Architecture modulaire, architecture insurrectionnelle

mis en ligne le 13 janvier 1983
Sous la poussée des revendications de comités de quartier, des associations d'usagers, voire des luttes urbaines, une idée toute nouvelle s'est développée dans le milieu des architectes depuis une dizaine d'année : l'architecte n'est pas forcément celui qui sait, le grand décideur, le calculateur inspiré ; l'usager, c'est-à-dire l'habitant, a aussi son mot à dire et il peut être utile pour l'architecte de l'écouter.
Aussi normale que paraisse cette conclusion, elle est en parfaite contradiction avec l'histoire de l'architecture où apparaît toujours la figure de l'architecte démiurge. Bien qu'un phénomène nouveau soit intervenu en architecture depuis le milieu du XIXe siècle : l'habitat de masse, le logement bon marché, l'accession à l'habitat pour tous.
L'architecte n'est plus seulement un constructeur de monuments, d'églises, de palais, il lui a fallu penser cet habitat collectif. Et sitôt après la Seconde Guerre mondiale est apparue l'idée de la série, du standard. Construire des logements comme on construit des voitures, sur un modèle identique permettant l'abaissement du prix de revient, imaginer des modules, des prototypes facilement industrialisables. Le résultat n'a pas été négatif puisqu'il a permis de loger un grand nombre de sans logis et de rattraper le retard énorme du déficit en logements dû notamment à une absence totale de constructions de logements entre les deux guerres mondiales et à une détérioration confinant à la ruine de la majorité des immeubles anciens, modestes, non entretenus.
Pas négatif, mais insatisfaisant. Pour arriver au standard, les architectes avaient imaginé un homme moyen pour lequel ils avaient construit un appartement type dans un immeuble boîte. Or, l'homme moyen n'existe pas. Cette addition de toutes les différences, destinée à satisfaire le plus grand nombre, ne satisfait personne. À tel point que la situation devint explosive dans les grands ensembles. Apparue alors l'idée de la mobilité de l'habitat permettant la participation de l'habitant. Cette idée fut pendant longtemps l'apanage d'un seul architecte, Yona Friedman, qui, dans une brochure longtemps ronéotypée et finalement publiée en livre de poche, chez Casterman (L'architecture mobile), écrivait : « L'architecte est incapable de déterminer définitivement l'usage et le caractère du bâtiment à construire et il revient à l'utilisateur du bâtiment de décider (et de redécider) de l'usage qu'il veut en faire. Le bâtiment doit donc être mobile, en ce sens que tout mode d'usage souhaité par l'utilisateur ou tout mode d'usage souhaité par un groupe social soit toujours possible et révisable sans que le bâtiment présente d'obstacles aux transformations qui en résultent. »
Deux techniques architecturales peuvent permettre à l'habitant de participer à la création du bâti: la flexibilité et l'évolutivité.
Flexibilité ? L'architecte construit un espace vide que l'habitant peut aménager à sa convenance. C'est-à-dire dissocier l'ossature de l'aménagement des espaces intérieurs. L'organisation interne du logement n'étant plus tributaire de cloisons de soutènement (à condition bien sûr que cette ossature soit en béton armé ou en acier), l'espace est flexible. Les cloisons, par là même, pouvant être mobiles, démontables. Seuls doivent être groupés et fixes les points d'eau.
Evolutivité ? Ce ne sont pas seulement les cloisons qui sont mobiles, mais les volumes de l'immeuble. On arrive alors à une sorte de jeu de construction où, sur une structure fixe conçue par l'architecte, un « support », un « plancher », des « unités détachables », sont fournis usinés : éléments de murs et de façades, cellules sanitaires, placards, etc.
Parmi les modèles proposés, certains sont cubiques, d'autres parallélépipèdes rectangles, d'autres ovoïdes, tubulaires, etc. Ces modules peuvent être monoblocs ou constitués de morceaux assemblables. Ils peuvent aussi bien être réalisés en bois, qu'en métal, en béton, ou en matières plastiques.
La construction d'immeubles par cellules peut aboutir à des immeubles compacts et conventionnels (c'est la préfabrication lourde des années cinquante/soixante-dix) ou à un jeu de volumes utilisant avec brio les vides et les pleins, ce qui est plutôt la tendance architecturale actuelle. Mais une véritable architecture cellulaire devrait permettre, comme dans un organisme vivant, une croissance et une évolution par le démontage facile et le déplacement des cellules. Les cellules de petites dimensions ont également l'avantage de permettre la combinaison de plans multiples. Modules en L, cellules hexagonales, orthogonales, maison empilables sur un squelette métallique haubané, coques, bulles, les propositions sont nombreuses et touchent tous les pays industrialisés.
Des architectes comme Yona Friedman en France et Christophe Alexander aux États-Unis se sont appliqués à rechercher des codes, des modèles, afin d'élaborer un langage architectural qui puisse faciliter le dialogue entre réalisateurs et usagers.
De tels systèmes mènent directement à l'auto-construction et à l'autogestion architecturale comme l'a démontré par exemple l'architecte hollandais Piet Blom. Pour provoquer l'autoconstruction, Piet Blom préconise la création de terrains viabilisés destinés à l'architecture spontanée des habitants pour qu'ils participent progressivement à la création architecturale. Les gens ne s'expriment pas, sont devenus passifs, dit Piet Blom, parce qu'ils sont prisonniers de contraintes financières et sociales. Il faut leur proposer des solutions inhabituelles, choquantes, farfelues, pour provoquer des réactions.
La meilleure chose, écrit Piet Blom, serait de poser des canalisations de gaz dans les champs, les gens apporteraient leurs lits, puis leurs tentes, et pourraient se faire la cuisine… Chacun devrait être charpentier, menuisier, construire sa propre maison. Les architectes et les urbanistes ne devraient fournir que les infrastructures. Ainsi équipé (gaz, électricité, structures porteuses, rues), le terrain serait livré à l'autoconstruction.
On ne s'étonnera pas de savoir que Piet Blom a été lié au mouvement situationniste et qu'il a appartenu au groupe Provo.
Dans une même perspective, Pascal Hausermann et Chanéac en France ont proposé la « création d'une architecture insurrectionnelle, véritable architecture parasite venant se greffer et animer les tristes grands ensembles d'habitation ». Passant de la théorie aux actes, dans une nuit de décembre, ils ont monté à Genève, sur un immeuble de type HLM, une bulle pirate accrochée à une façade et donnant une pièce supplémentaire à un locataire qui, depuis longtemps, sollicitait des services municipaux un logement plus grand pour sa famille. La stupéfaction fut si grande à Genève qu'en un seul dimanche trois mille personnes vinrent visiter cette installation parasitaire. Inutile de préciser que le locataire fut rapidement relogé dans un logement plus grand et la bulle en matière plastique démontée. Chanéac et Hausermann proposèrent alors d'envahir villes et campagnes par des habitacles de formes insolites, en cassant les prix grâce à une réelle industrialisation et à l'emploi de matières synthétiques, en préconisant l'emploi de « bulles pirates » fixées en ventouse sur les immeubles existants, et de passer ainsi du stade d'urbanisme sauvage proliférant à celui de la prise de conscience, par tous les usagers de l'architecture – c'est-à-dire tous les hommes – de la valeur de l'espace construit et non construit, de la répercussion des formes sur leur environnement et de la valeur organique et poétique de ces formes.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


philippe patrice

le 29 avril 2013
Les habitants ont désormais la possibilité non seulement de concevoir des maisons évolutives, mais aussi de contribuer à leur fabrication, à leur rénovation, à leur recyclage..., grâce à la mise à leur disposition des technologies des Fab Lab & techshop. Il s'agit bien d'une révolution démocratique avec une appropriation des savoirs, une mobilisation de l'intelligence collective, la construction d'une société du partage...