Le deuxième mariage

mis en ligne le 20 juin 2010
Depuis les années 1980, les droits du personnel dans les entreprises s’effondrent si vite et si bas que, tout comme en politique il fallut inventer le terme de totalitarisme pour décrire les États qui prétendaient tout exiger de leurs sujets, il faudra peut-être employer le terme d’entreprise totalitaire pour décrire ces entreprises qui prétendent exiger de leurs sujets tout ce que la loi ne leur défend pas d’accaparer. Trois livres, entre beaucoup d’autres, le prouvent. Le premier, Au carrefour de l’exploitation de G. Philonenko (Desclée de Brouwer), est le récit, par un ex-chef de rayon de Carrefour, des années où il positiva.
Il fut d’abord « stagiaire cadre ». Deux ans de période d’essai pour devenir chef de rayon. Deux ans ! Ne hurlez pas que flexibilité rime avec servilité, vous ne savez pas encore que flexibilité rime avec servitude. Philonenko découvre le système informatisé de gestion des stocks. « Anabel » sait qui a commis quelle erreur ; car on ne peut l’utiliser, même pour n’entrer qu’un saucisson, sans saisir son code personnel secret. Or le code personnel secret n’est secret que pour vos subordonnés. Le code du directeur ouvre tous les codes, celui du chef de rayon n’ouvre que ceux de son rayon, celui de la caissière… (De toute façon, la vie de la caissière se réduit à SBAM. SBAM ? Sourire-Bonjour-Au Revoir-Merci.) Grand Frère vous observe, vous n’observez pas Grand Frère. Philonenko note qu’Anabel, en identifiant l’individu responsable d’erreur, renforce le chacun-pour-soi. En entreprise, chacun-pour-soi signifie chacun-pour-soi et personne-contre-le-patron. De même, les états totalitaires brisent tous les groupes qu’ils ne contrôlent pas, et agitent les individus les uns contre les autres.
Acceptant l’esclavage dans l’espoir du commandement, acceptant que pour monter, il faille ramper, Philonenko devient enfin chef, enfin presque, sous-chef, bientôt titulaire, c’est juré !
« Le matin de mon départ en vacances, qui est prévu vers 16 heures, le chef de mon secteur vient me rendre visite, accompagné du directeur.
— Nous voudrions te voir dans le bureau de M. le directeur. Tu pars en vacances à quelle heure ?
— À 16 heures.
— Bien, 17 h 30 ça te va ?
— Pas de problème ! »
Impossible de ne pas voir, dans cet horaire délibérément gênant, un test, après tant d’autres. On n’en est pas à Staline demandant à Molotov de dénoncer Madame Molotov. Non. On n’y est pas.
« Comme l’on dit “à Carrefour, il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions”. Je pars en vacances en voiture l’après-midi même, mais j’aurais annulé un billet d’avion pour m’y retrouver, dans ce bureau. Le rayon qui représente 20 millions de chiffre d’affaires à l’année, c’est-à-dire le chiffre d’affaires le plus important parmi les rayons du secteur bazar, va m’être confié. Une occasion de voir ce que je vaux ! à nouveau, un exercice de funambule, au moindre faux pas… C’est grisant ! »
Le directeur le prévient : « Carrefour, c’est un deuxième mariage, votre femme va vous prendre pour un fou. »
Philonenko, de fait, a calculé qu’avec les 3 600 000 heures de travail impayées des « cadres » de Carrefour, on créerait 1 800 emplois à plein temps.
Sous-chef, Philonenko a accès à des documents internes, banals, dont il cite des exemples pourtant étonnants.
Un extrait de son contrat : « Pour assurer la qualité de ce dialogue, il faut que celui-ci, basé sur la confiance, s’exerce dans un climat de transparence où les véritables motivations, les objectifs poursuivis, et communautés d’intérêts soient très clairs. S’il n’est naturellement pas question de jeter un regard inquisiteur sur les actes relevant de la vie privée, il n’en demeure pas moins que la dissimulation d’une situation pouvant causer un problème constitue une faute grave qui détruit la confiance sur laquelle est fondée la délégation de pouvoirs. » Un discours de Brejnev accumula-t-il jamais autant de mensonges en deux phrases ?
Un extrait du « module de formation managériale », sur les élections syndicales : « Objectif : vous devez occuper le terrain et ne pas laisser le champ libre aux représentants du personnel. » On n’en est pas à fusiller les opposants. Non. On n’y est pas.
Un extrait du même, sur les négociations avec les fournisseurs : « Que faire si le fournisseur ne joue pas le jeu ? Le chef de rayon est invité à utiliser deux tactiques, la déstabilisation et la pression. Elles font partie de la “pédagogie Cofiged”, en tant que techniques modernes de négociation. La déstabilisation se caractérise par “ruptures de rythme, inconfort physique, attaques personnelles, mauvaise foi évidente, fausses colères, changement de négociateur, censurer les centres d’intérêt, appliquer tout facteur déterminant dans la déstabilisation”. Et la pression ; “chantage, menace, fait accompli, harcèlement, pourrissement de la situation, ultimatum”. » La pédagogie Cofiged n’est jamais appliquée au personnel. Jamais, c’est juré.
Il lui faudra se voir licencié pour comprendre enfin que Carrefour attire des gamins avec les mots « cadre », « chef de rayon », exploite jusqu’à la moelle ce personnel super-motivé, puis, avant qu’un statut de cadre, de vrai cadre, ne coûte trop cher à l’actionnaire, les vire pour les remplacer par des pigeons plus frais.