujours des spécialistes dans la culture bourgeoise, forcément. Les mecs détiennent alors un pouvoir ! Il faut donc foutre tout ça en l'air.
Moi j'ai choisi de laisser tomber l'esthétisme, la poésie, enfin plus ou moins, et de revenir à des formes plus simples, plus traditionnelles et m'en tenir à ça.

Le Monde libertaire : Il y a un espoir que la chanson puisse changer les gens ?

Gilles Servat : Je ne crois pas que la chanson changera les gens. Ce que je voudrais arriver à faire, c'est rendre confiance aux gens sur leurs possibilités de création, sur le plan artistique si tu veux. Et leur montrer que ce que je fais, ils peuvent très bien le faire aussi. Ça ce serait déjà un gros pas de fait, parce qu'ils sont étouffés par le piédestal sur lequel on met les créateurs de l'art bourgeois.
Mais je vois comment ça se passe en Bretagne à l'heure actuelle, il y a encore des paysans qui créent des trucs, et qui mettent pas leur nom dessus, mais c'est eux qui créent le truc. T'as des sonneurs de biniou et de bombarde en Bretagne, qui sont pas annoncés, ils n'ont pas d'affiches, ils ne passent pas à la radio, pas à la télé, c'est pas du tout professionnel... Mais si ces mecs-là viennent à un fest-noz, il y aura plus de monde que s’ils ne viennent pas. Parce que les gens aiment bien ce qu'ils font, ils ont leur jeu et tout.

Le Monde libertaire : Combien de personnes parlent encore breton, en gros ?

Gilles Servat : C'est difficile à chiffrer. Ça varie entre 1 million et 500 000. Moi, je compte qu'il doit y avoir 600 000 qui parlent breton mais à peu près 1 million et demi qui le comprennent.

Le Monde libertaire : Qui veux-tu toucher de préférence ?

Gilles Servat : Je préfère toucher les travailleurs, en général. Parce que c’est eux qui sont les plus difficiles à toucher. C'est pour ça que j’essaie au maximum de faire des galas de soutien pour les grèves, parce que là, les travailleurs viennent et puis ils sont contents. Et ils peuvent alors relier le culturel au politique. Alors je suis vachement content pour ça car, partout, je sens une compréhension de plus en plus grande. Et partout, les gens comprennent bien qu'il y a quelque chose et puis ils sont d'accord, et qui n'ont pas les réflexes colonialistes.

Le Monde libertaire : Des chanteurs comme toi qui se réclament Bretons, c'est assez récent comme phénomène ?

Gilles Servat : Ça a commencé avec Glenmor dans les années 50, 56.

CHANTEZ LA VIE. L'AMOUR ET LA MORT
Les chanteurs ne sont pas des gens à part
Et ce qu'ils font tous vous pouviez tous le faire
Si vous n'le faites plus c'est qu'on vous a fait taire
Pour vous rendre muets on vous donne des stars


Propos recueillis par le Groupe Anarchiste d'Amiens