Benjamin Fondane : libertaire sans identité

mis en ligne le 26 mars 2010
1587-Benjamin-FondaneL’adjectif « libertaire » fut longtemps marque de subversion dans les milieux intellectuels, et le plus souvent cette appellation revenait à des anarchistes individualistes, dans la lignée des descendants de Max Stirner. Mais la connotation était en général politique, en opposition à la culture d’un ordre moral enraciné dans les institutions. Dans les conditions actuelles, le terme s’est pour ainsi dire démonétisé, et le porte qui veut à la boutonnière, même parmi ceux qui ne nourrissent pas pour l’État une aversion particulière. Michel Onfray est de ce type, qui ne laisse rien passer dans ce domaine qui ne puisse donner un lustre subversif à ses exercices d’allégeance à l’ordre établi maquillés en leçons pour habitués des cafés du commerce philosophiques. Mais il existe d’autres voies obliques pour arriver à de telles fins !
Dès lors, définir aujourd’hui une pensée libertaire revient à montrer comment les nouveaux représentants de la feinte dissidence, parfaitement à l’aise dans les institutions, s’y prennent pour retailler leurs vêtements à la mesure du culturellement et politiquement subversif qui fait la mode. Les noms de tant de ces irréductibles non-conformistes ne sont-ils pas les plus beaux ornements de ces dictionnaires du prêt-à-consommer dont raffole la nouvelle cuisine intellectuelle.
André Breton nous a laissé, dans « La claire tour », une vision flamboyante de ce que pouvait représenter une aspiration libertaire quand elle est portée par une volonté de refus irréductible ; et Pierre Naville, tourmenté par un pessimisme de fond, n’ignorait pas que « l’échec », comme valeur subjective de l’homme, peut être une forme privilégiée de résistance au cours objectif et triomphant des choses dites révolutionnaires. Mais il faut également se tourner vers d’autres auteurs qui se sont trouvés eux aussi pris dans la tourmente de l’engagement politique dominé alors par le PC et ses scribes. Panaït Istrati fut de ceux-là, et son ouvrage témoignage, Vers l’autre flamme, mérite d’être relu à la lumière des formes inédites d’aliénation que prend la pensée politique, maintenant que les « ismes » décomposés recherchent, pour réapparaître au grand jour, le nouvel amalgame savant de la pensée Thermidor qui les rendrait re-présentables.
Un auteur, plus discret encore, et dont la pensée se prête mal à la célébration publique, a pourtant marqué cette histoire d’une empreinte ineffaçable. Nous parlons de Benjamin Fondane, englouti en 1944 dans l’usine à mort de Birkenau, et dont une exposition rend hommage à l’œuvre et à la vie dans un lieu de mémoire aux résonances tragiques singulières, puisqu’il s’agit du Mémorial de la Shoah. Disons pour notre part que Benjamin Fondane fut plus encore que d’autres, et reste à nos yeux, un poète en retrait et du retrait, impossible à classer dans les catégories de l’avant-garde. Et justement, les interrogations qui traversent son œuvre ne cessent de nous rappeler à cette forme de liberté particulière que le penseur libertaire revendique et révère : une liberté critique qui jamais ne se départ de l’expression poétique. Paradoxalement, on songe, en parlant de la place de Benjamin Fondane dans les polémiques qui se sont cristallisées à cet endroit du siècle, à telle remarque de Pierre Naville, un des créateurs, ne l’oublions pas, de la Révolution surréaliste, à l’heure où tout était encore à rêver. « Or, dit-il dans L’Intellectuel communiste, certains de ces hommes se donnent pour mission de contester la société, et non de la consacrer, même lorsqu’ils pensent en faire seulement l’illustration ou lui donner des dimensions incommensurables de l’imagination (témoins Balzac, Cézanne, Proust, et bien d’autres). À vrai dire, tous ceux qui savent percer le monde à jour ne font par là même que mettre en doute sa présence actuelle. C’est ce qui explique leur refus de se tenir pour un “contenu” social, bien que cette répulsion, diffusée dans un groupe, finisse à son tour par créer un milieu propre, c’est-à-dire une classe, voire une société : une société de réfractaires. »
Réfractaire, Fondane le fut à coup sûr, mais dans une solitude qu’explique la puissance de l’obscurantisme qui pesait sur les milieux de la culture, et que seuls quelques individus parvinrent sur-le-champ à percer. Il nous a certes aidés à accomplir la tâche que Pierre Naville assigne aux vrais dissidents : « ruiner cette société divisée en lui présentant son visage honteux, en faisant craquer ses fausses harmonies, en conférant à ses dissonances l’éclat que lui seul peut leur donner ». Mais quelle difficulté, quelles montagnes de mensonges et de faux-semblants à soulever ! Car la face la plus honteuse de cette société, elle se présentait alors sous un visage révolutionnaire et ceux qui en contestaient la légitimité au nom de ce « pouvoir illimité de refus » risquaient fort d’être stigmatisés comme représentants de la bourgeoisie, voire comme contre-révolutionnaires.
Ce qui pourrait n’être qu’une anecdote donne la mesure de cette situation irrespirable : en l’année terrible 1933, Victor Serge, « naufragé (mais nullement découragé) échoué sur une île quasi déserte avec un tout petit paquet de livres », adresse de son lieu d’exil une lettre d’intelligence à Fondane, mais la réponse de ce dernier ne parviendra pas à son destinataire. Ce qui s’inscrivait alors dans l’histoire n’était pas fait pour permettre de tels rapprochements !
1935. Autre date symbole, car avec le Congrès international des écrivains qui se tient à Paris, on sent de quel « cauchemar » allait accoucher ce qui était encore en suspens dans le siècle. Trois noms, trois discours restent présents dans notre mémoire. Et, en effet, s’ils apportent jusqu’à nous la voix d’une révolte qui ne distinguait pas encore la volonté de transformer le monde de celle de changer la vie, le sort qui leur fut réservé n’est pas moins révélateur de ce qu’il en coûtait alors de vouloir ne fût-ce qu’entrouvrir « les portes de la vérité » (Panaït Istrati). René Crevel se suicide, et ne sera pas là pour mettre en garde les participants contre ce qu’il appelait « la grande marmelade contemporaine » ; André Breton ne peut lire son discours à la tribune et délègue à Eluard la tâche de le prononcer ; Benjamin Fondane enfin reste à l’écart, réduit au silence : faute d’éditeur, son texte, L’Écrivain devant la révolution, est mis à dormir dans un tiroir d’où il a été tiré grâce à la vigilance perspicace de Michel Carassou.
Et pourtant, de ce triptyque, ce Discours non prononcé est le volet central. Par sa densité et sa liberté de ton et de pensée, il porte jusqu’à nous cette note libertaire qui ne se confond avec nulle autre, sans qu’il lui soit besoin de revendiquer cette identité. La description que nous offre d’emblée Benjamin Fondane du congrès est celle d’un tableau de genre qui deviendra bientôt spectacle ordinaire : la contre-révolution usurpe les prestiges de la révolution, celle d’Octobre assurément, mais pas seulement, et dénature toutes les paroles de révolte et d’émancipation par ce que Henri Heine appelait « l’hypocrisie de la dénomination ».
Fondane y décrit l’« atmosphère lourde », le climat d’intimidation que les staliniens, et leur chantre Louis Aragon en tête, font régner sur le rassemblement. Et nous entendons monter en même temps que la rumeur, « vague, menaçante, la possibilité du silence, des murmures et des huées », avec, en surplomb, la force collective « qui, dans la salle, détient le pouvoir de distribuer applaudissements ou huées, et incline par là, ou vainc, ou refoule, ou fait hésiter même les plus courageux d’entre nous ». Le courage bientôt sera l’apanage d’un tout petit nombre d’exclus de ces grandes fêtes.
C’est essentiellement pour répondre aux thèses défendues par le Parti communiste, qui s’efforçait alors d’affirmer son hégémonie sur les milieux intellectuels antifascistes, que Benjamin Fondane prend la plume pour rédiger ce Discours, qui pourrait mieux encore avoir pour titre L’Écrivain devant la contre-révolution. Quoi de plus absurde, quoi de plus réducteur, souligne-t-il, que cette idée, dont il attribue la responsabilité à Marx, d’une « primauté de l’économique sur l’esprit », ce qui entraînerait le refus d’accorder à l’écrivain « le droit d’avoir de l’art une conception psychanalytique, surréaliste ou religieuse, et ce, de manière coercitive, en lui refusant l’imprimatur ». Et Fondane ne se fait pas faute d’insister sur ce que contient de réducteur l’exigence théorique du primat de l’économique sur l’esprit considéré comme un reflet : « Que si l’esprit n’est plus premier, mais seulement un reflet, notre tâche immédiate est devenue médiate […] En un mot, au lieu d’être ceux qui doivent porter leurs idées et leurs forces aux hommes, la catégorie du “reflet” veut que nous recevions les idées de l’économique et que nous leur prêtions seulement notre talent », au risque de faire de l’écrivain « l’esclave ou le laquais des régimes économiques ». Tel est bien ce qui a eu lieu, et qui explique aujourd’hui la facilité avec laquelle les mains à la plume au service des régimes dits totalitaires se sont reconverties, par le biais des institutions culturelles, en laquais des régimes dits démocratiques, et des oppositions qui les animent.
Mais alors, demande Fondane, et l’interrogation domine cet écrit, mais alors quelles seraient les conditions nécessaires pour échapper à cet implacable mécanisme qui emprisonne l’esprit dans les rets de la servitude volontaire, car si l’on en accepte la logique « le mot de liberté ne saurait avoir aucun sens » ? Le mot libertaire vient naturellement en réponse quand on examine les directions que Fondane imprime à sa pensée dans ce domaine. Ne se réclame-t-il pas de cette « éthique de l’esprit, terriblement exigeante, et qui veut jusqu’à notre sacrifice complet à l’idée ou à l’œuvre entreprise » ? Dans ces conditions, l’œuvre et la vie du poète sont le « témoignage irréfragable de la primauté de l’esprit et de notre vertu créatrice », ce qui n’exclut nullement la pression de déterminismes économiques et le fait que, éthiquement, l’écrivain ne peut que lutter pour une société libérée de l’exploitation et de la domination. D’où le refus d’assister aux « repas fastueux » et aux « banquets de puissance » auxquels la bourgeoisie convie ses scribes, et la libre possibilité pour le poète « d’explorer tous les domaines censés être improductifs, ceux de la pensée, de l’analyse psychologique, de la solitude » et d’amener l’événement « à sa plus haute expression métaphysique ou religieuse ». L’artiste, dit Benjamin Fondane, « travaille sur un plan d’irrationalité lyrique », mais dans ce qui contribue à brouiller le sens de sa recherche aux yeux du lecteur non averti réside en même temps la puissance de sa critique d’un monde où le sujet social vaincu, impuissant, mais non résigné, opère l’enfouissement du traumatisme et le travestissement de son refus.
La dimension « libertaire » de cette critique, elle, ne réside certes pas dans ces proclamations incendiaires, dont les avant-gardes se feront une spécialité, ou dans la rhétorique politique dont le siècle sera inondé, sans d’ailleurs que s’y noient les pires inquisiteurs qui, de Staline à Mao, en passant par d’autres sauveurs suprêmes, sauront toujours prendre le vent. Les polémiques de l’époque sont restées prisonnières des questions fallacieuses auxquelles nul ne pouvait échapper tant l’hégémonie exercée par le Parti communiste laissait peu de place aux réfractaires. Fondane fut de ceux-là, et la lucidité dont il fit preuve à maintes reprises, en dépit d’une culture politique limitée, s’accompagne immanquablement de son pendant : une mise à l’écart, car les problèmes qu’il soulève impriment leur marque sur notre temps, bien au-delà de cette épreuve. Quelle place accorder aux avant-gardes et à leurs théories subversives ? Que dire du surréalisme et de ses méthodes au regard de ce que la poésie conserve d’irréductible, et que ne parvient pas à réduire l’exploration de l’inconscient telle qu’elle a été menée ? Et quel rapport entre la politique et le poétique ? Autant de questions qui, loin d’avoir été résolues, n’ont pas même été discutées tant est profonde l’illusion qu’elles auraient reçu une réponse par la voix des avant-gardes. Aussi Benjamin Fondane reste-t-il « un devenant parmi nous », pour reprendre à son propos l’hommage que René Crevel adresse aux individus qui incarnent le refus de tout renoncement à soi-même.
C’est à cette lumière qu’il faut entendre l’interrogation de Patrice Beray qui, dans l’article qu’il a consacré à l’exposition de Benjamin Fondane, s’étonne avec raison : « Dans le sas de cette exposition documentaire, où se rencontrent tant de renommées d’hier et d’aujourd’hui, poètes, écrivains, philosophes, il est une question que, très vite, le visiteur averti se pose et doit poser : mais par quel malfaisant sortilège cette œuvre a-t-elle bien pu passer par-dessus la tête des générations ? »
Point de mystère, en vérité ! Les générations avaient autre chose en tête que de s’interroger sur une œuvre dont la dimension libertaire immaîtrisable contredisait si bien tant de renommées et tant d’idées en voie de réception accélérée. Est-il sûr pour autant que les temps aient changé au point que les renommées nouvelles soient prêtes à entendre ce qui dans cette voix dérange tant de mots et tant de positions présumées acquises ?