Entretien imaginaire avec l’auteur de Galafieu

mis en ligne le 10 décembre 2009
Caroline Granier : Henry Fèvre, plus de soixante-dix ans après ta mort, les éditions Ressouvenances publient un de tes romans, Galafieu. Alors, heureux ?
Henry Fèvre : Oui, bien sûr, je me suis beaucoup attaché à ce personnage de Galafieu, que j’avais d’abord créé pour une pièce de théâtre d’ailleurs, avant d’en faire un personnage de roman. Malheureusement, le livre n’a pas été reçu comme je l’espérais.
CG : Il a pourtant été bien lu et beaucoup commenté. De nombreux littérateurs, à ton époque, en parlent : comme par exemple les deux auteurs qui signent Marius-Ary Leblond dans un des premiers ouvrages de critique littéraire sociologique : La Société française sous la Troisième République vue par les romanciers contemporains paru en 1905.
HF : Certes, mais c’est là le problème. As-tu lu ce qu’ils disent ? Je cite : « C’est en tant que raté qu’il est et finit anarchiste. » Ils voient en Galafieu un raté ! Un minable, quoi. Or pour moi c’est un véritable héros, bien que… c’est-à-dire justement parce qu’il est totalement inadapté à la société de son temps.
CG : Galafieu ne semble pourtant pas avoir d’idée politique précise. Il vit au gré de ses désirs, sans aucune théorie pour le guider, sans rallier aucun groupe politique.
HF : Eh bien oui, c’est cela qui me plaît en lui. Il reste un homme libre. Moi aussi j’ai toujours répugné à m’engager dans un parti. C’est ce que j’écrivais l’autre jour – enfin, je veux dire en 1893 - à mon ami Lucien Descaves. Je lui demandais de se joindre à Jules Case, Jean Ajalbert et moi pour tenter de centraliser les forces littéraires et politiques de la jeunesse. Mais je voulais un groupement « en dehors de toutes formules politiques connues ». Je lui précisais bien : « Pas de programme étroit compromettant notre indépendance personnelle. »
CG : Donc, Galafieu n’est pas un raté ? Il a pourtant échoué à changer l’ordre social – et n’a même pas réussi à vivre de façon indépendante.
HF : On peut voir les choses autrement. C’est la société qui est ratée, qui ne laisse aucune place à des individus tels que Galafieu. Ou d’autres. On peut penser aux « oiseaux de passage » de Jean Richepin, aux déclassés, aux en- dehors, à tous les vagabonds… Mais je te parle d’une autre époque. Aujourd’hui, où sont les vagabonds ?
CG : Les Rmistes, les chômeurs ?
HF : Je ne crois pas. Ceux-là font partie du système, en quelque sorte. Les individus tels que Galafieu se voulaient résolument en dehors. Jamais Galafieu n’aurait été mendier un revenu d’existence légal !
CG : Alors il serait peut-être comparable aux désobéisseurs, décroissants, fraudeurs, casseurs…
HF : Sans doute. Ceux qu’on traque, qu’on enferme – parce que leur simple existence est une menace pour le système en place.
CG : Et l’anarchie dans tout ça ?
HF : « Vive l’anarchie », crie Galafieu avant de mourir. Ce n’est quand même pas un hasard.
CG : Mais bien des critiques ont fait remarquer qu’il ne savait pas trop ce qu’il disait. A-t-il seulement une idée précise des théories de Proudhon, Kropotkine, Élisée Reclus…
HF : Oh ! pas besoin d’avoir lu toute la collection de La Révolte ! L’anarchie, il ne la comprenait que trop bien. Je veux dire par là qu’au-delà d’une théorie en train de se faire, l’anarchie était avant tout, à mon époque, l’expression d’une révolte sociale, profonde. Léauthier XE « Léauthier (Léon-Jules) », autre anarchiste dont je me suis beaucoup inspiré pour Galafieu, disait au sujet des idées libertaires : « On “respire” ces idées-là maintenant, et quand même Le Père Peinard et La Révolte ne paraîtraient plus, ça ne ferait rien, rien ».
CG : Pour finir, un message aux lecteurs et lectrices du xxie siècle ?
HF : En 1893, j’écrivais un article pour dénoncer le parlementarisme dans lequel je rêvais : « Et l’on s’étonne, et l’on s’indigne des colères et des impatiences qui éclatent… Ô bombes de l’avenir ! » Je ne savais pas que mon article paraîtrait juste après l’attentat de Vaillant à la Chambre des députés ! J’aimerais retenter le coup… mais les temps ont changé. Ce ne sont plus quelques bombes qui suffiraient, aujourd’hui, pour ébranler le nouvel ordre économique mondial. Mais je continue à croire que c’est possible de renverser le système, et qu’il faut commencer comme Galafieu, par se réapproprier son existence, par refuser l’inacceptable, Voilà peut-être le message que je vous envoie avec ce livre. »

Propos (presque) recueillis par...