Nom de Dieu ! ou au nom de Dieu ?

mis en ligne le 1 juin 1956
Le bataillon devait enlever une hauteur occupée par l’ennemi. Le lieutenant Péguy, lors de l’assaut, faisait après chaque bond, coucher ses hommes ; lui-même, en dépit des conseils qu’on lui donnait, restait debout, hurlant : « Tirez, tirez nom de Dieu »… C’est alors qu’une balle lui brisa le front.
Le principal informateur était un soldat de la compagnie, Victor Boudon.
J’écris à ce propos (pp. 311-312) : « Le bruit a couru –je le cite sans avoir pu le vérifier- que Victor Boudon aurait été alors l’objet d’une singulière démarche. Un envoyé de hautes personnalités serait venu lui dire : "N’est-ce pas étonnant que le pieux Péguy soit mort un blasphème à la bouche ? Êtes-vous sûr d’avoir bien entendu ? Péguy n’aurait-il pas crié : Tirez, au nom de Dieu ! Si vous consentiez à cette rectification, nous pourrions vous offrir les moyens de faire largement connaître cette version rectifiée…" On devine la portée d’une telle démarche : à l’appel du saint qui allait donner sa vie, Dieu aurait répondu par le miracle de la Marne ! Mais l’honnête Victor Boudon aurait maintenu sa version. Tous les anciens combattants savent bien que le juron, dans la bouche de Péguy, n’avait rien d’un blasphème ; qu’il était seulement, comme il arrive toujours à l’armée, un moyen de faire rapidement exécuter l’ordre donné… »
Le bruit que je signalais alors, sans en garantir l’exactitude, vient de recevoir une confirmation au moins partielle en des textes publiés au feuillet 49 de L’Amitié Charles Péguy, daté janvier 1956, mais qui vient seulement de paraître : « Lettres de et à Victor Boudon ».
Le 1er février 1915, l'abbé A. Segret, curé de Charny et Villeroy, écrit à Victor Boudon : « Vous m'avez indiqué que vous prépariez pour Maurice Barrès, un petit travail sur la vie militaire de Charles Péguy. Mgr Marbeau, à qui j'ai parlé de cela et de votre future visite, m'avait chargé de vous demander (dans le cas où vous auriez à relater de nouveau l'incident de la bataille où Charles Péguy pour entraîner ses hommes s'écrie : "tirez, tirez, nom de D...") de raconter cela par la phrase suivante : "La voix du lieutenant au milieu du bruit des balles commande le feu à ses hommes, les adjurant, au nom de Dieu, de tirer et de tirer toujours." Cela pour ne pas effaroucher quelques personnes qui pourraient être étonnées d'une expression semblable dans la bouche de Charles Péguy qui était un homme très chrétien et bien prisé dans le monde religieux ». Quels pourparlers ont suivi la lettre suggérée par l’évêque Mgr Marbeau ? Les textes publiés ne le disent pas. Mais ils nous font connaître le refus de Victor Boudon.
À une grande amie de Péguy, républicaine ardente et anticléricale, la fille de Jules Favre, Mme Geneviève Favre, Victor Boudon écrit, le 4 février 1915, une lettre où l'on s'étonne d'abord qu'un évènement aussi bouleversant pour l'auteur et pour la destinataire qu'a été la mort de Péguy ait pu entraîner sous un certain aspect, des conséquences comiques - mais ensuite on comprend à quoi il est fait allusion :
« Si en sortant vous pouvez passer me voir, je serais heureux de causer avec vous et vous raconterai une petite histoire qui vous amusera au possible, tout en vous démontrant comment on cherche à écrire l'histoire dans certains milieux. C'est vraiment délicieux… et inutile de vous dire que j'ai nettement fait comprendre que je ne fabriquais pas pour tel ou tel compte, mais que je racontais la vérité pour l'amour de la dire. Ah ! ce pauvre mais si beau : "Tirez, tirez, nom de Dieu !!…" Je crois que tous les "Monseigneurs" de la terre ne le digéreront jamais. J’ai reçu spécialement pour cela, hier soir, la visite du brave curé de Villeroy, et quand je vous conterai cela, vous ferez comme moi, vous rirez. »
Connaissant la décision de Victor Boudon, certains amis de Péguy l'en félicitent. Le 31 août 1915, un fidèle ami des Cahiers, Pierre Marcel, lui écrit :
« Voici la lettre que vous désirez. Je vous remercie de me l'avoir confiée. Faites-en l'usage qu'il faut pour empêcher que la mémoire de mon malheureux ami ne devienne la proie d'un parti ».
Une autre lettre, datée du même jour, provenait d’un homme pour qui Péguy avait une affection presque filiale (il l’appelait « mon plus ancien maître, mon premier et mon plus fidèle ami »), Louis Boitier, un charron forgeron, républicain, socialiste et anticlérical. Celui-ci s’excuse auprès de Victor Boudon de ne pouvoir se rendre à Villeroy, pour le premier anniversaire de la mort de Péguy. Et il ajoute :
« Je le regrette d’autant plus que votre manière de procéder me plaisait beaucoup mieux que celle de M. l’Evêque de Meaux, entrait mieux dans mes goûts ».
L’histoire retiendra le texte militaire Nom de Dieu, plutôt que l’ecclésiastique correction Au nom de Dieu

Félicien Challaye