Où en sont les femmes après trente ans de féminisme ?
« La Revanche des misogynes » de Dominique Frischer
Radio libertaire : Dominique, qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire ce livre ?Dominique Frischer : Au cours des années 80, j'ai observé des changements dans les messages publicitaires ; après des images valorisantes de femmes, sortant des clichés sempiternels de mères de famille j'ai constaté un retour en arrière : les femmes actives ont été évacuées et remplacées par des femmes enceintes, de préférence nues. C'est cela qui m'a alertée.
Ensuite, il y a eu le livre de Susan Faludi, Backlash. Il m'a semblé utile de relativiser cette vision nord-américaine du «retour de bâton» à l'échelle de la France.
Enfin, dans les réunions de travail, j'entendais beaucoup de femmes déclarer «Ah, la superwoman, terminé ! Si on pouvait, on arrêterait de travailler. Les enfants sont trop malheureux...» Et constater une telle intériorisation du discours montre que cela va mal du côté de la libération des femmes.
RL : À quels lectrices et lecteurs vous adressez-vous ?
DF : J'ai écrit ce livre pour réveiller les consciences, parce que je me suis rendue compte que le mot «féminisme» est devenu une véritable tare dans la bouche des jeunes (pas seulement des jeunes...) et a pris une connotation tellement péjorative que cela en devient inquiétant : tout serait de la faute des méchantes féministes dont l'outrance des revendications auraient massacré les hommes. On voit sans cesse les hommes se poser en victimes du féminisme et les médias culpabiliser les femmes.
RL : Comment avez-vous mené votre enquête ?
DF : J'ai procédé à l'analyse des médias écrits entre 1986 et 1996, des magazines de société et des reality shows à la télé, traitant des questions relatives aux femmes ou aux couples, en 1995 et 1996.
Cette enquête documentaire a été complétée par des témoignages auprès de deux générations de femmes : des pionnières, une vingtaine de femmes actives de 45 à 65 ans, entrées en nombre dans des secteurs d'activité peu féminisés et la génération montante, une trentaine de femmes de 28 à 35 ans, diplômées de l'enseignement supérieur, qui symbolise la première génération qui aurait dû bénéficier de l'arsenal des lois censées protéger les femmes de toutes formes de discrimination.
RL : La première partie de votre livre développe les multiples modes d'emploi de la culpabilisation des femmes.
DF : Effectivement, le discours dominant veut nous faire croire que les femmes sont responsables de tout ce qui va mal.
Par exemple, des études ont montré que les enfants dont les mères travaillent réussissent plutôt mieux leur scolarité que les enfants dont les mères restent au foyer. Actuellement, le discours est inversé et beaucoup de filles diplômées sont persuadées que leurs enfants échoueront si elles n'arrêtent pas de travailler.
La recrudescence de l'inceste serait due à l'augmentation des divorces, les pères perdant leurs repères. C'est abominable de dire des énormités pareilles alors que l'inceste était un sujet tabou dont on ne parlait pas il y a quatre ou cinq ans.
Des sommités accusent les femmes de vouloir priver les enfants d'un père quand elles veulent divorcer (alors que les raisons des divorces tiennent souvent à l'absence des pères dans les tâches éducatives et ménagères ou aux violences quotidiennes qu'ils exercent!).
En fait, notre société a besoin de boucs émissaires ; elle en a trouvé deux : les émigrés et les femmes. Ces dernières seraient responsables à la fois de la dénatalité et des divorces, de l'éclatement des familles et des familles monoparentales.
RL : On veut faire croire que les hommes, à toutes les époques, se sont merveilleusement bien occupés de leurs enfants ?
DF : Ils cherchent surtout à se placer en victimes, alors que, depuis que la législation sur le divorce a changé, le pourcentage d'hommes ayant sollicité la garde des enfants n'a pas bougé en 12 ans. Par exemple, une émission sur Arte ne montrait que des hommes se plaignant au sujet de leur droit de visite. Mais pas un mot n'était dit sur les causes du divorce, dont les violences subies par les femmes ou les enfants. Quand Marie-Victoire Louis, seule féministe présente sur le plateau, a voulu donner des chiffres, non seulement on ne l'a pas écoutée, mais de plus, on lui a reproché d'être insensible à la souffrance des hommes. Tout un discours insidieux consiste donc à montrer que tout ce qui va mal dans la société est de la faute des luttes des femmes et du semblant d'égalité qu'elles auraient gagné.
RL : Vous parlez aussi de l'impuissance masculine...
DF : Certains prétendent qu'il y a beaucoup plus d'hommes que de femmes chez les analystes, hommes qui souffrent notamment d'impuissance. Mais c'est comme pour l'inceste, l'impuissance masculine est un sujet tabou. Les hommes qu'on peut prendre sur le vif, disent que c'est la seule fois où cela leur arrive, que d'habitude cela se passe très bien. Dans l'émission Psy-Show, avait été évoqué le problème de l'éjaculation précoce. Cela avait provoqué une interpellation à la Chambre des députés, qui avait trouvé scandaleux qu'on évoque un sujet aussi tabou.
RL : Le tabou s'applique en général à tous les problèmes masculins : un homme doit être fort.
DF : Ils sont enfermés dans un rôle écrasant qui leur est imposé par le patriarcat et qui leur est transmis par l'éducation : l'univers de la performance, de la compétitivité. C'est probablement difficile d'être un homme car c'est une image à laquelle il est difficile de s'identifier : il ne peut pas y avoir de faille, pas de faiblesse, pas de larme.
Mais dire qu'il y a une corrélation entre un excès de pouvoir des femmes et l'impuissance sexuelle des hommes Non ! Sur le plan sexuel les hommes sont fragiles, comme les femmes dont on a longtemps stigmatisé la frigidité.
On veut nous faire croire que des choses archaïques, qui ont toujours existé, seraient la conséquence de la libération des femmes, à travers les exigences qu'elles ont maintenant.
RL : Et quelle libération ! Elle est quand même toute relative et elle se paie très cher... Les médias s'apitoyent sur les traumatismes qui seraient subis par les hommes mais bien peu compatissent aux souffrances que vivent les femmes sous tous les continents.
DF : Il y a encore plus pervers ! Par exemple, au moment du vote de la loi réprimant le harcèlement sexuel, les médias ont commencé à parler du harcèlement qui serait subi par des hommes de la part de femmes qui exerceraient une fonction de pouvoir. Quand on connaît le pourcentage de femmes ayant des responsabilités et qui seraient susceptibles d'avoir ce genre d'attitude ! On s'est moqué des femmes qui portaient plainte, qui sont sanctionnées, licenciées et humiliées en ne montrant que des hommes victimes.
RL : Chaque fois que l'on gagne quelque chose, la société essaie de le récupérer.
DF : C'est une technique très utilisée en politique : on choisit le langage de l'adversaire, on se l'approprie et on le déforme. Chirac a fait ainsi en reprenant le langage de la gauche sur la fracture sociale pour apparaître comme un candidat respectueux du gaullisme. Mais c'est une escroquerie.
RL : Dans le deuxième chapitre, vous établissez un état des lieux où s'effectuent les retours de bâton.
DF : L'espace le plus connu est sans doute le monde du travail. Malgré des avancées indéniables (notamment le nombre de femmes salariées), on assiste à un ensemble de mesures qui essaient de les dissuader de continuer à revendiquer leur autonomie financière et sociale. De la discrimination à l'embauche aux inégalités criantes de salaires, du «délit de maternité» aux séductions du travail à temps partiel (soi-disant choisi, mais pour 15% d'entre elles seulement !) : tout est bon pour les convaincre de retourner au foyer.
Tout est utilisé pour que les femmes laissent tomber l'égalité pour revenir aux «vraies valeurs» : cela est particulièrement sensible dans la publicité pour les vêtements des femmes : tous les accessoires de la séduction (reprenant souvent les clichés de la prostitution) sont sur le marché et n'attendent que les femmes «reféminisées»...
Les menaces contre l'IVG sont également un domaine où les femmes ont beaucoup à craindre de perdre les quelques acquis gagnés de hautes luttes : du Manifeste des 343 salopes en 1973 à la loi de 1975, du remboursement de l'IVG en 1982 en passant par le remboursement de pilules nouvelles, plus faiblement dosées.
RL : Comment imaginez-vous l'avenir ?
DF : Le fait que les partisans de la revanche contre le féminisme ne soient pas encore parvenus à entamer fondamentalement les acquis récents ne doit pas conduire à minimiser le danger. Les femmes résistent aux multiples agressions médiatiques qui visent à les faire se consacrer aux joies du foyer ; les stylistes n'ont pas réussi à leur faire abandonner les pantalons pour les porte-jarretelles. Mais elles se montrent perméables aux nombreux discours qui ont pour objectif de les culpabiliser.
Propos recueillis par Nelly Trumel et Rose Paradis