La dette

mis en ligne le 27 mai 2010
En France un banquier du privé, mais oui, a été chargé d’examiner le problème de la dette du pays. Ce qui a transpiré de son rapport avait pour but d’effrayer le bon peuple : environ 1 200 milliards d’euros de dette publique en 2007, à laquelle il fallait rajouter les engagements de l’État en matière de retraites des fonctionnaires. C’était amusant parce que le versement des retraites est un flux alors que la dette est un stock. On rigolait aussi parce que M. Pébereau, président de la BNP, ne déduisait pas de la dette les actifs de l’État, dans les 500 milliards à l’époque. L’étude évacuait la dette privée. Et pour cause, parce que le solde des dettes des Français considérés globalement (ou entreprises), une fois décomptées les créances sur l’étranger, était légèrement positif. Il n’y a donc pas de dette privée française vis-à-vis de l’étranger. Rien d’étonnant à cela parce que les Français épargnent 12 % de leur revenu (-4,4 % au R.-U.) et ne sont endettés qu’à 75 % dudit revenu (153 % en Grande-Bretagne). Par ailleurs, les avoirs privés des Français avoisinent les 10 000 milliards d’euros en 2010. Depuis, le vertueux gouvernement, qui avait commandé ce rapport pour insinuer dans l’esprit des gens qu’ils allaient devoir se serrer la ceinture, notamment en ne remplaçant pas un fonctionnaire partant en retraite sur deux, a multiplié les largesses pour les riches et les entreprises (il y en a pour 30 milliards en plus depuis 2007) tout en créant une vingtaine de petites taxes par-ci par-là supplémentaires. Patatras, la crise est survenue en 2008 en Europe. En 2009, le déficit budgétaire a grimpé à 7,5 % du PIB (norme de l’UE : pas plus de 3) et la dette, sans cesse accrue par les déficits, à 1 485 milliards (77,8 % du PIB, contre 60 % de norme européenne). Et ce n’est pas fini, malgré une toute petite reprise de la croissance (1 % espéré en 2010).
Et voyons cette pauvre Grèce grugée par le gouvernement droitier de Caramanlis qui a passé la patate chaude à Papandréou le socialo. Elle a appelé l’avaricieuse UE au secours. Elle a 273 milliards d’euros de dette, soit 115 % de son PIB ; son déficit est de 13,6 % du PIB ; les agences de notation, US, comme par hasard, lui ont serré le kiki en abaissant la note de ses emprunts et désormais, si elle emprunte toute seule, elle doit payer 9 % de taux d’intérêt (l’Allemagne ou la France, 3 %). Du coup, les hedge funds spéculent à la baisse et à découvert sur sa défaillance. Pourtant, le Japon, en stagnation dans les années 1990-2000, a une dette publique qui représente 220 % de son PIB et n’est pas visé par les spéculateurs ou les agences. Why ? C’est parce que la dette publique japonaise est détenue par les Japonais à près de 95 % (environ 40 % pour les Gibbies pour une dette publique de 85 % du PIB fin 2009). Or les pays occidentaux, USA en tête comme toujours et promptement imités, avaient choisi l’endettement pour faire face à la croissance de leurs dépenses notamment sociales ; et ils avaient préféré emprunter à l’étranger car il y avait d’énormes liquidités flottantes (rente pétrolière, etc.) cherchant à se placer sûrement. C’est ce qui explique le succès de la doctrine de la libre circulation mondiale des capitaux. On pouvait placer les emprunts d’État ou des entreprises publiques comme EDF facilement à l’étranger. Les vannes furent ouvertes en France sous les excellences mitterrandiennes, les Delors, Fabius, DSK, etc. La dette doit être remboursée et les intérêts servis, ce qui pèse sur le budget de l’État : en prévision pour 2010, la France doit supporter 43 milliards de service de la dette, soit pas loin de la recette procurée par l’IRPP (48,9). Servir la dette, intérêts et principal, revient donc à se passer de dépenses utiles comme si le « coût d’opportunité » (c’est la perte subie par rapport à un placement plus avantageux) de celle-ci était inférieur aux avantages de ces dernières.
La France put donc commencer à tirer des chèques en bois sur un avenir à crédit et ne pas faire de réformes structurelles. Ce n’était plus l’Allemagne paiera mais l’étranger prêtera le pognon. Comme les gouvernements ne cherchent qu’à se dépatouiller à court terme de leurs ennuis sans réfléchir aux conséquences à long terme, ils ne virent pas qu’ils mettaient d’eux-mêmes leur pays sous la coupe des marchés financiers et en plus sans créer une puissante agence européenne de notation, laissant ainsi aux USA le soin de les assommer ultérieurement. Vous me direz que les USA empruntaient eux-mêmes à tire-larigot pour financer leurs déficits budgétaires et commerciaux. Certes, mais le dollar est la seule monnaie de réserve internationale puissante et quasi monopoliste, et les Chinois en profitèrent pour le deal : je t’achète tes obligations du trésor en dollars si tu me laisses vendre ma camelote chez toi. Comme le dollar est accepté et recherché par tous les pays hors zone euro, les USA peuvent tranquillement emprunter ou laisser tomber le cours du dollar en faisant tourner la planche à billets. Ce n’est pas le cas de l’UE qui, du reste, se l’est interdit avec le traité de Maastricht, la monnaie unique et l’indépendance de la BCE. Ce qui explique que les Teutons qui critiquent la Grèce vont quand même s’exécuter en leur prêtant car sinon toute la zone euro risque de s’écrouler par effet domino : sur la liste d’attente des agences US de notation, on a déjà l’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Irlande. Cette générosité n’est pas gratuite, en fait la France va emprunter à 3 % et prêter à la Grèce les 16,8 milliards sur lesquels elle s’est engagée à 5 %. Espérons que cela marche quand même car les banques françaises sont engagées pour 53 milliards dans les dettes grecques.
Le rapport Pébereau négligeait la différence entre dette publique et dette privée ; or chez les Gibbies et les Yankees, la dette privée est énorme et supérieure à la publique. En Grande-Bretagne, la dette privée représente 224 % du PIB fin 2009, 85 % pour la dette publique. Du reste, comme la crise a fait s’écrouler la valeur des dettes privées et des « actifs » qui sont fondés dessus, le sauvetage financier, opéré par les USA et d’autres pays, consiste à substituer de la dette publique à la privée pour maintenir les liquidités nécessaires à l’économie ; jusqu’où ? La réponse française est sans doute le plus haut et le plus longtemps possible, car ce sera le moyen de détruire le modèle social installé en 1945 par application du programme du conseil national de la résistance (CNR) et instaurer enfin un système libéral de chez libéral. C’est pourquoi le gouvernement joue la montre en attendant les élections de 2012. L’oubli de Pébereau sur la dette privée a sans doute quelque chose à voir avec l’idée que celle-ci fait les choux gras des banques qui prêtent par exemple à 20 % pour les cartes de crédit renouvelable ; c’est plus profitable que le taux d’intérêt de la dette publique et c’est assez sûr quand on ne se livre pas aux excentricités rapaces des subprimes.
Le rapport Pébereau n’a pas l’air de faire la différence entre les emprunts suivant leur destination. Or il y a des emprunts qui rapportent plus qu’ils ne coûtent, par exemple si vous empruntez à 2 % et prêtez à 5 % (ce qu’ont fait les banques pour se refaire une santé) ou si vous investissez dans un projet qui vous rapportera bien plus de 2 %. C’est ce que font les hedge funds et les private equities (LBO) en profitant de l’effet de levier de la différence des rendements. C’est ce que font les industriels US en investissant dans des délocalisations en Chine ou ailleurs. C’est ce que pourrait faire la France en grandeur bien supérieure à celle du grand emprunt sarkozien pour financer l’investissement et la recherche-développement. De façon générale, un surplus de dette consacré à l’investissement n’est pas à rejeter au nom d’un principe absolu : la dette, c’est mauvais et ce sont les générations futures qui vont la payer. Mais non, car elles vont profiter des investissements s’ils sont réalisés à bon escient au lieu de servir à colmater les trous des dépenses courantes et de fonctionnement. Les emprunts-dettes sont aussi valables s’ils permettent de développer les « externalités positives » : infrastructures de transport, de communication, d’éducation, etc. Ou s’ils permettent des économies futures et diminuent alors les importations ou les frais généraux du pays : économies d’énergie, par exemple. C’est ce qu’avait dû dire le rapport Juppé-Rocard qui préconisait un vrai grand emprunt de 130 milliards au lieu des 35 consentis dont 20 déjà engagés auparavant !
Et la dette n’est pas si mauvaise si elle reste cantonnée dans le territoire national et financée par les Français eux-mêmes. Il faut cependant faire attention à ce qu’elle ne rapporte pas qu’aux rentiers tout en étant payée par les moins aisés, car les impôts qui en découlent servent les remboursements en capital et en intérêts pour ceux qui ont les moyens de souscrire aux emprunts, ceux-là mêmes que le bouclier fiscal exonère. Il faut aussi éviter de prêter aux multinationales implantées en France, fussent-elles françaises, qui en profiteraient pour assécher l’épargne française et bénéficier de l’effet de levier en investissant à l’étranger. L’épargne française doit être réservée aux emprunts d’État finançant des investissements ou des externalités positives, au développement des services publics et aux PME, PMI et autres activités locales ou de proximité. La dette doit servir au développement, ce qui ne veut pas dire seulement la croissance, comme on le verra ultérieurement.
Puis survient la crise de la dette grecque par rapport à laquelle l’UE a tergiversé pendant des mois. En ce 6 mai 2010, c’est l’euro et la dette publique des pays européens qui sont dans le collimateur des spéculateurs, lesquels ne font pourtant qu’exploiter la situation dans laquelle ils se sont mis. Aussitôt, l’UE bande ses muscles de toute urgence pour faire front. Mais nos braves dirigeants européens restent dans l’optique du marché total sans voir que c’est celui-ci qui a créé les déséquilibres structurels commerciaux et financiers (USA/Chine et Allemagne/UE) qui minent leur économie. On se contente de rustines sur les problèmes financiers. Pourquoi ? Parce que, en réalité, la crise est une « divine surprise » pour tous ces dirigeants libéraux qui veulent sauver le soldat capitalisme. En effet, grâce à elle, ils vont pouvoir accélérer leur programme de destruction de l’État-providence dans tous les domaines sociaux et des services publics. La France vient de sortir son plan « d’austérité », celui-là même qu’elle avait soigneusement camouflé avant les élections régionales. L’exemple de la Grèce montre ce qui pend au nez des peuples européens.
Les gouvernements ont pour stratégie depuis longtemps de creuser les déficits et les trous, et cela par petits bouts et en étalant dans le temps, suivant les bonnes vieilles techniques comme celle du salami chère à Staline ou des Horaces et des Curiaces (plutôt des Voraces et des Coriaces) en attendant le moment propice pour faire basculer le pays dans leur politique libérale. Chapeau, les artistes qui nous annoncent maintenant du « sang, des larmes et de la sueur », comme Churchill en 1940, et qui nous culpabilisent pour nos « résistances au changement » et nos acquis si injustes vis-à-vis des gens de mérite, tels les entrepreneurs et autres risquophiles. Le moment est venu, à cause des Grecs, « ces pelés, ces galeux, ces tondus dont nous vient tout le mal ». Merci, ô crise…