Inde : maoïsme, capitalisme, et puis ? Guérilla et/ou décroissance, une autre (r)évolution ?

mis en ligne le 25 novembre 2010
À l’aube du 2 juillet 2010, au fond des forêts de Abilabad, la police de l’État d’Andhra Pradesh a tiré une balle dans la poitrine d’un homme appelé Cherukuri Rajkumar, connu par ses camarades sous le nom d’Azad. Il était un membre du bureau politique du parti communiste de l’Inde (maoïste) hors la loi. Il avait été désigné par son parti pour être le responsable des négociations de paix avec le gouvernement indien.
Pourquoi la police a-t-elle tiré à bout portant et laissé ces marques évidentes de brûlures alors qu’elle pouvait facilement masquer ses traces ? Était-ce une erreur ou un message ?
Ils ont tué une autre personne ce matin là, Hem Chandra Pandey, un jeune journaliste qui voyageait avec Azad quand il fut appréhendé. Pourquoi l’ont-ils tué lui aussi ? Était-ce pour être sûr de ne pas laisser un témoin vivant capable de raconter ce qui s’était passé ? Ou était-ce juste pour le plaisir ?
Au cours d’une guerre, si dans les premiers préliminaires à d’éventuelles négociations un côté exécute un envoyé de l’autre côté, il est raisonnable de penser que le côté qui assassine ne veut pas la paix. Il semble bien qu’Azad ait été tué parce que quelqu’un a décidé que les enjeux étaient trop importants pour le laisser vivre. Cette décision pourrait être une sérieuse erreur de jugement. Pas à cause de ce qu’il représentait mais à cause du climat politique aujourd’hui en Inde. […]
Quelques jours après avoir dit au revoir aux camarades 2 et avoir émergé de la forêt de Dandakaranya je me suis retrouvée à l’Observatoire Jantar Mantar sur la rue du Parlement à New Delhi. […]
J’étais là parce qu’un millier de ces habitants des trottoirs venant de tout le pays étaient là pour réclamer l’application de quelques droits fondamentaux comme ceux d’avoir un abri, à manger avec des cartes de nourriture, et ainsi que d’être protégé de la brutalité policière et des extorsions criminelles des administrateurs municipaux. […]
Les personnes présentes à la manifestation de ce jour là n’étaient même pas des « slum dogs » des habitants des bidonvilles, ils sont des habitants des trottoirs. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Ils sont les réfugiés du glamour indien, les déchets d’une usine devenue folle. Ils sont les représentants des 60 millions au moins des personnes déplacées, par expropriations rurales, par des famines rampantes, par des inondations ou des sécheresses (beaucoup causées par la main de l’homme), par des mines, des usines d’acier et des fonderies d’aluminium, par des autoroutes et autres voies express, par 3 300 grands barrages construits depuis l’indépendance et maintenant dans les zones économiques spéciales.
Ils font partie des 830 millions de personnes qui en Inde vivent avec moins de vingt roupies par jour, ceux qui crèvent de faim pendant que des millions de tonnes de blé sont mangées par les rats dans les hangars du gouvernement ou brûlées en masse (c’est moins cher de les incinérer que les distribuer aux pauvres). Ils sont les parents des dizaines de millions d’enfants mal nourris dans notre pays, des deux millions qui meurent chaque année avant d’arriver à cinq ans. Ils sont les millions qui forment ces équipes qui sont transportées de ville en ville pour construire la Nouvelle Inde. C’est ce que l’on appelle « profiter des fruits du développement moderne ». […]
Debout là, dans cette foule vulnérable dans ce jour plein de lumière, je pense à tous les combats qui sont menés par le peuple de ce pays, contre les grands barrages dans de nombreuses vallées, contre les mines, menés contre la police par les adivasis (peuple premiers), contre le vol de leurs terres par les industries et les zones économiques spéciales partout dans le pays. Combien d’années (et de combien de façons différentes) les gens se sont-ils battus pour éviter un tel destin. Je pense à tous mes amis comme à mon jeune garde du corps qui m’a accompagnée pendant tout le temps que j’ai passé dans la jungle avec les maoïstes. Je pense à la dignité majestueuse de la forêt dans laquelle j’ai marché récemment, le rythme des tambours adivasis étant comme le pouls rapide d’une nation furieuse.
Quand j’ai rencontré, dans la forêt, le camarade Roopi (responsable technique de la guérilla) la première chose qu’il m’a dite après m’avoir souhaité la bienvenue fut de me questionner à propos d’une interview que j’ai donnée peu de temps après que les maoïstes aient attaqué une école de filles dans Dantewana qui avait été transformée en poste de police. Plus de 50 policiers et SPO (flics spéciaux) avaient été tués dans l’attaque. « Nous avons été contents » me dit-il « que vous ayez refusé de condamner notre action, mais pourquoi dans la même interview avez-vous dit que le jour où les Maoïstes arriveraient au pouvoir la première personne qu’ils pendraient serait probablement vous ? Pourquoi avez-vous dit cela ? Pourquoi pensez-vous cela de nous ? » Nous avons été dérangés au moment où j’allais argumenter là dessus. J’aurais probablement commencé en rappelant les purges staliniennes dans lesquelles des millions de gens ordinaires et près de la moitié des 75 000 officiers de l’armée rouge furent emprisonnés ou tués et j’aurais parlé des membres du comité central, 98 sur 138 qui furent arrêtés, j’aurais continué avec le prix démentiel payé par le peuple chinois lors du Grand bond en avant comme lors de la Révolution culturelle, j’aurais aussi terminé avec ce qui s’est passé en Andhra Pradesh quand les maoïstes, au cours de leur précédente guerre du peuple, ont tué le « sarpanch » (représentant de la communauté villageoise) de Pedamallapuram et attaqué les militantes politiques qui refusaient d’obéir à leur appel au boycott des élections.
En ce moment même les maoïstes sont les plus militants des groupes de résistance combattant l’assaut donné contre les territoires ancestraux des adivasis par un cartel d’entreprises minières et leurs alliées chargées des infrastructures. Déduire de là que le CPI (maoïste) est un parti ayant une nouvelle façon de penser le « développement » environnemental est allé un peu loin. La chose rassurante est qu’il s’est prononcé contre les grands barrages. S’il croit à ce qu’il dit cela l’amènerait à une façon de penser le développement radicalement différente.
Pour un parti qui est largement considéré comme s’opposant à l’assaut des trusts miniers, la position maoïste tant théorique que pratique à propos de l’extraction minière reste particulièrement vaseuse. Dans plusieurs endroits où la population se bat contre les compagnies minières, il existe une rumeur persistante comme quoi les maoïstes ne seraient pas contre la continuation des extractions et de la mise en place des infrastructures nécessaires tant qu’en échange une taxe leur est versée pour les protéger. Des interviews données comme des déclarations faites par leur leader il ressort l’idée qu’ils feraient, eux, mieux. Ils promettent vaguement des mines respectueuses de l’environnement, des versements des royalties plus importantes, une meilleure réinstallation des personnes déplacées et de meilleur rapport pour les actionnaires. (L’actuel ministre des mines et matières premières est lui aussi sur la même ligne, devant le Parlement il promit que 26 pour cent des profits générés par les mines iraient au développement « tribal ». Quel festin pour les cochons à l’auge !)
Arrêtons-nous un instant sur cette star des mines, les quelques milliards de dollars de bauxite. Il n’existe pas de façon écologique d’extraire de la bauxite et de la transformer en aluminium. C’est un procédé des plus toxiques que la plupart des pays occidentaux ont délocalisé de leur propre environnement. Pour produire une tonne d’aluminium il faut six tonnes de bauxite, plus d’un millier de mètres cubes d’eau et une quantité importante d’électricité. Pour avoir cette quantité d’eau et de courant il faut avoir des barrages énormes qui comme nous le savons entraînent avec eux un cycle cataclysmique de destruction.
La dernière question, mais la plus la plus importante, est à quoi sert l’aluminium ? Où cela va-t-il ? L’aluminium est le matériau principal des usines d’armement qui elles sont dans les autres pays. Ceci étant dit, quelle peut être une politique d’exploitation saine et écologique ? Supposons, pour l’argumentation, que le CPI (maoïste) ait le contrôle de ce que l’on appelle le « corridor rouge », les territoires tribaux, avec ses gisement riche en uranium, bauxite, calcaire, dolomite, charbon, étain, granit, marbre, comment cela se passerait-il tant du point de vue politique comme du point de vue de la gestion ? Extrairait-on du minerai afin de le mettre sur le marché et d’en tirer des revenus, ce qui impliquerait la construction d’infrastructures afin d’en assurer le développement ? Ou bien cela servirait-il juste à satisfaire les besoins de base de la population. Par exemple les armes nucléaires seraient elles un besoin de base dans un état maoïste ?
à en juger par ce qui s’est passé en Russie comme en Chine et même au Vietnam, les sociétés dites communistes et les capitalistes ont au moins une chose en commun, l’ADN de leurs rêves. Après avoir fait la révolution, après avoir bâti des sociétés socialistes que des millions d’ouvriers et de paysans ont payé de leurs vies, ces deux pays ont commencé à inverser les gains de leurs révolutions et se sont convertis en des économies capitalistes débridées. Pour elles aussi la possibilité de consommer est devenue le critère du progrès.
Pour ce type de progrès on a besoin de l’industrie. Pour faire fonctionner une industrie on a besoin d’un approvisionnement régulier et sûr de matériau brut. Pour cela on a besoin de mines, barrages, domination, colonies, guerre. Les vieux pouvoirs s’évanouissent, de nouveaux apparaissent. C’est la même histoire avec de nouveaux personnages, les pays riches pillant les pays pauvres. Hier c’étaient l’Europe et les États-Unis, aujourd’hui c’est l’Inde et la Chine. Peut être demain sera-ce le tour de l’Afrique. Mais y aura-t-il un « demain » ? Peut être est-ce trop tard de se poser la question, mais l’espérance a peu à faire avec la raison.
Peut-on s’attendre à ce qu’une alternative à ce qui se présente comme une mort certaine pour la planète puisse surgir de l’imagination qui a été le moteur de la crise actuelle ? C’est peu probable. L’alternative, si elle existe, émergera des endroits et des gens qui ont résisté à la marée hégémonique du capitalisme et de l’impérialisme au lieu d’être coopté par lui.
Ici en Inde, malgré toute cette violence et de toute cette avidité, une immense espérance est encore là. Il existe une population qui n’a pas encore été complètement colonisée par le rêve consumériste. Il existe une tradition vivante héritée de ceux qui ont combattu pour réaliser la vision de Gandhi de développement durable et d’autonomie, pour les idées socialistes d’égalitarisme et de justice sociale. Nous avons aussi la vision d’Ambedkar 3 qui a mis en question autant les gandhiens que les socialistes. Nous avons aussi la plus spectaculaire coalition de mouvement de résistance possédant une expérience, une compréhension et une vision.
Mais par dessus tout, l’Inde a une population première (adivasi) survivante d’une centaine de millions d’individus. Ils sont ceux qui connaissent les secrets d’une façon de vivre soutenable. S’ils disparaissent, ils emporteront avec eux leurs secrets. Des guerres comme l’opération Green Hunt les feront disparaître. La victoire des tenants de ces guerres contiendra en elle-même les germes de la destruction, pas seulement des adivasis, mais aussi de la race humaine. C’est pour cela que la guerre du centre de l’Inde a autant d’importance. C’est pour cela qu’il est urgent que des discussions s’engagent entre toutes les personnes et toutes les formations politiques qui s’opposent à cette guerre.
Le jour où le capitalisme sera forcé de tolérer l’existence de sociétés non capitalistes en son sein et de reconnaître ses limites dans sa recherche d’une domination totale, le jour où il sera forcé de reconnaître que son approvisionnement en matière premières ne sera pas sans fin, ce jour là le changement pourra advenir. S’il y a quelque espoir pour le monde cela n’aura pas lieu dans les conférences sur le changement du climat ou dans les villes aux hautes tours. Cela prendra vie sur le sol, avec ce peuple qui va à la bataille chaque jour pour protéger ses forêts, ses montagnes, et ses rivières parce qu’il sait que les forêts, les rivières et les montagnes le protègent.
Le premier pas pour imaginer à nouveau un monde si terriblement mal parti est d’arrêter l’annihilation de ceux qui ont une imagination différente, une imagination qui est ailleurs, hors du capitalisme comme du communisme. Une imagination qui a toute une compréhension différente et complète de ce qui constitue le bonheur et l’accomplissement. Pour gagner cet espace philosophique il est nécessaire de concéder un peu d’espace physique pour la survie de ceux qui peuvent apparaître comme les gardiens de notre passé et qui devront être les guides de notre futur. Pour réaliser cela nous devons dire à nos gouvernants : laissez l’eau dans les rivières, les arbres dans les forêts, la bauxite dans la montagne. S’ils disent que ce n’est pas possible qu’ils arrêtent de demander aux victimes de leur guerre d’être de bonne moralité.

Arundhati Roy


1. Dans son numéro 1580 du 28 janvier 2010.
2. Le récit de son périple dans la jungle au sein de la guérilla est présent sur divergences.be, en anglais, sous le titre « Walking with the Comrades » paru dans la presse indienne en ligne le 21 mars 2010.
3. 1956-1991, intouchable, il fut le père de la Constitution indienne.