La C.F.D.T. a 20 ans, l’âge des reniements

mis en ligne le 15 novembre 1984
Il y a vingt ans, au mois de novembre 1964, la C.F.T.C. décidait sa déconfessionnalisation et changeait sont nom en C.F.D.T. Depuis la fin de la guerre, le groupe « Reconstruction » avait miné de l’intérieur l’organisme confédéral. Il nourrissait un grand dessein pour la C.F.T.C. et ses objectifs ne pouvaient être réalisés sans une étiquette confessionnelle. La tactique suivie s’est révélée payante et ceux qui, aujourd’hui encore, fustigent les « coucous gauchistes » qui s’installent dans le nid de la C.F.D.T. savent de quoi ils parlent : la fraction, ils l’ont pratiquée avant eux, et avec succès !

De la laïcisation au recentrage
Les fondateurs de la C.F.D.T. n’avaient pas conservé grand chose des références religieuses dans leurs statuts. Tout au plus se contentait-on de signaler au détour d’une phrase que la C.F.D.T. prenait en compte les « apports des différentes formes d’humanisme, dont l’humanisme chrétien ». Celui-ci se trouvait ravalé au rang de variante d’une idée supérieure et universelle. Finie l’allégeance au Vatican et à L’Encyclique Rerum Novarum, à la doctrine sociale de l’Église !
Une mise à jour aussi importante ne pouvait faire l’économie d’une scission. Quelques dirigeants emmenèrent avec eux des troupes dérisoires (moins d’un dixième des adhérents) pour maintenir la C.F.T.C. sur ses bases originelles, impliquant la condamnation sans détour du marxisme et du socialisme.
C’est bien un projet politique qui s’abritait derrière l’offensive de charme de la jeune C.F.D.T. vers les jeunes générations, même si on ne peut nier le rôle décisif joué par le renouvellement d’une base militante qui découvrait par sa pratique quotidienne la dure réalité de la lutte des classes que s’efforce de nier la doctrine sociale chrétienne. Ce projet politique trouvera son application plus tard, à travers les Assises du socialisme de 1974 et la stratégie dite d’Union des forces populaires que peu de choses distinguent de l’Union de la gauche des partis.
Mais dans l’immédiat, l’opération réussit. C’est la preuve qu’il existait entre une C.G.T. stalinienne pourchassant ses opposants et une C.G.T.-F.O. trop enfoncée dans une politique de compromissions avec le patronat, un espace libre pour une troisième confédération capable d’attirer à elle des énergies neuves. Le congrès de 1970 servira à peaufiner l’image nouvelle de la confédération qui va ainsi se trouver renforcée par l’apport de nombreux courants d’extrême gauche et libertaires. Le socialisme autogestionnaire, la propriété sociale des moyens de production, quel révolutionnaire issu de Mai 68 trouverait à redire à de tels principes ?
Avec la planification démocratique, ils forment ce qu’on appelle les trois piliers de la stratégie de la C.F.D.T. Quatorze ans plus tard, que reste-t-il ?

De recentrage en resyndicalisation
Le recentrage de 1978 ratifié par le congrès de Metz (1979), puis par celui de Brest (1982), se trouve complété par de nouvelles propositions présentées dans un rapport pour le comité national d’avril. Le résultat des débats de cette instance et la nouvelle mouture du texte qui a été rendue publique peuvent nous éclairer sur cette nouvelle ligne qu’il s’agit de faire accepter au prochain congrès confédéral de Bordeaux.
Le socialisme autogestionnaire n’est plus qu’un souvenir. Pendant que certains lui accolent l’épithète de « démocratique » qui n’a pas d’autre but que d’en dénaturer le sens, la Confédération renonce dans les faits à cet objectif. De plus en plus clairement, il est admis que le patronat a un rôle à jouer mais qu’il doit reconnaître la place des salariés dans la bonne marche des entreprises et leur concéder des parcelles de pouvoir de décision. Ce faisant, la C.F.D.T. travaille à ouvrir des espaces de collaboration de classes dans les entreprises.
La planification est abandonnée. La notion de marché est fortement réhabilitée comme seul moyen de « détermination des besoins en dehors de la planification autoritaire étatique ». Mais pour ne pas rompre trop vite avec un passé récent, on admet que la loi du marché doit subir des correctifs et que cela ne peut mener à « accepter les absurdités et les injustices du règne de la marchandise ».
Encore utilise-t-on les termes de socialisme autogestionnaire et de planification. Quant à la propriété sociale des moyens de production, elle tombe carrément aux oubliettes avec la reconnaissance de plus en plus nette du rôle positif que peut jouer le patronat. Un des objectifs à court terme devient la négociation sur la flexibilité de l’emploi, malgré un refus de céder aux demandes patronales d’affaiblissement des garanties collectives.
Que dire du pouvoir d’achat ? De coups de gueule en revirement, on ne sait plus trop où navigue la C.F.D.T. Le document du C.N. d’avril exigeait le maintien du pouvoir d’achat « moyen » ; la formulation retenue dans le document rendu public est le maintien du pouvoir d’achat. Mais cette concession n’était que provisoire et les prises de positions ultérieures prouvent que la C.F.D.T. accepte désormais de négocier sur les bases gouvernementales de « masse salariale moyenne ».

Les ravages de la mutation
Dans ces conditions, la C.F.D.T. annonce son intention de travailler à un « syndicalisme de la mutation qui donne autant d’importance à la proposition et à l’expérimentation qu’à la contestation ». Cette volonté de la C.F.D.T. de se situer dans son temps, de tirer les leçons du recul général de la syndicalisation pour tenter de s’adapter à une réalité nouvelle du salariat, n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau en revanche, c’est la valorisation importante du rôle de la négociation, du rôle des techniciens et spécialistes du syndicalisme, privilégiés par rapport à l’action syndicale à la base.
Y a-t-il une logique qui relie 1964 à 1984 ? Il n’est pas possible de dire qu’il s’agit d’un simple retour aux sources, même en mettant de côté l’aspect religieux. En fait la C.F.D.T. s’était enfoncée dans un créneau disponible à la lisière des clientèles C.G.T. et F.O. Elle est parvenue à engranger les déçus de Mai 68 et de l’extrême gauche léniniste, à tel point qu’on ne compte plus les anciens maoïstes ou trotskystes qui naviguent aujourd’hui allègrement dans les eaux confédérales.
Aussi ce simple fait interdit un retour à l’inspiration sociale chrétienne, la majeure partie de la base de la C.F.D.T. étant franchement laïque, même s’il demeure des poches importantes d’influence catholique. Mais en vingt ans, les adhérents se sont très majoritairement renouvelés.
La C.F.D.T. n’effectue pas un retour en arrière. Elle adopte un « new look » qui est l’exploitation d’un nouveau créneau jugé disponible : entamer une logique d’intégration des travailleurs et du syndicalisme à la société capitaliste, dans l’hypothèse d’une pérennisation du pouvoir socialiste. Dans ce cas, le pouvoir s’identifierait de plus en plus au modèle social-démocrate de type allemand ou suédois. On conçoit que dans ces organisations une place serait à prendre par une organisation syndicale pour assurer la survie d’un système basé sur le consensus social.
C’est d’ailleurs ce que montre une grande partie du rapport consacré aux questions internes avec notamment la proposition visant à faire évoluer la C.F.D.T. vers un « syndicalisme de services » susceptible de retenir les adhérents. Cet aspect des orientations confédérales a disparu du texte rendu public, mais on peut penser que c’est uniquement dans un souci de diffusion grand public qu’on a supprimé ces questions assez ardues pour les profanes. Soyons-en sûrs : ces thèmes ressortiront pour le congrès de Bordeaux dans six mois.

A. S.