Pour un peu moins d'inégalité

mis en ligne le 1 janvier 1955
Avec quelle joie j'ai découvert, en un article paru au second numéro du Monde libertaire cette petite phrase: « Il faut vaincre le préjugé de nos camarades de travail sur la hiérarchie des salaires » !
En vérité, y'a-t-il donc encore aujourd'hui des libertaires et des syndicalistes restés fidèles à l'idéal social de ma jeunesse – idéal que j'ai exposé dans mon récent ouvrage Péguy socialiste : tous travaillant pour tous ; et tous participant aussi également que possible aux produits du travail de tous !
Cet idéal, actuellement abandonné par la majorité des syndicalistes et des socialistes, avait pourtant un grand et noble passé.
Citons Platon, qui interdisait aux classes supérieures la possession d'or et d'argent; les Esséniens; les premiers chrétiens au temps des Actes des Apôtres ; plus tard, Babeuf et ses disciples ; Proudhon et les Proudhoniens, proclamant la valeur égale de toutes les fonctions dans la société ; Bernard Shaw, développant l'idée que le socialisme devrait être un effort pour répartir « honnêtement », donc « également », entre tous, les revenus du pays.
L'esthéticien anglais John Ruskin donne, de cette tendance égalitaire, une touchante expression, quand dans sa Bible d'Amiens, il écrit que la première condition d'une société équitable devrait être « une distribution affectueuse de la nourriture ». Ce n'est pas d'elle seulement qu'il s'agit, mais aussi de logement, de vêtement, des moyens de transport, des moyens de culture.
C'est en chacun de ces domaines qu'il faudrait d'abord satisfaire également les besoins les plus urgents de tous, avant de permettre la production d'objets de luxe qui, eux-mêmes, devraient être équitablement répartis entre tous.
La tendance égalitaire s'est fâcheusement affaiblie, même dans les milieux qui se piquent d'être révolutionnaires depuis quelques dizaines d'années.
La société soviétique se prétend socialiste alors qu'elle établit de monstrueuses différences, allant de 1 à 30, ou même, selon certains, à 50, entre les salaires et les traitements.
Partout, socialistes et syndicalistes acceptent ou réclament une hiérarchie accentuée de toutes les rémunérations.
Ne rencontrant plus la résistance d'une opinion révolutionnaire puissante, les pilleurs de la fortune collective s'en donnent à cœur joie.
Faut-il rappeler quelques faits ? Au cours des premières années qui ont suivi la « libération », les gouvernants et leurs amis ont englouti 1 200 tonnes d'or sur les 1 700 tonnes restées dans les caisses publiques pendant toute la durée de l'Occupation, plus les réserves de devises à l'étranger, l'aide intérimaire américaine, les dollars de l'aide Marshall, les avances de l'Union européenne de paiement, et aussi le prélèvement exceptionnel, l'impôt de solidarité, le cinquième quart, et les milliards d'emprunts divers intérieurs et extérieurs (sénateur Pellenc, cité par République libre du 2 octobre 1953).
Le même sénateur Pellenc affirme qu'à la S.N.C.F., 416 fonctionnaires ont un traitement dépassant de 50 % celui des plus hauts personnages de la République (Le Monde, 11 janvier 1954).
Dans les Postes, la prime annuelle dite de rendement varie de 230 francs par an 194 000 fr. au sommet de la hiérarchie, les auxiliaires, facteurs, chargeurs, manutentionnaires n'y ayant aucun droit (Le Monde, 26 août 1953), etc.
Cependant il ne s'agit point de baser sur une médiocre envie notre exigence d'une certaine égalisation. Ne jalousons pas les riches. Une vie modeste représente la meilleure chance d'atteindre au bonheur.
Si le luxe de quelques-uns était compatible avec une vie décente pour tous, la différence de fortune n'aurait pas grande importance. Mais elle n'est pas compatible avec une organisation équitable. Luxe et misère sont solidaires. Comme l'écrit Bernard Shaw, c'est parce que des sommes énormes sont dépensées en flacons d'odeurs, en colliers de perles, en élégants petits chiens et en chevaux de courses, que des millions d'enfants sont sous-alimentés, mal vêtus, abominablement logés.
Dans une société donnée, et à un certain moment de l'histoire, l'ensemble des objets produits est nécessairement limité. L'argent représente le moyen de prélever une certaine part de ces objets. SI LES UNS ONT TROP PEU, C'EST PARCE QUE LES AUTRES ONT TROP.
Il s'agit d'un énorme gâteau aux dimensions définies. Ceux qui enlèvent de gros morceaux n'en abandonnent que de menues portions aux autres.
On dit parfois : certaines situations doivent être beaucoup mieux rémunérées que d'autres parce qu'elles exigent de longues études antérieures.
Répondons : cette activité intellectuelle prolongée est un privilège. Il n'est pas juste d'en faire sortir des privilèges différents, pendant toute une existence.
J'ai entendu certains dirigeants dire : je préférerais être l'un de mes ouvriers ou employés si je n'étais point mieux payé qu'eux. – Non : la joie de décider, l'honneur des initiatives sont, pour des âmes bien nées, un attrait suffisant. Ajoutons, pour les plus égoïstes, certaines satisfactions d'ordre matériel : un travail physique moins lourd, un beau cabinet de travail, une auto professionnelle, etc.
On ajoute que, si l'État payait moins les dirigeants de ses entreprises, ceux-ci s'enfuiraient vers les entreprises privées. Mais l'État est déjà assez collectivisé pour pouvoir, si les gouvernants le voulaient, parer à ce danger. Par exemple, avec un impôt sur le revenu intelligemment construit, comme l'était jadis le projet Caillaux, il pourrait aisément reprendre pour la collectivité les sommes abusives que pourrait distribuer l'économie privée.
Un homme politique français a eu l'occasion d'exposer assez récemment la thèse essentielle de cet article : M. Pierre Mendès-France, parlant, en septembre 1953, au congrès radical d'Aix. Il déclarait alors : « Il y a des hommes qui ont trop peu. Pour accroître leur part, il faut que nous prenions ailleurs ce qu'on veut leur donner en plus. C'est mentir, au moins par ignorance, que de promettre plus à certains si nous ne décidons pas de réduire telle autre catégorie de dépenses, d'avantages ou de privilèges. Telle est la politique des choix. » À l'avenir, les Français pourraient devenir « plus austères, mais plus heureux ». (Le Monde, 22 septembre 1953).
Il est fâcheux qu'arrivé au pouvoir, M. Pierre Mendès-France n'ait pas voulu appliquer ces principes, ou peut-être qu'il n'ait pas pu les appliquer – tant sont puissantes les forces égoïstes opposées à un égalitarisme affectueux. Le relèvement de traitement des fonctionnaires opéré en novembre 1954 est dominé par la volonter d'accentuer la hiérarchie. Par exemple, l'indemnité de résidence, au lieu d'être uniforme, se montera à 20 % du traitement, même le plus élevé. Comme le déclare la note officielle elle-même, « les hauts fonctionnaires dont le traitement dépasse 450 000 francs par an, seront favorisés ». (Le Monde, 3 novembre 1954). Selon les calculs de la Fédération autonome des fonctionnaires, l'augmentation du traitement dans son ensemble variera entre 1 790 francs par mois pour les plus basses catégories et 14 000 francs pour ceux qui sont déjà le mieux payés. (Le Monde, 9 novembre 1954).
Certes, il n'est pas possible de transformer du jour au lendemain une situation faussée par une monstrueuse accumulation de privilèges séculaires. Mais il convient de définir dans quel sens doivent s'orienter les aspirations et les exigences des esprits libres et des cœurs généreux.
Comme concession aux habitudes prises, on pourrait tolérer une différence de un à trois dans les salaires et traitements de tous les travailleurs, dirigeants compris. Mais une différence plus grande doit être déclarée abusive. On devrait définir un chiffre correspondant à de satisfaisantes conditions d'existence, puis, à intervalles réguliers, augmenter tout salaire ou traitement inférieur à ce chiffre, et diminuer tout salaire ou traitement supérieur au triple de ce chiffre.
Au terme serait, pour tous les travailleurs de toute catégorie, une existence simple, où les besoins matériels seraient largement satisfaits, où serait ouvert le libre accès à la vie intellectuelle et sentimentale, où seraient multipliées les chances d'atteindre à un noble bonheur.

Félicien Challaye