Tina or not Tina ? Et les anarchistes dans tout ça ?

mis en ligne le 20 mai 2010
Les révolutions industrielles et l’essor démographique de l’humanité, qui passe d’un milliard d’habitants en 1800 à plus de six milliards en 2000, entraîneraient un changement radical de paradigme. Désormais, nous serions confrontés à un « épuisement de la quasi-totalité des réserves de la planète » d’ici la fin du XXIe siècle. Nous irions « plus vite que la planète ne peut le supporter » (deux phrases choc de Home, le film de Yann Arthus-Bertrand). La Terre serait en surcharge.
Mais ce constat — qui est en réalité un discours, une idéologie — est faux. Car il est mal posé.
Entendons-nous bien. Ce n’est certainement pas moi qui nierais la raréfaction actuelle de certaines ressources ou les problèmes posés par certaines surexploitations (comme la surpêche — j’en ai parlé dans le ML hors série de l’été 2009 et dans le ML n° 1589 — ou le surpaturâge), même si des discussions scientifiques, c’est-à-dire des enjeux politiques et économiques, existent quant à leur évaluation précise. Ce n’est pas moi non plus qui cesserais d’alerter sur la pollution des sols (notamment des sols industriels, qu’on oublie trop souvent), de l’atmosphère ou des eaux 1.
On peut ajouter — comme je l’ai déjà écrit — que les hommes connaissent en réalité mal leurs propres écosystèmes et la « biodiversité » de la Terre, dont on ne peut pas vraiment évaluer la richesse et par conséquent l’éventuel appauvrissement puisque nous découvrons régulièrement de nouvelles espèces. Ce fut le cas lors de la dernière éruption volcanique à La Réunion dont la coulée de lave descendant jusqu’à la mer fit remonter des fonds sous-marins des espèces dont nous ignorions l’existence.

Un écran de fumée
Mais ce serait une grave erreur de juger que le capitalisme ne fait que détruire, comme de croire qu’il ne fait que produire alors qu’il ne produit pas pour produire mais pour vendre. Sa logique économique, sociale et politique est de produire et de reproduire de la valeur, via l’exploitation salariale, la marchandise et son échange, ainsi que de perpétuer le système politique — l’État — qui en est le garant.
Non seulement, il détruit, mais il construit. Il épuise des sols ici ? Il va en chercher d’autres ailleurs… Il supprime les forêts ? Il va dénicher du bois ailleurs… Le charbon ne fait plus l’affaire ? Il trouve du pétrole, puis de l’uranium… Entre-temps, les sols épuisés se sont reconstitués (le fameux dust bowl des années 1930 a disparu aux États-Unis), de nouvelles forêts ont été plantées…
Il y a un peu trop de monde sur un espace ? La guerre se déclenche, comme par hasard… Les populations sont tuées, déplacées. On alerte contre la grippe H1N1 dans les pays dits « riches », on laisse encore frapper la malaria dans les pays tropicaux pauvres…
C’est un cycle non pas infernal mais incessant, le cycle logique du capitalisme, fait de destruction, de construction et de reconstruction.

Plusieurs États-Unis ? Un non-sens…
Mais ce cycle ne serait désormais plus possible, la planète n’en pourrait plus ? Pas du tout. Cette hypothèse n’est qu’une énième version de la « fin de l’histoire », chère à l’eschatologie religieuse, au scientisme marxiste ou à la vulgate libérale de Fukuyama, qui présuppose un prophète ou un gourou, un jour le Christ, un autre Karl Marx, ou Al Gore peut-être…
Le fameux argument du « si le monde entier consommait comme les États-Unis, il nous faudrait trois à cinq planètes », argument encore repris par la ministre UMP-hulotbobo Kosciusko-Morizet (sur France 3, le 12 mai, dans l’émission de Taddéi) est faux et archi-faux. Car il est proprement impossible.
En effet, les États-Unis nourrissent le monde (premiers producteurs et exportateurs agro-alimentaires). Ils lui vendent aussi quelques voitures, et surtout beaucoup d’armes et de matériel informatique. En échange, ils achètent des biens courants de consommation fabriqués à bas prix dans les pays ateliers (souvent par leurs propres entreprises ou filiales).
Pour qu’il y ait d’autres États-Unis, il faudrait donc que ces pays se nourrissent d’abord par eux-mêmes, qu’ils vendent aussi de la nourriture (mais, alors, à qui ?), et que les États-Unis renoncent à leur impérialisme économique… Autrement dit : absurde. C’est un jeu à somme nulle. Ce que les États-Unis ne produiraient plus (parce qu’ils ne pourraient plus le vendre), ce seraient d’autres qui le feraient à leur place. Cela s’appelle la compétition impérialiste.
Sa logique échappe d’ailleurs au calcul, fumeux, de « l’empreinte écologique », également évoquée par Kosciusko-Morizet. Sans parler du fait que le Brésil a une « empreinte écologique »… positive !

La crevette et la Logan
Depuis le fameux Club de Rome, qui rassemblait au début des années 1970 des experts mais aussi de grands patrons comme un dirigeant de Fiat, les plus clairvoyants des capitalistes ont compris que la recherche du profit à court terme ne devait pas sacrifier les bases matérielles, naturelles et planétaires des profits à moyen et long termes. Par la suite, le profit à court terme s’est polarisé sur les marchés financiers grâce aux nouvelles techniques et aux nouveaux règlements économiques lancés par les États, tandis que les consommateurs grugés, les citoyens et les salariés imposables sont en train de payer l’ardoise des banqueroutes.
Le discours catastrophiste et de rigueur (dans le sens de se serrer la ceinture, c’est-à-dire d’exploiter davantage encore le prolétariat mondial et les classes moyennes) surfe sur toutes les peurs, sur la négation viscérale de la lutte des classes et du partage socialiste.
On cite souvent l’exemple du marché de la crevette, pêchée ici, congelée là, décongelée par là et enfin consommée ailleurs. Mais pourquoi ne parle-t-on pas de la Logan, dont des centaines de véhicules, sortis des usines Dacia en Roumanie, sont aussitôt démontés pour être envoyés en pièces détachées à d’autres chaînes d’assemblage en Russie, en Inde ou au Maroc afin de contourner les taxes douanières ? Là, il n’y a strictement aucun dégât environnemental supplémentaire, aucune perte de matière première ou secondaire, sinon une surexploitation du travail salarié parfaitement organisée par une multinationale, Renault en l’occurrence 2 ! Il est vrai que le prolétaire roumain, qui serait responsable de nos délocalisations et dont tout le monde se contrefout, est moins glamour que la crevette consommée par le bobo de base des métropoles occidentales…

Polémique à propos d’Allègre
En corollaire du mythe de la finitude dont on a bien compris que les capitalistes avaient tout intérêt à le propager pour perpétuer leur domination, et que les naturalistes intégristes avaient pour mission de l’alimenter, se combinent d’autres aspects de la question écologique.
La polémique engagée autour du livre de Claude Allègre, L’Imposture climatique, est exemplaire des enjeux en cours. Ainsi, une journaliste de Télérama cite à la fin de son article un certain Jean-Michel Besnier, « spécialiste des questions de science et société », pour qui Allègre « oblige les uns et les autres à prendre position, sur cette vraie question éthique posée par le climat : dans quel monde voulons-nous vivre ? ». Puis elle conclut : « Le politico-savant Allègre, lui, y a répondu : pas de risque en vue, on continue comme avant » 3.
Voilà trois mensonges d’un coup. Premier mensonge, Allègre écrit exactement le contraire : les risques existent, mais il ne les hiérarchise pas de la même façon que les partisans du global warming. Il écrit noir sur blanc qu’on ne peut pas continuer ainsi, mais pas avec les solutions du genre protocole de Kyoto. Il ne s’agit pas de défendre l’ancien ministre jospiniste et sarkocompatible, il suffit de lire sérieusement son livre en s’extrayant de la pensée binaire. Deuxième mensonge, le climat ne pose aucune question, sauf à s’en remettre au totémisme ou au paganisme. Troisième mensonge, la question n’est pas seulement éthique : elle est surtout politique (au sens large). Ce genre de mensonges se retrouve à longueur de temps dans le politiquement correct des journalistes, des politiciens, des écologistes et des décroissantistes.
Or la pétition qui cherche à bâillonner Allègre est liberticide et dangereuse. C’est un coup de canif dans la liberté d’expression (au nom du pseudo-impératif de la science et du « sauvons la planète », pour la bonne cause n’est-ce pas ?). Elle s’ajoute à toutes les hystéries interdictionnistes : burqa (niqab), cagoules, Allègre, et j’en passe. Quand d’autres chercheurs s’élèveront contre autre chose, on les bâillonnera d’autant plus facilement. Et laisser croire qu’il y a consensus scientifique sur la question climatique est faux.
En outre, contrairement aux apparences (mais pour cela, bis, il faut lire son livre), Allègre et les écologistes ont un diagnostic souvent proche. Leur désaccord concerne les solutions dans le cadre du système en place, que ni l’un ni les autres ne remettent sérieusement en cause puisqu’ils sont tous pour le capitalisme et pour l’État.

Le social éclipsé par la nature
La métapolitique de la bourgeoisie et des naturalistes intégristes a triomphé. Elle a réussi à placer la nature au cœur de la problématique, en évacuant la lutte des classes. Toute réflexion qui s’y oppose est disqualifiée, selon un schéma binaire des gentils et des méchants. Le militant ou bien le jeune, habitués au catastrophisme écolo seriné depuis plusieurs décennies, semblent tétanisés quand on leur pose les problèmes sous un autre angle. Plutôt que d’argumenter, ils rejettent en bloc. Et recherchent compulsivement chez les technoscientistes, ceux-là même qu’ils dénoncent pourtant par ailleurs, d’éventuels contre-arguments.
Plus grave, en affirmant que « ce n’est effectivement plus seulement le problème de l’inégalité d’accès à la nourriture qui sera en jeu dans les famines à venir, mais la surcapacité de charge de l’humanité par rapport aux possibilités de la biosphère » (ML n°1591, p. 12) — affirmation totalement contestable —, on conditionne une partie de l’humanité (les pauvres du tiers monde en fait) à l’idée qu’elle va bientôt crever. On cultive la panique, l’angoisse, le n’importe quoi (l’épidémie de grippe). Ou alors on laisse croire que l’anarchie décroissantiste miracle est pour demain…
Affirmer que « c’est bien la techno-science, dans le cadre aggravant du capitalisme, qui a contribué à l’émergence de l’incertitude et des risques » (ML n°1593, p. 10) est un contresens, qui renverse les causes et les conséquences. L’incertitude et le risque ne sont pas ontologiquement liés à la technoscience. Ils existent sans elle, heureusement en un sens. En revanche, ce sont les applications possibles de cette technoscience, donc des outils, des machines et des décisions humaines qui peuvent exposer, ou non, les populations aux risques naturels, lesquels n’ont pas besoin de la responsabilité humaine pour « émerger » (sic): éruption volcanique, tsunami, séisme, inondation…
Ce ne sont pas les ordinateurs passant des ordres au millième de seconde qui spéculent mais les informaticiens qui y ont intégré les algorithmes de calcul et ceux qui les commandent : traders, banquiers, capitalistes… Dénoncer la technoscience incarnée par ces ordinateurs ressemble à celui qui casse le thermomètre pour faire chuter la température…
Et toute la société n’est pas logée à la même enseigne. Quel est le dirigeant qui est mort de l’encéphalite spongiforme, de la grippe H1N1, du sida, de la malaria, de la faim, d’une inondation ? Un nom, svp ?

Pour qui ce tout-écolo catastrophiste ?
Politiquement, les gagnants du tout-écolo plus ou moins catastrophiste et décroissantiste sont au nombre de trois. Un, les partis écologistes, de plus en plus autoritaires à mesure qu’ils pénètrent l’appareil d’État. Deux, les scientifiques que cela arrange (légitimation ; demande de crédits ; notoriété ; syndrome de l’expert…). Trois, la technobureaucratie scientifico-écolo qui s’immisce partout, avec son autoritarisme, ses références gaucho-catho, ses postes de chefs, d’abord des strapontins, puis… On les voit déjà s’affairer dans nos Amaps, pour imposer des permanents, des règlements draconiens, des positions dogmatiques au nom du « bio ».
Ce ne seront certainement pas les anarchistes qui seront favorisés par le nouveau discours, sauf ceux qui seront utiles pour faire passer le message du serrage de ceinture dans certaines couches de la population peu atteignables par l’État ou le capital.
Le mouvement anarchiste est-il si faible qu’il serait prêt à se raccrocher à l’idéologie à la mode, celle qui a les apparences de la contestation radicale mais qui est en fait la porte de sortie de l’État et du capital, exactement comme l’ont été la social-démocratie et le fascisme à une époque ? Faut-il renier sa propre culture politique ?
Faut-il bricoler avec des bouts de raisonnements puisés ailleurs ? Un jour le marxisme libertaire (qui a coûté cher aux anarchistes dans les années 1950, 1960 et 1970), pourquoi pas le trotstkysme libertaire (Olivier Besancenot préfaçant Élisée Reclus…), ou bien un Serge Latouche bariolé d’anarchisme ?
Peu nombreux, faibles, minoritaires, au lieu de se mettre en position d’aller vers le plus grand nombre, devons-nous nous enfermer dans une démarche sectaire, politiquement et sociologiquement parlant ? Combien de prolétaires dans les organisations anarchistes occidentales, combien d’immigrés ? Est-ce à eux que s’adresse le discours du « consommez moins » ?

Tina chez les anarchistes ?
La décroissance et le catastrophisme sont très pratiques pour un militant révolutionnaire qui, théoriquement, doit passer son temps à résoudre les contradictions entre son utopie politique, son action quotidienne et la réalité. C’est tellement plus simple de penser WWF qu’anarchisme, cela résout le problème du comment une organisation anarchiste gérerait le monde tel qu’il est déjà, ses industries, ses routes, ses chemins de fer, sa distribution de marchandises, ses pollutions à résorber. Ou bien on remet tout cela au jour lointain de la révolution triomphante. Grâce à la décroissance, on supprime tout, ou presque, ça simplifie le monde…
Comme l’humanité a déjà essayé beaucoup de choses (même l’anarchie en 1936 en Espagne !), on trouve au moins une expérience de ce genre : après avoir vidé la capitale Phnom Penh en deux jours, les Khmers rouges ont envoyé des populations entières dans les rizières, sans pour autant augmenter la production car ils méprisaient l’agronomie, la science moderne et les ingénieurs 4. Ils ont délibérément affamé tout un peuple par une sous-consommation, et liquidé le reste dans les camps. Au total, des millions de morts… La « planète » n’en a d’ailleurs pas été soulagée pour autant…
« Réhabiliter la traction animale » (cf. ML n°1591, p. 14), autrement dit revenir à la charrue tirée par un bœuf ou tout autre animal, est probablement proposé par quelqu’un qui n’a jamais bossé dans les champs. Qu’en pensent tous les paysans du monde et du tiersmonde, ceux qui se cassent encore le dos à trimer, souvent des femmes et des enfants, les exploités des exploités ? Et, avec la charrue tirée par un animal, bonjour l’augmentation de la production pour une population dont on nous prédit qu’elle sera plus nombreuse et qu’elle va mourir de faim ! Encore une contradiction…
Cette démarche s’apparente à l’anarcho-primitivisme de John Zerzan, celui qui veut revenir à l’âge de pierre — et même avant, il le dit lui-même — mais qui n’hésite pas à porter de belles lunettes à fines montures, avec des verres probablement de haute technologie 5.
Prétendre enfin que la « décroissance » n’est pas un choix idéologique mais une nécessité compte tenu du « surrégime » qui serait imposé par la société capitaliste par rapport aux ressources de la planète, signifie que nous n’avons pas le choix. Que nous ne décidons pas nos convictions, nos stratégies. Que celles-ci nous sont imposées. C’est la négation même de la liberté ! C’est exactement la même posture que les curés, les ayatollahs ou les marxistes.
« There is no alternative » (TINA), « il n’y a pas d’alternative » : c’est aussi ce que disait Thatcher. C’est ce qu’ils nous disent tous… Toi aussi camarade ?


1. L’un de mes premiers articles publiés dans le Monde libertaire révélait un cas de pollution au mercure en Corée du Sud (alors en dictature militaire) : « Onsan, un Minamata coréen ? » (le Monde libertaire n° 663 du 15 mai 1987).3
2. Restructuration et lutte de classes dans l’industrie automobile mondiale, Éditions Ni patrie ni frontières (2010), p. 136-137.
3. Télérama, n° 3147, 5 mai 2010, p. 32.
4. Il faut lire le délire anti-technologique des Khmers rouges et ses résultats. Pin Yathay, L’Utopie meurtrière (1979), Paris, Robert Laffont.
5. Pour une excellente critique, cf. Alain C. « John Zerzan et la confusion primitive » :
infokiosques.net/spip.php?article94