L’anarchisme au pays des pasteurs et des provos
Cet ouvrage de Thom Holterlman comble une grande lacune, celle de notre méconnaissance du mouvement anarchiste hollandais. Il nous permet de découvrir en quelque 130 pages les constantes, les organisations et les forces des libertaires du pays des polders. Mouvement libertaire qui, au-delà de grandes figures évoquées dans l’ouvrage comme Domela-Nieuwenhuis, Lehning ou encore les provos des années 1970, est ici quasi inconnu, malgré une histoire forte et riche. L’ouvrage s’articule autour de cinq grands portraits et de cinq « organisations » libertaires. Mais si l’anarchisme en Hollande apparaît en tant que mouvement d’idées et de pratiques au tournant du XXe siècle, l’auteur nous rappelle que ses racines aux pays des moulins sont anciennes, à la fois par la nécessité de coopérer face aux éléments, mais aussi inscrites dans une tradition philosophique de rupture incarnée par Erasme et Spinoza. Il souligne aussi que l’anarchisme en Hollande s’ancra dans l’anarchisme classique, mais qu’il tendit aussi vers un « anarchisme éthique » compte tenu de l’importance qu’il conféra à l’antimilitarisme, à l’anticolonialisme et à l’antithéologisme malgré, pour cette dernière théorie-pratique, les origines protestantes de ses fondateurs.
Le premier portrait est celui d’un des tout premiers fondateurs de l’anarchisme en Hollande, Ferdinand Domela-Nieuwenhuis, né à Amsterdam (1846-1919), qui fut d’abord pasteur, puis socialiste et libre-penseur et, enfin, anarchiste. Comme Proudhon, c’est à la suite d’une expérience comme parlementaire qu’il comprit le rôle de cette institution et qu’il devint radicalement antiparlementariste. Ce qui, peut-être, caractérise, hormis une œuvre immense, Domela, c’est son opposition à la création d’une « organisation réduite aux seuls anarchistes », tout comme à celle au congrès d’Amsterdam en 1907 d’une internationale anarchiste, car il estimait qu’une seule organisation libertaire pourrait nuire à certaines pratiques ou sensibilité du mouvement et que les libertaires devaient travailler avec d’autres progressistes ou révolutionnaires sur des thèmes transversaux comme l’éducation, la libre pensée, l’antimilitarisme...
Le deuxième portait est celui de Barthélemy de Ligt (1883-1938), beaucoup moins connu, pasteur lui aussi. C’est l’antimilitarisme qui le conduira à l’anarchisme en militant pour une action directe contre la guerre et une résistance non violente. Clara Wichmann (1885-1922), notre troisième portrait, est la Louise Michel des Hollandais, mais ici une quasi-inconnue. Pourtant, femme docteur en droit dès 1912, féministe radicale, elle souhaite une émancipation féminine « sociale et économique », combat l’institution pénitentiaire et engage l’individu à « vaincre ses dispositions à la compétitivité ». Elle élabore, de plus, une théorie du droit pénal qui fait encore autorité aujourd’hui. Le quatrième portrait est celui d’Arthur Lehning (1899-2000), qui, lui, est un militant anarcho-syndicaliste internationalement connu. En 1919, il fonda avec Rocker et Souchy la Freie Arbeiter Union Deutschland (FAUD) et fut secrétaire de l’AIT entre 1933 et 1935. Il fut aussi et peut-être surtout le maître d’œuvre des Archives Bakounine. Le dernier portrait est celui d’Anton Constandse (1899-1985), « un anarchiste pragmatique », un anarchisme réformiste des petits pas vers l’idéal qui, l’un après l’autre, ouvre la voie de la société antiautoritaire.
Au travers de ces cinq portraits, Thom Holterman nous donne à découvrir un anarchisme hollandais pluriel qu’il complète par la présentation des cinq « organisations » libertaires, elles-mêmes en lien avec cinq autres militants. Ainsi, aborde-t-il successivement la Nationaal Arbeids Secretriaat (NAS), organisation anarcho-syndicaliste dont Christiaan Cornelissen (1864-1942) fut l’un des inspirateurs avant de militer en France ; l’association productive de Johannes Methöfer (1863-1933) et l’anarchisme productif dans le cadre de coopératives, ou encore Felix Ortt (1866-1959) et son mode de vie anarchiste inspiré de Tolstoï. Puis, pour terminer ces brèves synthèses, l’auteur évoque Piet Kooijman (1891-1975) et son fameux slogan de mobilisation « Prends et mange ! », et enfin l’action subversive d’Albert de Jong (1891-1970) et le mouvement Provo qui allie action ludique, provocation, créativité.
Pour conclure son propos, Thom Holterman se livre à quelques considérations philosophiques et juridiques – en lien avec les parties précédentes – visant à établir le fort potentiel critique et créatif de l’anarchisme en s’appuyant sur ses principes structurants et son « droit choisi » élaboré collectivement. En bref, un ouvrage concis qui permet de mieux connaître un mouvement qui nous était inconnu. Une bonne introduction à approfondir, donc 1.
1. Voir la très conséquente bibliographie en fin d’ouvrage accessible aux néerlandophones.