Anarchie & cinéma

mis en ligne le 15 avril 2010

Sous-titré Histoires, théories et pratiques des cinémas libertaires (le pluriel dit déjà la rigueur), le colloque « Anarchie et cinéma » organisé les 2 et 3 avril derniers par l’université Paris 1 a constitué assurément une grande première et une avancée symbolique avant même sa réalisation : l’anarchie reconnue comme objet d’étude légitime au sein d’une université et pas n’importe laquelle, l’université Panthéon-Sorbonne.
Son déroulement dans l’auditorium de l’Institut national d’histoire de l’art, dans des conditions matérielles excellentes (pas une minute de retard, un enchaînement au cordeau, histoire de rompre avec les clichés usés qui obèrent le mouvement anarchiste), a été à la hauteur des attentes suscitées par l’importance de l’événement et par les qualités à la fois scientifiques et humaines de ses organisatrices : Nicole Brenez, une maître de conférences qui, sans ses mauvaises fréquentations, on peut le supposer, pourrait être prof d’université depuis longtemps tant la liste de ses publications et des manifestations qu’elle a organisées est éloquente, et Isabelle Marinone, qui a soutenu une thèse inaugurale « Anar-chisme et cinéma en France : panoramique sur une histoire du 7e art français virée au noir », rédigée sous la direction de Jean A. Gili et de… Nicole Brenez.
Parmi les communications de très haut niveau, celle qui m’a le plus impressionnée fut « La dimension auguste du monde. Gatti et l’anarchisme » d’Olivier Neveux, un brillantissime maître de conférences à l’université Marc-Bloch de Strasbourg, qui n’eut malheureusement pas le temps de citer Gustav Landauer comme il le prévoyait.
Mais le colloque a présenté également une parole d’une diversité enrichissante tant géographique que générationnelle. Des points de vue venus d’ailleurs ont mis en perspective la réflexion, comme celui d’Adilson Inácio Mendes de l’université de São Paulo ou celui de Louis-George Schwartz de l’université d’Athens (Ohio) ou encore ceux de chercheurs belges comme Erik Buelinckx de la Vrije Universiteit Brussel sur « Gérard de Lacaze-Duthiers », le représentant un peu oublié de l’« artistocratie », et de Grégory Lacroix de l’université de Liège sur « La mouvance provoc’du cinéma de Belgique », qui a montré, encore une fois, combien cette nation improbable peu être féconde en matière de pensée subversive.
Aux côtés de chercheurs reconnus comme Giusy Pisano, Laurent Mannoni, voire émérites comme Ronald Creagh, des universitaires en devenir (doctorants ou même étudiants en master) ont pu faire part de leurs travaux. En master cinéma à l’université Lumière de Lyon, Yannick Gallepie a présenté, par exemple, une communication structurée et documentée sur « les films de fiction produits par la CNT ». Il faut féliciter les organisatrices d’avoir laissé cet espace d’expression à des chercheurs qui attestent que le relais est d’ores et déjà en train d’être passé.
Comme l’approche de l’anarchie se faisait à travers le prisme des images animées, des projections diverses ont illustré les propos en offrant autant de respirations. Présentés par Laurent Mannoni, directeur scientifique du patrimoine de la Cinémathèque française, les incunables de la coopérative Le Cinéma du peuple justifiaient à eux seuls l’organisation du colloque. En effet, longtemps l’histoire du cinéma écrite par les vainqueurs consacrait les cinéastes soviétiques des années vingt comme les pionniers du cinéma politique. Depuis, les recherches notamment de Tanguy Perron et la thèse d’Isabelle Marinone ont montré que les fondations avaient été posées, maladroitement certes mais résolument, à Paris dès 1913-1914 par Le Cinéma du peuple, une coopérative fondée essentiellement par des anarchistes pour produire « le contrepoison » aux « films orduriers servis chaque soir au public ouvrier », selon Gustave Cauvin. Dès la première matinée, les participants au colloque ont pu découvrir La Commune, Les Misères de l’aiguille et Le vieux docker, trois films d’Armand Guerra, comme autant de matérialisations de cette rencontre unique entre l’anarchie et le cinéma. Ensuite, parmi toutes les images présentées, une mention spéciale « émotion » revient aux films de Bernard Baissat consacrés à de grandes figures féminines de l’anarchisme, Jeanne Humbert ou May Picqueray : sans l’afféterie des modernes car entièrement au service de son sujet, il leur donne la parole et nous la restitue donc intacte. Que Bernard Baissat en soit ici remercié !
Enfin, les deux organisatrices ont élaboré une belle mise en scène avec ponctuations et moments forts, comme le commentaire de Jean-Pierre Bouyxou présent dans l’auditoire après la communication qui lui était consacrée, et surtout la clôture du colloque marquée par l’arrivée d’Armand Gatti et d’Hélène Châtelain et leurs prises de parole respectives. Dans ce moment intense, par leur simple présence physique et dans leur discours, le vieux maître et sa fidèle complice de La Parole errante ont exprimé la transmission et donc la pérennité des valeurs qui ont construit toute leur vie : les valeurs de l’anarchie.