Des crises et de leurs remèdes

mis en ligne le 16 juin 2010
Il n’arrive pas souvent qu’une prestigieuse revue scientifique publie un article qui ait d’évidentes tonalités politiques radicales.
Cela s’est pourtant produit récemment dans Science et l’article 1, comme on pouvait le prévoir, a fait grand bruit.
Il témoigne du fait qu’une part grandissante de la communauté scientifique se penche sur des questions sur lesquelles la gauche radicale s’efforce depuis longtemps d’attirer l’attention et, plus encore, que certains de ces chercheurs arrivent à des conclusions que cette gauche ne désavouerait pas. Mais ce texte nous invite aussi, me semble-t-il, à identifier une des tâches qui attend désormais cette gauche radicale.
Permettez-moi d’abord d’évoquer brièvement ce qu’on trouve dans cet important article.

D’insolubles crises en cascade
Les auteurs (ils sont nombreux, une vingtaine en fait, comme souvent dans ce genre de publication) avancent que l’activité humaine, à l’échelle de la planète, et la manière dont elle est pratiquée, engendrent désormais des effets à la fois graves et interreliés.
Parmi les crises globales appréhendées, les auteurs nomment, comme on pouvait s’y attendre, celles de l’énergie, de la nourriture et de l’eau ; le dérèglement du climat ; le déclin de la pêche ; l’acidification croissante des océans ; et les maladies infectieuses émergentes dans un contexte de résistance toujours plus grande aux antibiotiques.
L’article prend ensuite des tonalités nettement politiques quand il souligne que ces crises, par leur gravité et leur caractère systémique, posent à nos institutions des défis auxquels elles sont et seront de moins en moins en mesure de répondre convenablement. « Nos institutions transnationales ne peuvent au mieux, apporter que des solutions partielles [à ces problèmes] », écrivent les auteurs. Pire encore, poursuivent-ils, de telles solutions partielles pourront toujours être « sabotées par la compétition internationale et le refus de coopérer ».

Une analyse radicale
Le refus de coopérer réfère au fait qu’il est avantageux pour chacun, au sein de nos institutions, de prétendre coopérer, mais sans le faire vraiment et de bénéficier ainsi du fait que les autres coopéreront. Ce faisant, cette personne, cette entreprise ou ce pays devient un bénéficiaire sans contrepartie (un free rider, comme disent les économistes anglophones).
Quant à l’autre problème évoqué, celui de la « compétition internationale », il renvoie notamment au fait que nos institutions économiques sont telles qu’elles nous incitent, comme individu, comme entreprise ou comme État-nation, à ne pas prendre en compte les effets qu’ont sur les autres les transactions et les échanges dans lesquels nous sommes impliqués. Ce problème renvoie à ce que les économistes appellent les externalités – la catastrophe écologique en cours dans le golfe du Mexique est une externalité, mais une externalité mineure, à en croire le président de BP, qui fera tout ce qu’il peut pour que ce soit le public qui en assume le plus possible le coût.
Ce problème crucial est bien souvent passé sous silence et, s’il est évoqué, son importance est typiquement minorée. Mais il ne cessera pas de revenir nous hanter. En fait, tant que nos institutions économiques ne le prendront pas en compte, elles ne pourront affronter et résoudre les crises globales qui s’annoncent. Elles y réagiront donc à chaque fois selon les termes et la logique qu’imposent « la compétition internationale et le refus de coopérer ».
Où conduisent ces termes et cette logique a été magistralement démontré en 1991, quand la Banque mondiale a émis un mémo qui devait rester interne et secret, mais qui avait fini par être largement diffusé. Signé par l’économiste en chef de la Banque mondiale, Laurence Sumners, ce mémo suggérait d’exporter les déchets toxiques des pays du Nord vers les pays du tiers-monde. L’argumentaire avancé invoquait entre autres, et très rationnellement, le fait que ces pays étaient de toute façon sous-pollués et que leurs habitants touchaient des salaires inférieurs à ceux des travailleurs du Nord : les effets de la pollution (sur la santé ou l’environnement par exemple) y seraient donc moins coûteux à traiter.

Une tâche urgente
Les radicaux, il me semble, ne peuvent que se réjouir que de tels sujets, analysés de cette manière et conduisant à de telles conclusions, se retrouvent dans les pages de publications scientifiques. En fait, il n’y a que quelques pas à faire pour lire dans cet article une condamnation du capitalisme et quelques autres encore pour penser qu’il donne raison aux analyses de ces innombrables anarchistes qui ont abouti à des conclusions similaires.
Mais j’y entends aussi le rappel que nous devons nous mettre au travail pour accomplir ce qui s’impose désormais, à savoir imaginer et mettre en place des institutions qui incitent, justement, à la coopération et à la considération du véritable coût social, externalités incluses, des biens et services échangés.
La pauvreté des travaux menés en ce sens est désolante. Et elle l’est d’autant plus que ces questions, souvent en ces termes mêmes, ont été au cœur de la théorie et de l’action libertaires durant des décennies. Or aujourd’hui, quand ils arrivent à la conclusion que nos institutions économiques ne semblent pouvoir résoudre certains problèmes gravissimes auxquels nous faisons face, les scientifiques, comme tout le monde, n’ont rien à proposer pour la bonne raison que rien, ou presque, n’est mis de l’avant.
Dans quelques jours, certains des principaux artisans du système de « la compétition internationale et du refus de coopérer », le G8 et le G20, vont se réunir lors d’un autre de ces indécents et coûteux sommets, cette fois à Toronto 2. Ils trouveront devant eux une société civile qui se mobilise, qui proteste et il faut s’en réjouir 3. Mais parmi toutes ces protestations, il n’y aura que très peu de place pour des propositions concrètes ou théoriques mettant en avant des institutions économiques ou politiques qui permettraient de sortir de la démente logique du capitalisme, que ces rencontres perpétuent et renforcent.
Cette carence et sa gravité me sont apparues avec d’autant plus de force que je lisais l’article de Science au moment où j’étais accaparé par la traduction d’un ouvrage de Rudolf Rocker, que j’estime énormément.
Dans ce livre, je lisais des exhortations à trouver une « nouvelle forme de socialisme constructif », à se consacrer à l’éducation des travailleurs et à l’action directe, à faire preuve d’imagination, à travailler à la création de syndicats et de coopératives comme autant de moyens de sortir du capitalisme et de faire en sorte que « dès aujourd’hui […] les organisations économiques de combat des travailleurs leur permettent, en temps de crise, de poursuivre la tâche d’accomplissement du socialisme », cela afin de « libérer les hommes du fléau de l’exploitation économique et de l’asservissement politique et social ». « La philosophie anarchiste, écrit Rocker, donne sa plus haute expression à l’idéal suivant : affranchir l’être humain de l’exploitation économique et de l’oppression intellectuelle et politique qui sont la première condition de l’avènement d’une culture et d’une société plus élevée et d’une nouvelle humanité. »
Cet idéal reste à l’ordre du jour, plus que jamais. Ce qu’il exige de nous est, entre autres – exactement ce que dit Rocker –, le développement d’idées pour créer ces institutions économiques et politiques nouvelles dont de plus en plus de gens pensent, avec raison, qu’elles sont indispensables si on souhaite ne plus filer irrémédiablement vers la catastrophe.

Post-scriptum
On peut présumer que le groupe appelé FFFC-Ottawa et se disant anarchiste ne serait pas d’accord. En protestation contre le sommet G8/G20, et pour toutes sortes de raisons par ailleurs incontestablement vraies, il a le 18 mars dernier, à Ottawa (province d’Ontario, Canada), mis le feu à une succursale de la Banque royale du Canada 4 située dans un quartier résidentiel où il aurait pu causer de nombreuses morts.
Je soupçonne la police, trop contente de ce prétexte pour augmenter la répression lors du sommet, d’être d’une manière ou d’une autre, derrière cet incendie, qui fait tant de tort à nos idées.


1. Brian Walker et al., «Looming Global-Scale Failures and Missing Institutions», Science, 11 septembre 2009, vol. 325, n° 5946, p. 1345-1346.
2. On estime en ce moment à près d’un milliard de dollars le coût de la seule sécurité pour les sommets de Toronto où seront reçus pendant trois jours deux dizaines de chefs d’État.
3. Pour un bref historique du G8 et du G20, et un rappel des activités prévues dans le cadre du contre-sommet, voir F. Hussan, «Toronto’s Communities Prepare for the G8 and G20 Summits» (http://toronto.mediacoop.ca/story/3491).
4. Le groupe a posté sur You Tube une vidéo montrant l’incendie et donnant les raisons de son geste : youtube.com/watch?v=fNGpulnkLvI.