Périple immobile de 116 Chinois dans l’Italie mussolinienne

mis en ligne le 9 septembre 2010
Quoi ? Un roman, Cent seize Chinois et quelques 1. Il y est question, en filigrane, de la nature humaine (ce qui nous constitue) et de la condition humaine (ce qui nous détermine). De la matérialité des sentiments et des états d’âme, du silence. Du temps. On y lit le dérisoire et le pathétique des métronomes fascistes mêlés au grandiose du Gran Sasso, le massif montagneux qui surplombe le lieu où les autorités italiennes, en 1941, eurent l’idée stéréotypée de rassembler tous les Chinois du pays. Cent seize et quelques, moins de deux cents : l’Italie d’alors ignore presque leur infime existence sur son sol mais les bureaucrates du Duce les recensent et les confinent en cet endroit reculé des Abruzzes.
Le Vatican, toujours scrutateur, dépêche sur place un prêtre d’origine chinoise, sans doute pour s’enquérir de l’âme de ces brebis venues d’un extrême lointain et s’assurer de leur docilité. L’homme, nous dit-on, sans pour autant s’extraire de sa situation de complice de l’Italie fasciste, semble néanmoins offrir quelque réconfort à ces ouailles improvisées, désireuses qu’on leur parle bien plus qu’être soumises à la loi théologale de l’émissaire du pape. Puis un tiers et quelques des 116 et quelques sollicitèrent le baptême, non pas emportés par une foi naissante en un Dieu nouveau pour eux, mais parce que revêtir les habits cultu(r)els du lieu et du temps où ils étaient claustrés leur semblait une sage précaution (« une forme dégradée et bâtarde de protection », p. 53). Chinois de corps, d’aspect, donc indéfectiblement Chinois, ils pouvaient cependant tendre de la sorte vers un état, un statut qui les rendraient plus proches de leurs geôliers et des strates décisionnaires qui les retenaient captifs dans cette histrionesque Italie catholique. C’est l’occasion d’une cérémonie en grande pompe, où le faste de l’Église se règle sur le pas cadencé et l’outrance du clinquant fasciste – ou bien est-ce l’inverse… Les Chinois chantèrent les louanges du chef suprême de la catholicité et promirent, maintenant qu’ils étaient eux-mêmes convertis, de convertir à leur tour. Pensez donc, tous ces Chinois, tout ce troupeau à conduire au sein de l’Église ! Allégeance que tout cela. Oui, mais étant en réclusion, ils mimèrent les mœurs des responsables et complices de leur sort. Il fallait donc qu’ils fussent catholiques. Les autres Chinois, qui avaient refusé la conversion, ne leur en voulurent pas. Mais le prêtre, tout à sa dévotion et à sa soumission à l’église, et qui par conséquent se comporta comme un petit collabo, sûr et fier de sa mission catéchétique, lui, fut l’objet de la vindicte sourde de ces hommes bafoués. Quelques-uns d’entre eux, en une forme d’insurrection intensément condensée, lui cassèrent la gueule. Au prix sans doute de sévères représailles.
En lisant ce roman si inhabituel, je n’ai pu m’empêcher de le rapprocher de l’œuvre de deux importants auteurs italiens. Dino Buzzati et Le Désert des Tartares : l’absurde d’un temps englué, la déraison de décisions infondées mais motivées par l’ordre, la stupeur obsidionale, l’invasion (ici, 116 Chinois « menaçant » l’ordre d’une Italie composée d’une armée de bravaches aux mentons et bras tendus). Italo Calvino et Le Sentier des nids d’araignées, écrit en 1947, à une époque où la Deuxième Guerre mondiale était encore la référence absolue du chronomètre du XXe siècle. Récit sur les partisans italiens luttant contre l’occupation allemande, relation du devenir des individus saisis dans les rets de l’histoire, des branches d’alternatives devant lesquelles il faut faire un choix crucial, trop souvent sans maîtriser les raisons d’un tel choix. Chez Calvino, la guerre vue par un enfant happé par le bouleversement de fer ; chez Heams, des Chinois piégés dans une parcelle d’Italie et pris, le moment venu – quand les nazis déferlent sur le pays –, dans la nécessité de devenir les protecteurs résolus de leur destin. Le temps passe, pesant ; en 1943, certains des 116 rejoignent un maquis, avec d’autres évadés, des Tsiganes. Tant qu’ils se trouvaient prisonniers, leur silence était un rempart volontaire : nous, les relégués, nous nous taisons, nous sommes cois pour vous dire notre incompréhension devant le sort qui nous est réservé. « [Les Chinois] n’avaient pas traversé les mers immenses, puis les territoires de l’Italie un par un pour recréer là on ne sait quelle communauté, quelle complicité. Ne rien construire de faux, ne s’autoriser que des mots essentiels était ce qui leur restait pour conserver un semblant de dignité. […] [M]ais nouer des amitiés dans les mâchoires du monde hurlant, c’était trop demander à leur honte. Alors ils marchaient, tournaient, se distribuaient l’espace dans les dernières lumières, leurs gris disparaissaient dans un noir qui les diluaient dans l’univers » (p. 42). Mais maintenant, dans ce maquis de bric et de broc humain, toujours sans grand mot, une fraternité se nouait, une véritable communauté : pas celle des Chinois entre eux, pas celle des Tsiganes entre eux, pas celle des Italiens entre eux, mais celle de leur union vitale contre l’ennemi fatal. « Ce n’était pas un bout d’Abruzzes, ni un bout d’Italie, mais une synthèse à ciel ouvert qui les accepta naturellement » (p. 106).
Comment ? Une écriture mimant par et dans les mots la destinée labyrinthique des protagonistes désemparés de ce roman. C’est à la fois sec et méandreux, rectiligne un bref instant, puis de nouveau les mots s’agencent selon la trépidation d’une époque avide de dévorer ses enfants. Éloquent et discret quand l’auteur descelle les fugaces sentiments des uns (les reclus) et des autres (leurs « voisins »). Une écriture parfois impavide. Un mélange d’économie de moyens langagiers et de puissance lexicale. Les mots doivent être précis et adéquats parce qu’il faut rendre compte précisément et adéquatement de la condition humaine des 116 Chinois, les impressions floues, les émotions trop frêles, évoquées par leur quasi-impassibilité de surface. Pas de dialogues. Les descriptions des paysages ne sont pas là pour poser un décor où se déroule une action, elles sont une action : elles parlent des mouvements psychologiques et physiologiques des personnages, elles sont la forme et le fond, la trame du temps et de l’espace dans lesquels les personnes se meuvent, muent parfois (« [L]e temps n’était pas une affaire de durée mais de densité », p. 95) 2. Des mots précis où presque rien n’est en trop, avec une intense densité des termes : le mot qu’il faut là où il faut, dans la phrase idoine.
Dans la coulée du récit (comme on coule du métal en fusion dans une lingotière), on perçoit l’intrication des plages narratives et de segments poétiques : l’âpre description des manœuvres des fascistes pour concentrer en un point minuscule la chétive communauté des Chinois d’Italie et aussitôt, comme confondue, une prose poétisée, inscrivant le lecteur dans un espace où tout est auditif, olfactif, tactile, rayonnant, où l’on ressent la chaleur quand les Chinois exécutent les travaux des champs, où l’on palpe leur silence, leur silence fait simultanément de résignation et de résistance.
Aujourd’hui ? Dans la France de 2010, plus que jamais, le président et le gouvernement exhibent fièrement un nationalisme de fange, s’aspergent avec délectation des eaux turbides de leur bêtise grandiloquente et hautaine, le groin reniflant avec goinfrerie les remugles berlusconiens. Après tant d’autres turpitudes à l’encontre des étrangers ou prétendus tels, les affidés d’un nouveau racisme d’État raflent des Roms et les trient, les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre… Comment ne pas lire Cent seize Chinois et quelques en y pensant ?


1. Thomas Heams-Ogus, Cent seize Chinois et quelques, Seuil, 130 p., 15 euros. À écouter, son intervention le 7 septembre 2010 à « Pas de quartiers », l’émission du groupe Louise-Michel de la FA.
2. L’auteur est biologiste (voir le livre qu’il a codirigé, Les Mondes darwiniens, présenté dans le ML n° 1572). La thématique du temps est importante dans sa réflexion sur l’histoire du vivant.