Avec les anarchistes à Carrare, capitale provisoire de la pensée libertaire

mis en ligne le 1 septembre 1968
Adossée à la montagne, dont les flancs déchirés dégueulent de longues traînées de marbre blanc, la cité toscane, perplexe, contemple ses envahisseurs.
Venus de tous les points cardinaux, des hommes se sont donnés rendez-vous à Carrare pour faire le bilan des luttes révolutionnaires dans le monde et construire une internationale qui soit le commun dénominateur des espoirs de ceux qui veulent reconstruire la société à l'endroit.
Sur le trottoir, la population, ravie d'être à pareille fête, entoure les délégués, qui, dans toutes les langues et suivant une coutume bien établie, commentent les travaux du Congrès international des Fédérations anarchistes au hasard des rencontres. Délégués ou simplement observateurs, appartenant ou pas à la Fédération anarchiste, les Français sont nombreux. La rue Ternaux comme la place de la Sorbonne se sont retrouvées dans la maison commune des anarchistes italiens pour poursuivre un dialogue tumultueux commencé à la terrasse des bistrots du boulevard Saint-Michel ou dans les locaux feutrés et désuets de la Fédération anarchiste française. Parfois le ton monte jusqu'à étonner nos camarades italiens qui, eux, pourtant…
À vrai dire, à ce Congrès, les anarchistes du 22 mars, qui n'appartiennent à aucune organisation et qui rejettent toute organisation (ils se disent un groupe sans groupe), ont l'intention d'y assister pour nous dire qu'il est inutile, qu'ils le récusent.
Chacun connaît la part qu'ont prise les camarades de Nanterre dans les événements de mai et personne d'entre nous n'a cherché soit à la nier, soit à la leur disputer. Mais, même si le printemps fait lever des pousses nouvelles, le mouvement anarchiste révolutionnaire représente autre chose qu'une saison qui disparaît lorsque le frimas courbe les têtes.
C'est ce que nous nous sommes évertués à leur faire comprendre, au cours d'un meeting tumultueux qui, en marge du Congrès et, bien que se déroulant devant un public international, fut surtout une confrontation entre nos deux façons de voir les choses.
Que nous a dit Daniel Cohn-Bendit ? En vérité, il nous a fait trois reproches :
Le premier de ces reproches c'est de nourrir la tribune qu'il récuse. Mais, constatons-le, c'est justement à la tribune qu'il a avancé cette contestation majeure de notre action, ce que d'ailleurs certains auditeurs lui ont fait remarquer avec ironie
Le second reproche c'est de nous être trompés dans le choix de nos méthodes de lutte. C'est peut-être vrai ! – il est certain que le bilan de l'action révolutionnaire est une somme de réussites et d'échecs, de positions justes ou d'erreurs, d'interprétation des choses dans laquelle les sentiments particuliers, le caractère, le milieu, etc. rentrent au moins en ligne de compte autant que la logique pure. Mais, dans ce domaine, je pense que les camarades du 22 mars, comme nous et comme d'autres d'ailleurs se sont trompés ou se tromperont partiellement dans les appréciations comme dans leur méthode de lutte. Il apparaît cependant que la diversité de ces formes de combat est une garantie pour l'anarchie de serrer la vérité de plus près. Elle peut être salutaire à la condition qu'elle ne débouche pas sur des luttes de clans sordides et qu'elle se maintienne à la hauteur des discussions, passionnées mais fructueuses.
C'est ce qu'en gros nous nous sommes dit en employant parfois les uns et les autres des termes désagréables, mais où n'étaient pas bannis tous les sentiments d'amitié.
D'ailleurs, que la presse ne s'y trompe pas. Dans notre famille, autour de l'héritage paternel, les mots peuvent être aigres, mais il suffit que de l'extérieur un flic s'avance pour mettre la paix, pour qu'avec un bel ensemble nous nous réconcilions pour lui tomber dessus à bras raccourcis.
Mais si le spectacle est dans la rue, la grande salle du Congrès, elle-même, ne manque pas de couleur. Bien sûr, ces rencontres internationales n'ont pas le pittoresque des meetings. Les difficultés de langage, les différences des niveaux économiques de peuples représentés, la différenciation des structures politiques des cultures donnent aux débats un caractère austère, monotone, qui, d'ailleurs, n'est pas particulier aux assises internationales des anarchistes, mais qui est le lot de toutes les rencontres internationales quelles qu'elles soient. C'est ce que nos étudiants, comme la grande presse d'ailleurs, n'ont pas compris; les uns et les autres étaient là comme au spectacle. C'est ce qui explique qu'ils aient voulu donner à ce Congrès l'atmosphère de la rue où ils attendaient, impatients et désœuvrés, les résultats des délibérations.
Avant l'accord final sur les résolutions trois courants s'étaient dessinés parmi les délégués –des courants, d'ailleurs, ne dépendaient pas d'états d'esprit ou de manies mais correspondaient justement aux trois niveaux économiques du monde qui vont de la société à économie embryonnaire à la société d'économie moderne.
Et, de façon formelle, chacun de ces courants avait raison lorsque les solutions proposées s'appuyaient sur le caractère économique et social du pays qu'il représentait.
Il appartenait à la délégation française de souligner que de toute façon l'évolution conduirait, au moins dans les perspectives, tous les systèmes vers une copie servile de l'économie moderne de consommation. Et qu'il était essentiel de réexaminer les problèmes théoriques à la lueur de ces réalités concrètes.
Si le Congrès fut à la fois studieux, réfléchi, passionné, l'atmosphère de son environnement fut, parfois, tumultueux ; le mérite ou la faute, comme on le voudra, en revint à la presse, à la radio et à la télévision qui firent aux jeunes gens de Nanterre un cortège dont ceux-ci devraient bien se méfier, car cette publicité tapageuse risque de leur jouer de vilains tours. Un peu écœurée, la presse italienne n'a pas caché sa réprobation à Cohn-Bendit et à ses amis dans les longs articles qu'ils ont consacrés au Congrès. En vérité, l'attitude de la presse fut curieuse – pour elle, l'anarchie a deux visages : celui de la bande à Bonnot ou celui de l'exhibitionniste intellectuel qui sont matière à gros tirages. Et, il faut bien dire que certains anarchistes intellectuels, dont les tempes sont grises, mais qui sont restés de vieux étudiants incorrigibles, ont quelque responsabilité en la matière. C'est peut-être ce qui explique l'attitude, disons bizarre, d'un journal comme Combat.
Cependant, à Carrare, certains journalistes sérieux se sont aperçus que l'anarchie était justement autre chose. Ils l'ont dit, même s'ils ont ajouté que cet anarchisme-là sérieux et réfléchi était dépassé par la conjoncture. Nous ne leur demandions pas autre chose que de dire la vérité, même si cette vérité n'avait pas leur approbation. Ainsi, les représentants du Monde, de L'Express, de Radio-Luxembourg, de la télévision française ont bien compris notre lassitude et notre colère devant les pitreries de jeunes gens venus chercher en Italie un peu de cette publicité tapageuse qui commence à fatiguer les plus indulgents.
Mais nous n'avions pas, à Carrare, que des journalistes qui exercent leur profession avec sérieux. France-Dimanche-Observateur avait délégué sur place une demoiselle décidée à tous les sacrifices pour avoir de la copie de première main, si on peut dire. Collée aux talons des jeunes du "22 Mars" qui poussaient la complaisance avec elle jusqu'à lui prendre des mains son carnet de travail pour lui faire son reportage, nous la vîmes discuter de l'anarchie avec une compétence à faire pâlir de jalousie la "Commère elle-même". Lorsqu'on pense que ce journal fut, autrefois, celui de Claude Bourdet, on est un peu gêné de le voir tomber si bas. Il est vrai qu'il est, aujourd'hui, la corbeille où se déversent tous les déchets des grands partis de gauche lorsque écœurés par l'ingratitude des électeurs, ils sont disponibles pour n'importe quoi afin qu'on place leurs noms au bout d'une liste de protestation quelconque ou dans le corps d'un articulet de cinq lignes.
Oui, cette rencontre internationale, qui, à son origine, devait simplement être une confrontation sérieuse et réfléchie, prit un caractère insolite contre la volonté même des fédérations organisatrices. Ce n'est pas grave. Gageons que le temps effacera rapidement le souvenir des jeunes gens qui confondent tumulte avec révolution et que Carrare restera, pour l'histoire du mouvement ouvrier, le symbole du renouveau international des anarchistes.



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JEAN-REGNIER

le 18 juillet 2013
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