Des groupes catalyseurs libertaires

mis en ligne le 24 décembre 2009
Si l’on arrive à formuler des alternatives au capitalisme et à la social-démocratie, on s’oblige aussi à chercher à introduire ces alternatives dans la réalité. Je ne pense pas que cette problématique connaisse une réponse unique et facile. Autrefois on a utilisé des « recettes » assez rudes dans un langage connu, comme « détruire l’État », « expropriation des capitalistes », « révolution ». Mais même en ce temps-là il y avait aussi des anarchistes qui utilisaient l’idée du développement selon une perspective à long terme. Par conséquent, on a dit adieu à l’idée d’une révolution à brève échéance.
On sait que les changements sociaux fondamentaux peuvent réussir seulement s’ils sont soutenus par la population. Cela signifie donc qu’on doit encourager la population à prendre conscience de cette nécessité. Il faut que cette conscience s’intériorise par des moyens libertaires comme l’autactivité, l’auto-organisation, l’entraide. Cela reflète le sentiment d’antiparti politique : le rejet de l’organisation d’un parti politique est relié à l’idée de l’auto-organisation et exige d’organiser des exemples d’activités libertaires dans la vie quotidienne.
L’idée sous-jacente est que chaque élément qui apporte cette vue d’« intériorisation » influe ensuite sur les autres éléments. Par exemple, des gens qui ne s’angoissent plus face à l’autorité d’un maire adjoint ou d’un maire grâce aux activités de quartier vont, probablement, ne plus s’angoisser face à leur patron, le curé, le « chef » de parti politique ou le syndicat. Ils vont donc eux aussi s’habituer à régler leurs propres affaires.
En fait, je parle ici d’un modèle de développement qui s’active à détrôner, peu à peu, les positions de dominance dans les situations sociétales actuelles et, en même temps, à créer des situations nouvelles libertaires. Dans un tel modèle, il s’agit toujours des « systèmes vivants ». Ainsi, chaque élément intérieur à un certain système se conçoit par l’influence qu’il obtiendra sur d’autres systèmes, qui se trouvent eux-mêmes intérieurs au système suivant et plus complexe.
Pour concrétiser ce que j’ai exprimé ci-dessus d’une manière abstraite, je vous propose de lire le passage de Kropotkine où il se montre partisan de « l’initiative populaire », dans son livre la Conquête du pain, précisément le chapitre sur le logement. Pour une distribution plus équitable de logements, est-ce que nous devons attendre une mesure d’un gouvernement provisoire ? se demande-t-il. Non. Il va alors montrer comment l’expropriation par l’initiative populaire peut s’effectuer. Ce qu’il décrit, c’est un groupe d’initiative qui s’érige spontanément, s’occupe de la distribution des logements avec des gens qui veulent y participer. Et quand le problème est résolu, le groupe d’initiative se dissout.
C’est ce mode de pensée sur « l’initiative populaire » par la voie d’un « groupe d’initiative » qui est attirant pour les libertaires. Ce mode peut se reproduire de la même manière dans l’époque et la situation actuelles. Par exemple, en 1977-1978, à Dordrecht (120 000 habitants), une ville hollandaise où j’habitais, la municipalité démentit, coup sur coup, l’existence de logements inoccupés. Un « groupe d’initiative » de la population démontra le contraire. Parce que la municipalité ne se laissait pas convaincre, le « groupe d’initiative » organisa des squats dans la ville. Des dizaines de familles trouvèrent alors d’un seul coup un logement convenable…
L’initiative populaire ne démontre pas que la population entière est en mouvement. Cela reste, pour le moment, une minorité. Une minorité au sens anarchiste ne veut pas dire une petite élite mobilisée, bien disciplinée et centralisée mais des groupes catalyseurs qui mettent en mouvement des processus d’apprentissage et qui laissent ces processus se développer. C’est l’alternative à l’idée d’un « parti d’avant-garde 1 ». Autrement dit, le but n’est pas d’« ordonner » mais d’« apprendre ».
Les groupes catalyseurs ou d’affinités libertaires appréhendent le but de l’apprentissage comme un but « ouvert ». Cela signifie qu’ils mettent sur la voie ou qu’ils aident seulement à définir à nouveau la connaissance actuelle ou l’expérience des gens avec qui ils coopèrent. Le système de prise de décisions, c’est le consensus. Dans ce cas, une décision est acceptée si personne n’est contre. Ici, on reprend l’idée d’une « démocratie par consensus ». Une telle démocratie peut s’appliquer dans des organisations sociétales et fonctionnelles. L’ensemble forme une configuration nommée « sociocratie 2 ».
On peut constater la différence fondamentale avec la méthode jacobine, où un petit groupe, bien entraîné, s’empare du pouvoir pour le bien du peuple, et va aussi l’exercer. Dans une telle situation, on ne peut qu’accepter le pouvoir dictatorial d’un appareil de parti politique. Dans l’Histoire, nous pouvons en trouver des exemples…
Pour résumer cet exposé, on peut dire que les activités des groupes catalyseurs libertaires sont à envisager comme les actions des minorités. Ils sont à comprendre comme une « impulsion à la mobilisation » auprès de la population. L’importance en est, entre autres, la « formation de consensus » pour réaliser la « sociocratie ».



1. Voir aussi M. Bookchin, Spontaneity and organization, On hierarchy and domination, Rochester, New York (sans année) ; M. Bookchin, Anarchy is liberty not disorder, dans The open road (« La Voie ouverte »), automne, 1977, Le Municipalisme libertaire : une nouvelle politique communale ? Les deux sens du mot « politique » ; voir le site : pagesperso-orange.fr/libertaire/archive/2000/230-ete/bookchin.htm
2. G. Endenburg, Sociocratie een redelijk ideaal, Zaandam, 1974. Configurations de la sociocratie élaborées par le hollandais Gérard Endenburg. Pour lui, la sociocratie un mode de gouvernance dynamique, éthique et durable, et qu’il a lui-même pratiqué dans une organisation fonctionnelle (voir le site en français sociocratie.unblog.fr/textes-de-gerard-endenburg/
Endenburg s’est inspiré d’un autre Hollandais, Kees Boeke (1884-1966), réformateur libertaire des structures sociales et pédagogue ; il a érigé, en 1926, une école nommée Werkplaats (« Atelier »). Cet « Atelier » était aussi une communauté de vie et de travail. Cette école existe encore sous le nom « De Werkplaats Kindergemeenschap » ; voir le site : wpkeesboeke.nl/
À part la dictature, Boeke rejetait aussi le parlementarisme comme système d’ordre, pour le remplacer par le « consensus ». C’est lui qui a écrit sur la sociocratie juste après la Deuxième Guerre mondiale. En France, ce terme apparaît dans le texte d’E. Fournière, La sociocratie (Paris, 1910).