Téléthon, charité et libéralisme

mis en ligne le 10 décembre 2009
Le bon Bergé vient de déclencher une polémique sur le Téléthon ; c’est amusant que les postulants au charity-business se mettent à se déchirer sur le partage du pactole. Cela peut s’expliquer par le fait que 30 % des fonds recueillis disparaissent dans les frais administratifs de gestion, la communication et la pub, les rémunérations des « permanents », les « mailings », etc., et en sachant que les responsables se sucrent parfois au passage (frais de réception, hôtels quatre étoiles, voitures avec chauffeurs, indemnités diverses, etc.) comme l’avait montré, notamment, une enquête sur l’opération « pièces jaunes ». Disons tout de suite que ce n’est pas le cas de Pierre Bergé qui met du sien dans le Sidaction et qui le finance largement à ses frais.
Mais le vrai problème n’est pas là. Il réside dans le fait que le charity-business contient et véhicule une idéologie particulière, celle-là même qui est portée par le néolibéralisme moderne. Les braves donateurs prennent avec ce système l’habitude de remplacer les services publics par la charité privée, de faire disparaître la recherche de la justice derrière le don individuel. C’est pratique à la fois pour le gouvernement, qui peut ainsi se dégager des solutions collectives en les finançant de moins en moins, et pour les bienfaiteurs qui s’achètent ainsi une bonne conscience à bas prix car la chose est largement défiscalisée. Ce qui montre bien que l’État pousse à la substitution de la charité à la justice.
Pour comprendre cette politique de régression vers « l’insolidarité » collective et la progression de l’esprit des dames patronnesses, il faut en revenir aux fondamentaux idéologiques du libéralisme. Déjà, ce dernier raisonne en termes de dons ou de tares individuels et de lutte pour la vie dans un monde concurrentiel impitoyable. Si vous naissez handicapé (ou le devenez accidentellement) ou frappé d’une maladie génétique, c’est que vous et vos parents ont tiré un mauvais numéro dans la loterie de la vie. Comme ce malheur vous arrive à vous, il n’y a pas de raison que la collectivité en paye les conséquences à votre place. C’est du reste le principe même de l’assurance privée qui fixe le montant des primes à verser en fonction de vos caractéristiques personnelles et de savants calculs d’actuaires sur les différences de risques. C’est pourquoi les compagnies d’assurances privées réclament depuis longtemps le droit d’accéder au dossier médical des clients et seraient ravies de disposer de la carte génétique de chaque individu. Gageons que cela finira par leur être accordé au nom de la compétitivité des compagnies d’assurance françaises déjà en concurrence avec les étrangères sur le territoire francaoui. C’est pourquoi les compagnies d’assurances luttent pour faire remplacer notre bonne vieille « sécu » et les mutuelles complémentaires (lesquelles ont été alignées par Bruxelles sur les compagnies privées au nom de « la concurrence libre et non faussée » ; pensez donc : une mutuelle, qui ne fait pas de sélection des risques, peut être moins chère qu’une assurance commerciale !) par l’individualisation des assurances et des primes et l’offre marchande et personnalisée. Car la « sécu » ne tient pas compte des âges, des sexes, des caractéristiques personnelles pour ses tarifs qui sont fondés sur des taux appliqués aux salaires, donc proportionnels aux moyens et non aux risques. C’est une solidarité collective qui est ainsi encore en place, solidarité qui signifie que toute vie se vaut et que personne n’est responsable tout seul des aléas de sa vie.
Fondé sur l’individualisme et l’inégalité, le libéralisme fait la chasse aux services publics, tels l’école ou La Poste ou l’hôpital, qui, dans son idéologie, présentent moult défauts : ils sont ouverts à tous sans rivalité et sans exclusive (théorie des biens publics) ; ils sont financés par les impôts ou les cotisations alors qu’il faudrait les diminuer…, surtout pour les riches ; ils offrent une solidarité et des moyens d’égalité des chances et des conditions. Or, les inégalités sont à la fois liées aux « mérites » et aux dons individuels et résultent de l’exercice de la liberté individuelle. Les services publics, en procurant une offre égale pour tous, limitent la liberté et instaurent un début de totalitarisme socialiste. Ils encouragent les fainéants à vivre aux crochets de la collectivité ; ils favorisent les « passagers clandestins » et les tire-au-flanc. Du reste, les pauvres ne sont que des nuls, des irresponsables et des « risquophobes » qui ne savent pas ou ne cherchent pas à se servir de leur liberté. Salauds de pauvres que le libéralisme recommande de ne pas aider, car ce serait un encouragement à leur multiplication. Laissons faire les lois de Malthus par lesquelles leur nombre ne peut que s’ajuster mécaniquement à l’état des ressources et de la population. C’est pourquoi les généreux Gibbies supprimèrent au xixe siècle l’assistance des communes aux pauvres (loi sur les pauvres) dans le temps même où on leur enlevait leur droit d’accès aux terres communes (les fameuses « enclosures ») au profit des propriétaires terriens. Le libéralisme prône donc de laisser crever les inutiles, les malades, les handicapés qui augmentent les frais généraux du pays et sont sources d’inefficacité et d’improductivité (libéral dixit). Encore un effort, Messieurs les libéraux, soyez logiques et conséquents avec vos principes ! Revenez à l’exposition des bébés handicapés effectuée en Grèce pour les faire mourir ; imitez les Esquimaux pour lesquels les vieux, bouches inutiles, doivent d’eux-mêmes se mettre seuls sur la banquise pour y mourir de froid. Du reste, Malthus recommandait de ne pas faire la charité. Pourquoi la facilitez-vous maintenant ? C’est contraire à votre doctrine ! Je reviendrai, infra, à cette question.
Le libéralisme est un utilitarisme où n’a de valeur que ce qui apporte des satisfactions individuelles et égoïstes. Sauf chez Bentham qui veut que l’utilitarisme apporte le bonheur au plus grand nombre, ce qui signifie qu’il peut y avoir des personnes sacrifiées pourvu qu’elles contribuent ainsi audit bonheur du plus grand nombre. Ce qui veut dire aussi que, à rebours de l’évolution des sociétés modernes vers plus de justice et vers le respect inconditionnel de la dignité et de la vie de toute personne, fût-elle malade, le libéralisme milite pour que les lois ne s’occupent que d’utilité et d’efficacité et certainement pas de morale. Il le dit clairement en économie, présentée comme une science pure et amorale, et en doctrine politique pour laquelle la loi et le gouvernement doivent être neutres vis-à-vis des conceptions du monde, des finalités existentielles et des valeurs morales. Vous avez donc le droit, si c’est dans vos convictions, de faire la charité. C’est une première raison de la laisser faire actuellement car dans le cas contraire, l’État ne serait pas neutre à l’égard de cette conception-là de l’amour du prochain.
Une deuxième raison réside bien plus prosaïquement dans le fait que les politicards professionnalisés et partisans sont des rusés. Ils ne peuvent rayer d’un trait de plume les services publics et les solidarités mutuelles installées dans les consciences citoyennes et portées par des valeurs partagées. Il faut y aller en catimini, progressivement et par étapes, par saucissonnage des problèmes, de façon que chaque « réforme » n’ait pas l’air d’une révolution heurtant la culture et les mœurs des citoyens. La stratégie consiste alors à cacher le but, à noyer le poisson sous une avalanche de « rupturettes » à la Tsarkozy, à diminuer les moyens publics, à creuser les déficits de façon à pouvoir dire enfin que la gestion publique est toujours inférieure à la privée et que l’État devenu ainsi impécunieux ne peut plus payer. L’exemple le meilleur est celui de l’hôpital, déjà victime de multiples réformes, que le gouvernement veut faire « converger » avec les cliniques sous la pression de l’unicité de la tarification à l’activité. Un réseau de cliniques s’étant glorifié de coûter 30 % moins cher que l’hôpital, il convient de rappeler que c’est de la désinformation totale. En effet, cela ne dit pas que les salaires des médecins ne sont pas comptés dans les frais des cliniques et que celles-ci ne font pas obligatoirement les urgences, les cas difficiles et la recherche-enseignement ! Le néolibéralisme consiste donc à forcer les gens à recourir aux solutions privées (retraite par capitalisation, assurance-santé personnelle, école privée, etc.) et cela, en plus, en se fondant sur des comparaisons spécieuses. Qui a dit que le libéralisme c’est la liberté puisque, en fin de course de cette stratégie, le citoyen n’aura le choix que de s’adresser à des services privés ? Mais, disent les libéraux, la liberté de choix demeurera puisque les offres privées et marchandes sont ouvertes à la concurrence. Cette réponse est un pur mensonge car l’heure est à la concentration et à la monopolisation à cause même de la concurrence sauvage qui pousse à la spécialisation et aux « économies d’échelle » par extension des entreprises et de leurs parts de marché. Du reste, le cas de la santé aux États-Unis le montre bien : les offreurs forment un oligopole national et des monopoles locaux. Ce qui explique que le lobby des assureurs ne veut pas d’une offre minimale publique ouverte à tous (plan Obama) car, tenez-vous bien, ce monopole socialiste supprimerait la concurrence et la liberté de choix des clients de santé. Or le plan d’assurances publiques pour la santé vise précisément à mettre fin au monopole de l’offre privée, laquelle a conduit les États-Unis à 48 millions de personnes sans couverture sociale et à une dépense de santé se montant à 16 % du PIB (11 % en France).
Une troisième raison de faciliter une charité si contraire aux principes libéraux se trouve dans le fait que les politicards sont encore élus. Ils ne peuvent trop brimer les pauvres qui risqueraient de mal voter. Il faut donc laisser la charité occulter les conséquences de la politique libérale menée par les « députains » et les gouvernements, et corriger ses dégâts. Le problème est que cette politique accroît sans cesse et massivement les « exclus du banquet de la nature » (Malthus). Donc la charité ne peut que s’épuiser car elle n’y suffira pas et que les classes moyennes sont de plus en plus essorées par la politique libérale du tout-marché mondialisé. Mais les politicards sont rusés et ont préparé une solution qui les rend irresponsables de la faillite prévisible. D’ores et déjà, ils se sont défaussés des vraies décisions sur des « organes » internationaux (UE, OMC, FMI, etc.) et sur des automatismes (le marché et la concurrence) qui excluent la démocratie. Ils ne sont plus les vrais décideurs ; ce sont les experts et les multinationales qui prennent toutes les options importantes à la place des peuples et de leurs compradores élus, soi-disant représentatifs. Dans cette logique, pourtant opposée au libéralisme politique qui a inventé la démocratie, il faut envisager la fin prochaine des faux-semblants démocratiques locaux. Le Nicktalope présidentiel est sur la bonne voie : recentralisation partout (exemple : l’hôpital où les directeurs manageurs sont nommés par le directeur de l’Agence régionale de santé [ARS], lesquels sont des sortes de préfets médicaux nommés par le pouvoir ; autre exemple : l’étouffement fiscal des collectivités locales ou la conduite du projet de « Gross Paris » transformé en nouvel EPAD) ; réduction des parlementaires au rôle de godillots de sa majesté, domestication des ministres au service du mitron, c’est-à-dire du général Boulanger en plus petit, etc. La logique voudrait donc que l’on fasse comme « Napoléon le petit » : institutionnaliser la réalité, à savoir l’inutilité totale des élections de représentants. Mais les politicards tiennent à ce rôle de faire-valoir parce que c’est un à-valoir rentable : le « députain » coûte environ 18 000 euros par mois au pays et par tête de pipe (multipliez par 12 pour un an et par 577 députés plus 343 sénateurs). La place est bonne si on est élu ou réélu pour ne pas faire grand-chose puisque le pouvoir réel est ailleurs, notamment chez Gnafron Ier. C’est un si bon fromage qu’il serait idiot de s’en priver. Donc on va continuer d’un côté à vider la démocratie de toute substance, de l’autre à maintenir sa façade à l’instar des « villages à la Potemkine ». Cela ne marchera plus quand la charité deviendra inopérante et que le pays croulera sous la dette pourtant créée pour liquider les services publics.
On voit donc bien qu’il y a une collusion de fait entre le néolibéralisme et l’extension démesurée de la charité privée qui plus est de plus en plus médiatisée et transformée en grandes messes télévisées : il ya même un business des fichiers de donateurs (que fait la Cnil ?) et les officines de charité se refilent leurs listes de sorte que si vous avez mis le doigt dans l’engrenage, vous êtes inondé de demandes.
Je fais une proposition : au lieu d’en appeler à la charité pour la santé, la recherche médicale, l’accès aux soins et aux médocs, il faudrait que les budget de l’armée et de l’Assemblée nationale y soient soumis. Je recommande aussi de ne rien donner au charity-business, ce qui encourage le gouvernement à se désengager. Mais donnez aux ONG de résistance civique comme Transparency International ou Oxfam ou la Ligue des droits de l’homme… Là, c’est utile pour lutter contre les ravages du libéralisme et la corruption des politicards qui va avec.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


valentini

le 17 mars 2011
A contrario de la farce libérale, la charité-feuille de vigne du business démontre, en fait, que le libéralisme est un étatisme.