Un paysan comme Gaston Couté

mis en ligne le 11 mars 2010
Le Monde libertaire : Comment avez-vous rencontré Bernard ?
Pascal Boucher : Au départ, il y a l’œuvre de Gaston Couté, un poète de la condition paysanne, figure de la mouvance anarchiste, qui a connu son heure de gloire au temps du Montmartre de la Belle Époque. En voulant faire un film sur sa vie, j’ai rencontré un interprète de ses textes, un paysan de 70 ans, Bernard Gainier. À un siècle de distance, les deux hommes ont grandi tous deux à Meung-sur-Loire, près d’Orléans, et partagent les mêmes idées libertaires. J’ai trouvé le présent plus intéressant à filmer que le passé. D’autant que les monologues de Couté qu’il déclame constituent toujours un cinglant réquisitoire contre les injustices, l’hypocrisie, l’orgueil des nantis et les « Môssieu Imbu » d’aujourd’hui…
ML : Comment va-t-il depuis la fin du tournage ?
P. B. : Bernard a pris sa retraite au moment où j’ai commencé à le filmer. Usé par le travail, souffrant de problèmes de dos, il a passé des périodes difficiles où le tournage a été arrêté. Il se produit de moins en moins sur scène et pas très loin de chez lui…, mais il a gardé la langue bien pendue ! Il aime parler, ce n’est pas un hasard si c’est un « diseux ». Et puis, ce film sur sa vie, un CD qui lui est entièrement consacré, c’est une forme de reconnaissance à laquelle il ne s’attendait pas et qui certainement l’aide moralement. Mais n’allez surtout pas lui dire que c’est un artiste, il se vexerait ! « J’chu d’abord un pésan ! »
ML : Qu’est ce qui vous a poussé à faire ce film ?
P. B. : Faire découvrir Couté au travers d’un paysan d’aujourd’hui, faire entendre un parler beauceron qui disparaîtra avec Bernard, avec ceux de sa génération. Dessiner le portrait d’un homme attachant et drôle, qui veut qu’on respecte son mode de vie comme il respecte celui des autres. Et aussi filmer ce coin du Val-de-Loire d’où je suis originaire. Bernard vit sur une lande de terre d’une dizaine de kilomètres entre la Loire sauvage et le plateau beauceron. Cette région près d’Orléans est assez peu filmée, culturellement figée dans le passé : celui de Jehanne d’Arc, de la Renaissance et des châteaux de la Loire. C’est une région assez conservatrice, est-ce pour cela qu’elle a donné naissance à une tradition libertaire ? À Meung-sur-Loire, au fil des siècles, ont vécu des personnalités comme Jehan de Meung, Rabelais, François Villon, Gaston Couté… Rabelais, qui a écrit Pantagruel à quelques kilomètres de chez Bernard, prônait déjà au xvie siècle « Fais ce que vouldras ».
ML : Connaissiez-vous ce monde paysan avant cela ?
P. B : Mon lien est d’abord familial. J’avais des grands-parents viticulteurs et j’ai beaucoup de souvenirs de vendanges. Mais comme Gaston, j’ai vite quitté la campagne pour monter à Paris. Les liens étaient toujours présents, mais lointains jusqu’à ce que je redécouvre l’œuvre de Couté. Ses textes en patois qui m’étaient étrangers au début, mais dont la musique des mots m’était familière, ma rencontre avec Bernard, dans cette ferme où le temps semble s’être arrêté dans les années 1960… et évidemment le personnage de Bernard, « diseux » et anar, m’ont donné envie de poser ma caméra. J’ai pris le temps de m’intéresser à lui, de me mettre à son rythme, c’est ainsi que le film a été tourné sur plus de trois ans. C’était important de garder une trace.
ML : Gaston Couté toujours vivant ?
P. B. : Plus que jamais, d’autant que l’on va fêter le centième anniversaire de sa mort en 2 011. Il n’a jamais été reconnu officiellement (bien qu’il ait son musée à Meung-sur-Loire !), pourtant une cinquantaine d’interprètes, amateurs et professionnels, continuent de faire vivre sa poésie. Ils sont de toute la France, de tous les âges… Il n’y a pas beaucoup de poètes de cette époque qui peuvent en dire autant. Parce que ses textes restent d’actualité et qu’ils sont porteurs d’une profonde humanité.
ML : Est-ce un film qui, à l’instar de Depardon, évoque la fin d’un univers ?
P. B. : Bien sûr, il fait partie de cette paysannerie en voie de disparition, mais c’est plus que ça…, c’est la fin d’un certain monde populaire, d’un parler, d’une manière de penser. Il y a une filiation avec un monde ancien, issu du XIXe siècle. Bernard a travaillé avec un cheval jusqu’en 1989. Et puis, il est féru d’histoire et sa période de prédilection va de la Commune à la boucherie de 14-18. L’époque de Couté et celle des grandes heures des mouvements anarchistes. Il garde un lien permanent avec le passé, sans pour autant faire de preuve de nostalgie, c’est un gardien de la mémoire et un passeur.
Et tout n’est pas perdu, sa vigne est reprise par un jeune viticulteur bio, anar lui aussi !

*.  Les cinémas programmant le film et organisant des débats sont consultables sur le site dédié au film : www.lesmutins.org/bernardnidieunichaussettes