Québec : l’impasse sociale-démocrate et le renouveau anticapitaliste

mis en ligne le 14 janvier 2010
La crise économique a fait émerger des discussions sur les problèmes structurels de notre société autrefois occultées par le triomphe retentissant du capitalisme de libre-marché présenté comme le seul et unique modèle économique après la chute du bloc soviétique. Au Québec, la conjoncture actuelle force la gauche institutionnelle à sortir du statu quo, alors qu’elle était toujours timide à l’idée de débattre ouvertement du système capitaliste. Mais, malgré leurs bonnes intentions, les sociaux-démocrates québécois reviennent aux vieilles recettes qui s’inscrivent pleinement dans la perpétuation de l’ordre établi. Ils continuent de se limiter à revendiquer un plus grand pouvoir du politique sur l’économique, ce qui signifie grosso modo un retour à une gestion keynésienne de l’État.
Or, nous sommes face à une opportunité historique, celle d’entrer dans la brèche idéologique ouverte par les contradictions économiques du capitalisme, afin d’en dévoiler le contenu fondamental et de développer des axes politiques qui vont dans le sens d’une alternative globale à la dictature du capital. L’histoire tend à montrer que les organisations de la gauche radicale ont eu raison de continuer à mener un combat explicite et sans compromis en faveur du renversement du capitalisme. Les luttes à venir, au Québec comme dans le reste du monde, devraient elles aussi se poser en rupture claire avec le capitalisme, entendu comme l’exploitation déshumanisante au moyen du travail aliéné et la destruction presque irréversible de l’environnement.
Avant d’aller plus loin, il convient de faire un retour en arrière sur l’histoire sociale et politique du Québec afin d’appréhender le temps présent et les engagements qu’il appelle.

De Duplessis au Québec inc.
Dans les années 1950, le Québec est sous la chape de plomb d’un clérico-nationalisme incarné dans la figure du conservateur Maurice Duplessis, dit « le cheuf », qui fut premier ministre de 1936 à 1939 et de 1944 à 1959 sous la bannière de l’Union Nationale. Duplessis est antisyndical, anticommuniste et proche de l’Église, qui exerce à cette époque dite de la « Grande noirceur » une influence majeure tant sur les consciences que sur les affaires de la province.
Suite à la mort de Duplessis en 1959, au fil de bouleversements tant économiques, politiques, artistiques que religieux, le Québec entame ce qu’il est convenu d’appeler la « Révolution tranquille ». Elle se caractérise par l’affirmation de l’identité nationale francophone québécoise et par diverses réformes importantes : création d’un État laïque et moderne, plus grande accessibilité aux collèges et aux universités, nationalisation de l’hydro-électricité, instauration de diverses politiques sociales. Durant une grande partie des années 1960 et 1970, c’est le Parti libéral du Québec (PLQ) qui portera ce projet. Puis, celui-ci sera repris par un nouvel acteur, le Parti québécois (PQ), qui sera élu en 1976.
Le PQ est un jeune parti nationaliste qui ratisse de droite à gauche, fondé en 1968 par l’ancien ministre du PLQ René Lévesque, et en faveur de la souveraineté-association du Québec. Sa doctrine économique est le corporatisme national, qui considère le Québec comme une « grande famille » dans laquelle tous doivent « mettre la main à la pâte » pour créer la « richesse collective ». Le PQ se targue également, à ses débuts, d’avoir un « préjugé favorable envers les travailleurs ». Cela l’amènera lors de son premier mandat à réaliser certaines réformes favorables à la classe travailleuse, afin d’accélérer le développement économique du Québec, mais aussi dans l’optique de s’assurer du soutien des grandes centrales syndicales lors du référendum sur la souveraineté-association qu’il entend organiser. Le 20 mai 1980, le Parti québécois perd ce premier référendum : 59,4 % des Québécois ont voté pour le non, 40,6 % pour le oui.

Le virage à droite des années 1980
En 1982, prétextant la crise économique et la dette publique, le PQ décrète le gel des salaires des travailleurs et travailleuses de la fonction publique. La résistance syndicale ne parviendra pas à le faire reculer. Après avoir perdu les élections générales deux fois en l’espace de près de dix ans, il est réélu en 1994 et appuie l’accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Il convoque un deuxième référendum en 1995 qui sera perdu avec 50,58 % non contre 49,42 % oui.
En 1996, le PQ introduit la politique du « déficit zéro », mesure d’austérité budgétaire se traduisant par des compressions dans les services publics. Au final, il est devenu un parti social-libéral et technocratique qui s’appuie sur le « Québec Inc. », une classe capitaliste francophone qu’il a contribué à faire émerger. De plus, il a fait sien une grande part des idées néolibérales et des stratégies de gestion managériales propres à la nouvelle gestion publique (efficacité, gouvernance calquée sur l’entreprise, rationalisations, « économie du savoir », privatisations, hausses des tarifs dans les services publics, etc.).
De nos jours, chez les théoriciens en vogue du PQ comme Jean-François Lisée, qui a publié en 2008 un livre intitulé Pour une gauche efficace 1, il s’agirait plus ou moins de suivre l’exemple de la troisième voie de Tony Blair. Accusée d’avoir historiquement accordée une place trop grande à l’État, la social-démocratie devrait maintenant revoir ces postulats de base pour s’adapter à la « réalité immuable » du capitalisme internationalisé et de la compétitivité tous azimuts.
Pour Lisée, la « nouvelle social-démocratie » devrait arrêter de brandir le drapeau de la redistribution de la richesse. Plutôt, la situation exigerait de se tourner vers la classe travailleuse afin qu’elle augmente la productivité au quotidien et le nombre d’heures de travail hebdomadaires, et pourquoi pas en repoussant l’âge de la retraite s’il le faut ! « Travailler plus pour gagner plus », ça vous dit quelque chose ?
Ce programme allait bon train jusqu’à ce qu’éclate la crise. Certains dissidents du PQ et d’autres militants emblématiques issus de différents milieux parlent maintenant de refonder la social-démocratie tout en retrouvant ses valeurs essentielles, mais ce n’est qu’une idée – naïve ou malhonnête- qui ne pourra qu’échouer à nouveau.

Renouveler la social-démocratie : le mythe du capitalisme à visage humain
Les grandes figures de « l’économie sociale et solidaire » et certaines personnalités politiques et syndicales dites « de gauche », reconnaissent dans la crise économique la preuve que le tout-au-marché ne fonctionne pas. Or, leur discours centré sur l’échec du néolibéralisme (et non du capitalisme) les amène à souhaiter le retour d’une approche interventionniste de la gestion de l’État, à laquelle s’amalgame l’idée d’une plus grande participation citoyenne. Leur toute dernière initiative politique a été de lancer un long processus de réflexion au sujet du renouvellement de la social-démocratie qui se terminera par un colloque national à l’automne 2010 2.
L’une de leurs principales prémisses est que le « socialisme réellement existant » a échoué et par conséquent, tout ce qui se veut hors du champ du capitalisme est a priori disqualifié. Le projet dont ils se réclament se résume assez bien dans leurs propres mots : « une vision de la société et du rôle positif de l’État, en référence à un intérêt général et au bien-être de la majorité ; une manière de réguler les conflits sociaux par la négociation et la concertation ; des politiques et des mécanismes institutionnels qui permettent d’harmoniser le développement économique et social ; un positionnement dans l’économie mondiale et la recherche d’alliances 3. »
Et voilà bien le problème : une incompréhension de la nature conflictuelle du système de profits et de sa prégnance sur l’ensemble du monde, de la vie, de l’environnement. Il faudrait le rappeler : l’histoire du capitalisme est celle du maintien des sociétés de classes, hiérarchiques et autoritaires, par une petite minorité de dominants-possédants. Le rapport salarial n’est pas le résultat d’une entente volontaire, mais a été implanté aux moyens de la violence et de la dépossession. Néanmoins, il y en a encore pour rêver au jour où les capitalistes pourront être « régulés et encadrés » par des leviers politiques. Or, cette vision étroite ne résiste pas à l’analyse de l’accumulation internationale du capital, de la concurrence et de l’extraction de la plus-value comme paradigme fondamental nécessaire au maintien du capitalisme mondialisé. C’est-à-dire qu’on ne peut vouloir le capitalisme sans ce qui vient avec : concentration de la richesse entre les mains d’une infime minorité d’individus, compétition économique autour du contrôle des ressources naturelles, misère et chômage structurels, précarité rampante, destruction de la nature et des êtres humains, guerres impérialistes, conflits de classes permanents, nationalismes exacerbés, etc.
Au mieux, cette nouvelle social-démocratie pourra relancer le capitalisme dans son propre pays tout en essayant d’atténuer le choc sur la classe travailleuse et les plus démunis, mais sans jamais délaisser l’objectif de compétitivité de sa propre économie au détriment des économies « étrangères ». En d’autres termes : elle devra nous rebrancher au capitalisme dans l’attente d’une crise d’une plus grande ampleur et qui sait, d’une nouvelle boucherie mondiale entre grands empires économiques ou blocs régionaux. À moins de voir les choses différemment et d’agir en conséquence !

Vers une radicalisation des consciences et des luttes politiques
La montée en popularité du mouvement anticapitaliste au Québec dans les dix dernières années s’ancre dans le « Sommet des Amériques ». Au mois d’avril 2001, les 34 chefs d’États du continent, à l’exception de Fidel Castro, se rassemblaient dans la ville de Québec pour discuter du tout dernier projet des bourgeoisies des Amériques et de leurs alliés parlementaires : la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). Comme son nom l’indique, cette initiative visait à libéraliser, privatiser et commercialiser l’ensemble des activités humaines, de la santé à l’éducation, de la culture à l’agriculture, de la poste aux chemins de fer.
Cette rencontre fut le théâtre d’un affrontement majeur entre les mouvements sociaux opposés au projet et les forces répressives. Protégés par une horde de policiers, les représentants étatiques se sont rassemblés à l’intérieur d’une vaste zone clôturée de près de 4 kilomètres expressément construite pour cette rencontre. L’image était frappante : politiciens et bourgeois main dans la main, à discuter de l’avenir économique d’un continent, dans une petite forteresse à l’écart de la population. Pour toute une génération de jeunes, ce fut l’occasion de comprendre que la lutte des classes n’est pas qu’un concept abstrait. La confrontation entre d’un côté, une poignée de capitalistes et de politiciens bourgeois, et de l’autre, des dizaines de milliers de manifestants, a provoquée une prise de conscience. De l’action directe aux manifestations pacifiques, en passant par le théâtre de rue, les bouffes populaires et les nombreuses assemblées, quelque chose s’est produit dont l’impact se fait toujours sentir.
Ensuite ce fut au tour de la guerre en Irak de mobiliser massivement les Québécois. En effet, le 15 février 2003, dans un froid glacial comme on en connaît au Québec, plus de 150 000 personnes prennent part à une manifestation contre cette guerre impérialiste. Un mois plus tard, le 15 mars, ce sont 250 000 personnes qui participent ! Quelques jours après le déclenchement de la guerre, le 22 mars, on compte 200 000 manifestants dans les rues de Montréal. Des manifestations de cette ampleur n’avaient pas eu lieu au Québec depuis des décennies.
Une autre lutte déterminante se déroule à l’hiver 2005 contre les coupures gouvernementales dans le programme de prêts et bourses aux étudiant-e-s. Initiée par l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) 4 (frange gauche du mouvement étudiant), la grève générale illimitée s’étend sur l’ensemble du Québec, autant dans les collèges que dans les universités. Et les actions ne manquent pas : occupations, manifestations, blocage économique, etc. Il s’agit de la plus grande grève étudiante de l’histoire du Québec. À son apogée, près de 300 000 étudiants sont en grève et près de 100 000 manifestent dans les rues de Montréal. Malgré la trahison orchestrée par la frange opportuniste du mouvement étudiant, le gouvernement recule et revient au statu quo. Mais l’ASSÉ a gagné du terrain en faisant grimper son taux d’affiliation à 40 000 membres et la jeunesse étudiante s’est radicalisée. D’ailleurs, plusieurs militants issus de cette expérience rejoindront pas la suite les rangs de diverses organisations de la gauche radicale.
Enfin, en 2008, on assiste à Montréal à la première manifestation du 1er mai organisée sous une bannière anticapitaliste par une vingtaine de groupes sociaux et politiques. Celle-ci est violemment réprimée par la police, ce qui n’empêche pas la coalition de récidiver l’année suivante et cette fois, de marcher dans les rues du centre-ville de Montréal sans la moindre intervention policière. Cette même journée, un autre groupe constitué organise un spectacle anticapitaliste du 1er mai 5, une première dans l’histoire du Québec.

Pour une alternative globale à la dictature du capital
Nous n’avons pu ici dresser le portrait des dizaines d’initiatives plutôt anarchisantes et anticapitalistes qui se déroulent dans notre province, ou encore des nombreuses publications qui tentent de tirer le débat d’idées vers la gauche, comme c’est le cas, par exemple, avec les Nouveaux cahiers du socialisme 6. Chose certaine, il s’opère depuis une dizaine d’années au Québec une certaine radicalisation de la conscience politique.
En ce qui a trait précisément au mouvement anarchiste, les forces demeurent éparpillées. Outre l’Union des communistes libertaires 7 qui fédèrent environ une demi-douzaine de collectifs dans la province, il n’existe guère de point de rassemblement libertaire. Néanmoins, des liens de solidarité entre les différents groupes se traduisent régulièrement par une collaboration dans le cadre d’actions bien ciblées ou encore sur le terrain des luttes sociales.
Nous avons voulu expliquer à travers la relecture de l’histoire du Québec les limites et les pièges de la social-démocratie, ainsi que la situation politique dans laquelle nous sommes actuellement. Dans cette perspective, nous tenons à réaffirmer la nécessité d’un renversement du capitalisme et du parlementarisme bourgeois, afin d’établir un socialisme autogestionnaire basé sur l’organisation collective, démocratique et viable de la production.
Il faut à tout prix retirer aux possédants et aux bureaucrates la puissance qu’ils détiennent de réduire la vie et la nature à la production de valeur économique. Les finalités qui animent nos combats sont guidées par la recherche d’autonomie, individuelle et collective, sans pour autant viser une liberté libérale qui se résumerait au simple caprice de chacun-e. La liberté, en effet, ne peut s’exercer qu’en respect du commun, des autres et de la fragilité de la nature.
Les luttes contre le capitalisme, le patriarcat, le racisme ou le fascisme sont nos champs d’actions et nous croyons fermement qu’une transformation révolutionnaire de la société est possible et nécessaire. Nous restons déterminés à mener les combats auxquels nous convie notre époque, ceux de l’établissement réel de la justice, de la liberté, de la solidarité et de la démocratie, dans une société libérée des oppressions et du productivisme qui empoisonnent nos existences individuelles et collectives.

Étienne David-Bellemare, Éric Martin

1. Jean-François Lisée, Pour une gauche efficace, Montréal, Boréal, 2008.
Voir l’excellente critique de Jacques Pelletier : ababord.org/spip.php?article860
2. Voir le texte fondateur : eve.coop/social_democratie_15_mai_2009.pdf
3. Voir l’article collectif publié dans le journal Le Devoir : ledevoir.com/non-classe/265162/renouveler-la-social-democratie-au-quebec
4. asse-solidarite.qc.ca
5. spectacle1ermai.org
6. cahiersdusocialisme.org
7. causecommune.net



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Briansz

le 9 février 2012
Je ne perdrai pas mon temps à analyser cette dette qui n'est qu'un arnaque monétaire par les riches et gourmands qui sont responsables de cette dette et de propager ce mythe économique de la pénurie monétaire à être assumée entièrement par la classe moyenne et les travailleurs et d'en faire une crise économique construite de toute pièce pendant que ces riches et gourmands continuent à vivre au dessus de nos moyens en se payant des discours et les services d'ergoteurs politiques et économiques pour nous expliquer cette crise économique comme si nous étions des poules pas de têtes. Quelle effronterie de nous arnaquer et ensuite de nous l'expliquer! Ces analyses pied dans la porte ne sont que de l'évitement à mettre en place des actions concrètes orientées vers les vraies solutions économiques autres que celles qui font perdurer ces mythes économiques de la pénurie monétaire et qui servent d'amuse-gueules pour entretenir l'ergotage entre les divers idéologies comme s'il y avait réellement une dialogue entre elles.
Assez de chercher des arguments pied dans la porte pour perdre le temps de la classe moyenne et des travailleurs pendant que l'arnaque continue.