Inégalités, pauvreté, précarité

mis en ligne le 22 avril 2010
Le gouvernement français a des timidités de violette en ce qui concerne la progression des inégalités et de la pauvreté, lesquelles sont liées à l’extension de la précarité et à la pression exercée sur le travail par la « mondialisation heureuse » chère à Alain Minc. L’organe statistique d’État, à savoir l’Insee, est à la fois mal outillé – malgré quelques progrès récents sous la pression des associations – pour saisir ces phénomènes, et ses responsables – compradores nommés par le pouvoir – ne montrent pas un grand zèle pour faire évoluer les choses. Cependant, l’Insee vient de sortir une étude sur l’accroissement des inégalités dans la période 2004-2007. Il en ressort que les 1 % les plus riches reçoivent 5,5 % des revenus d’activité, 28 % de ceux du patrimoine et 48 % des revenus financiers exceptionnels (genre stock-options). Par ailleurs, le nombre de personnes touchant plus de 100 000 euros s’est accru de 28 % et pour ceux bénéficiant de plus de 500 000 euros, de 70 % ! La même étude fait ressortir que 23,2 % des jeunes femmes et 18,9 % des jeunes hommes de 18 à 25 ans vivent sous le seuil de pauvreté. Un organisme étatique, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, sans doute soucieux de ne pas être pris de vitesse, vient de reconnaître l’échec du gouvernement à faire reculer la pauvreté. Cela n’empêche pas, d’après ATD-Quart Monde, que les discours antipauvres se banalisent. Normal, les riches et ceux qui ont peur de descendre ont intérêt à stigmatiser les pauvres, ces feignasses, ces incompétents dont l’existence parasitaire prouve, par effet de contraste, leur propre excellence.
Une association créée en 2003 à Tours, l’Observatoire des inégalités, vient de publier une étude sur la chose avec des chiffres arrêtés le plus souvent en 2007 car les services de l’État y sont restés. Je rappelle qu’Henri Güano, à l’époque directeur du Plan et devenu conseiller spécial de qui vous savez, avait été viré par Jospin pour avoir publié une étude sur le problème. Entre-temps, ce fut le trou noir statistique, à tel point que c’est une association, le Réseau d’alerte sur les inégalités (RAI), qui s’y colla avec un indicateur ad hoc, le Bip 40 (40 indicateurs). Cela força la statistique publique à améliorer ses performances car la si démocratique France n’a pour ainsi dire pas de moyens statistiques indépendants du pouvoir, au contraire de ce que l’on voit dans les pays anglo-saxons. Mis à part des organismes comme Attac ou l’Observatoire des inégalités, le Secours catholique ou populaire, Emmaüs. Les syndicats ont des trucs mais fort peu diffusés en dehors d’eux. Serait-ce à dire qu’ils ne veulent pas gêner le gouvernement ?
Fort heureusement, la revue Alternatives économiques, qui est une Scop, vient de publier, en liaison avec l’Observatoire des inégalités, un numéro spécial sur le sujet. Ce sera ma référence dans ce qui suit. Pour cette enquête, la population est étagée en 10 déciles, 10 dixièmes, le 10e étant le plus haut dans l’échelle des revenus. Il appert que les inégalités ont régressé de 1970 à 1985 : le rapport entre le 10e décile des plus riches (les 10 % les plus aisés) et le 1er (les 10 % les plus pauvres) était descendu de 4,5 fois à 3,5 en 1985. Puis cela a stagné. Mais de 1997 à 2007, le rapport est passé de 4,8 fois (le revenu des plus riches est 4,8 fois plus élevé) à 4,5. Le 1er décile a été augmenté de 15,7 % (sur 10 ans en francs constants, soit une moyenne de 1,5 % de progression annuelle des revenus), les 5 % les plus riches (la moitié haute du 10e décile) ont été augmentés de 12,8 %. Mais c’est une astuce statistique des compradores de ne raisonner qu’en moyenne et qu’en pourcentage. Il faut voir les résultats en chiffres absolus. Les prolos ont eu en fin de course 1 360 euros par an de plus ; les 5 % les plus riches 4 900. Sur la période 1996-2006, les 0,1 % les plus riches ont eu 5 400 euros de plus… par mois !
Les dirigeants des boîtes du Cac 40 touchent en moyenne 300 fois le Smic ! C’est fastoche ; ces entreprises ont « un comité des rémunérations » composé de membres du conseil d’administration. Or 80 personnes trustent 40 % des sièges des CA des boutiques du Cac 40. Conclusion, c’est « passe moi la rhubarbe, je te passerai le séné ». Normal dans une « société de puberté masculine » comme on dit chez les anthropologues. Les inégalités de patrimoine (foncier, immobilier, financier), fort mal saisies par l’Insee qui pourtant devrait avoir accès aux statistiques de l’administration fiscale, sont encore pires. Bien que sous-estimé, le patrimoine moyen des cadres sup est en 2004 (notez les six ans de retard) de 200 000 euros, celui des indépendants supérieurs (professions libérales) de 500 000 ; le patrimoine médian (médian, celui qui divise la population en deux parties égales) est de 83 000 euros. Les 25 % les plus pauvres ont 10 000 euros de patrimoine. C’est là qu’on mesure la générosité de la réforme de l’été 2007 qui a installé le bouclier fiscal, quasiment exonéré les gros patrimoines d’impôt sur les successions et créé des crédits d’impôt pour l’accession à la propriété. Rappelons que la valeur princeps du libéralisme en général et du sarkozysme en particulier est le « mérite ». Les héritiers voient donc leur mérite exonéré d’impôts !
Actuellement (2007), le revenu médian d’une personne seule est d’environ 1 510 euros. Si l’on prend comme référence un seuil de pauvreté établi à 60 % du revenu médian, ceux qui n’ont que cela, soit 908 euros, font partie des individus pauvres (1 362 euros pour un couple sans enfants, 2 271 euros pour un ménage avec deux enfants de plus de 14 ans). Les gouvernements français, socialistes en tête, ont longtemps rechigné avant d’adopter ce seuil de 60 %. Ils préféraient un niveau de 50 %. En 2007, avec le seuil de 50 % du revenu médian, on a 4,2 % de pauvres, avec 60 %, on obtient 8 %. On s’explique donc facilement la préférence des politicards pour 50 %. Depuis 2000, le nombre de pauvres a progressé de 600 000 personnes. Soulignons que le RSA-socle (ex-RMI) est de 460 euros, l’allocation adulte handicapé de 697 euros (elle va atteindre 708 euros en 2010), le minimum vieillesse de 724 euros (le tout pour des personnes seules). Le revenu moyen des pauvres seuls (salaires plus allocations moins impôts) est de 744 euros, soit 18 % de moins que les 60 % du revenu médian (908 euros). Mais Sarkozy a promis que le minimum vieillesse serait revalorisé de 25 % sous son mandat. Il a aussi promis que le nombre de pauvres diminuerait de 30 %. Le pari sera peut-être tenu grâce à une opportune modification du mode de calcul concoctée par le compassionnel Martin Hirsch, lequel vient de se tirer du gouvernement. On croit comprendre pourquoi.
Il y a 3,7 millions de travailleurs pauvres si l’on ne prend pas en compte les revenus du ménage, 2 millions en le faisant. Il y a 3 à 3,5 millions de mal-logés car on ne construit pas assez, surtout en Ile-de-France (39 000 logements en 2008 pour 12 millions d’habitants). Cela s’explique fort bien : les gouvernements ont tout misé sur les lois du marché ; c’est pourquoi entre 1997 et 2007 les loyers ont augmenté de 30 à 50 %. 32,3 % des Français ne peuvent pas se payer une semaine de vacances. Sur 22,5 millions de salariés en emploi, on obtient 13 % de précaires. On a 17 % de temps partiel et un tiers des femmes y sont contre 6 % des hommes. 9 % des femmes sont à temps partiel subi, 2,5 % des hommes. Depuis la crise, le nombre de chômeurs a progressé de 900 000 personnes ; 2,7 millions de chômeurs dits de catégorie 1 (c’est-à-dire disponibles tout de suite, sans emploi et n’ayant pas travaillé dans le mois précédent). Il y a 11 % d’enfants des classes populaires (ouvriers et employés) dans les populations d’étudiants en doctorat alors qu’elles constituent 56 % de la population, 12 % de reçus à l’Ena, 16 % d’élèves des classes préparatoires. C’est que l’Éducation nationale, soi-disant dédiée à la promotion du mérite scolaire et à l’égalité des chances, régresse depuis longtemps : pas assez de maternelles (bientôt en concurrence avec des « jardins d’éveil ») ; apprentissage trop précoce de la lecture, ce qui n’est pas possible sans l’acquisition préalable de la langue que l’on ne trouve que chez les classes aisées ou cultivées ; sélection, évaluation, orientation suivant des critères privilégiant les classes bourgeoises ; autolimitation des aspirations des enfants des classes populaires ; boîtes privées ; suppression de la carte scolaire ; cours complémentaires ; « mastérisation » des diplômes exigés ; suppression de la formation pédagogique des enseignants, etc.
Les temps sont donc très durs pour les classes défavorisées de la population française, notamment si on ajoute au tableau ci-dessus les nombreuses discriminations dont sont victimes les « Zus », zones urbaines sensibles, qui cumulent tous les inconvénients de la « société libérale avancée » inaugurée par Valérien Fiscard Déteint : logement, commerces, transports, écoles de troisième zone avec profs débutants, chômage (jusqu’à 42 % de chômeurs dans les « cités », c’est la joie pour les 18-24 ans, mais on n’est pas à Calcutta), contrôles au faciès, tendance au regroupement par ethnies, disparition des classes moyennes même issues de l’immigration, disparition des services publics, etc.
Qu’on se le dise : cela ne pourra pas changer tant que l’on restera dans ce monde libéral du libre-échange internationalisé, du tout-finance à libre circulation des capitaux. Heureusement, Manuel Valls (à trois temps : moi, moi, moi) va supprimer l’ISF, créer une tranche d’imposition à 70 % et diminuer les niches fiscales… Car le capitalisme est une machine d’accumulation qui joue sur les différences entre pays et fondée sur les vases communicants. Ce faisant, à très très long terme, le niveau de vie des pays en voie de développement (PVD) montera et celui des ex-pays industrialisés baissera ; c’est déjà en cours. Il reste à gérer la transition de façon que les niveaux s’égalisent vers le haut et non vers le bas pour les défavorisés, y compris dans les PVD. Mais c’est une autre politique, solidaire et coopérative, elle. Des ONG, des associations, des militants y travaillent et cela commence à porter des fruits contre les mauvais vents et marées du libéralisme que, pourtant, not’bon prince continue d’importer en France. Cela ne lui portera pas chance.