De la lutte essentielle et des conflits secondaires (1) : le lieu des conflits
mis en ligne le 23 octobre 2014
Simone Weil écrivait en 1937 que « la lutte des classes, c’est, de tous les conflits qui opposent les groupements humains, le mieux fondé, le plus sérieux, on pourrait peut-être dire le seul sérieux ». C’est le propos que rapporte Charles Jacquier dans Le Monde libertaire, n° 1741, du 15 au 21 mai 2014.Pour nous, la problématique qui se pose par rapport au conflit, et surtout en ce qui concerne cette nouvelle manière d’affronter les pouvoirs qu’est la désobéissance civile, c’est de savoir s’il y a une façon plus particulièrement anarchiste et non-violente d’aborder cette question.
Car, pour la plupart des « désobéissants », il ne s’agit que d’élargir le champ des droits civiques sans tenir compte de l’existence de la lutte des classes ; même, il leur importe peu qu’elle soit reconnue, ignorée, voire niée.
On peut se demander, aujourd’hui, qui parmi les partisans de l’action non-violente a encore en mémoire l’action de César Chavez qui affirmait :
« Nous ne sommes pas non-violents parce que nous voulons sauver notre âme. Nous sommes non-violents parce que nous voulons obtenir la justice sociale pour les ouvriers. Qu’importe aux pauvres que l’on construise d’étranges philosophies de non-violence si cela ne leur donne pas de pain. »
Lui et ses compagnons ouvriers agricoles californiens avaient lancé dans les années 1960 une formidable action de boycott des salades et des raisins qu’ils étaient payés pour cueillir.
D’un autre côté, ces dernières années, on a pu remarquer que, après avoir longtemps adoré le marxisme stalinien, un certain nombre d’universitaires avaient trouvé dans l’anarchisme un domaine non encore exploré par leurs soins. Si une partie d’entre eux s’est cantonnée à l’anarchisme historique, traditionnel, une autre partie s’est lancée dans une réflexion sur un anarchisme plus contemporain en surfant sur le concept de « postanarchisme ». Et, pour être encore plus dans l’air du temps, d’autres viennent de manifester un intérêt tout nouveau pour la désobéissance civile.
Sans le savoir, ou du moins sans le dire, ils sont dans la droite ligne de l’essai rédigé par Hannah Arendt (Écrits de New York et de Londres, V) pour qui la fonction essentielle de la désobéissance civile est d’intervenir par d’autres moyens que l’électoralisme dans le jeu démocratique traditionnel, et ce à des fins d’avancée sociale.
Que la désobéissance civile soit un outil non négligeable dans la lutte contre la domination leur est, semble-t-il, plutôt indifférent, car ils sont convaincus que la démocratie représentative dans laquelle nous vivons est, sans contestation possible, le moins mauvais des systèmes de gouvernement ; pour tout dire, une formule indépassable.
Ainsi s’en réfèrent-ils commodément, sans trop approfondir, à Henry David Thoreau, tout en négligeant le contexte historique de la société de l’époque où le poids de l’exploitation capitaliste ne se faisait pas sentir de la même façon qu’aujourd’hui.
Les conflits secondaires
Dans « Du conflit social » (Réfractions, n° 32, printemps 2014), nous avions nommé la lutte des classes le conflit essentiel par rapport à des conflits jugés « secondaires » : les affrontements ethniques, les luttes de libération nationale, les guerres de religion ou les guerres nationales, les luttes antipatriarcales et de libération sexuelle, le combat écologique, l’antiracisme, etc. En effet, pour beaucoup de militants de la cause ouvrière, ces conflits masquent le conflit fondamental, celui qui pose le problème de la domination et de l’exploitation de tous les humains sans exception, conflit qui se définit à partir du mode de production capitaliste et qui doit conduire à la société sans classes ; mais, pour l’atteindre, l’Histoire n’a pas encore montré quelle était la bonne voie à prendre.
Évidemment, quand nous disons « conflits secondaires », nous n’ignorons pas qu’ils sont féconds en carnages de toutes sortes et en destructions humaines abominables ; nous voulons simplement dire qu’ils ne changent rien, fondamentalement, à l’état des choses existant. Mais on peut en discuter…
C’est ce que fait Manuel Cervera-Marzal qui a beau jeu de nous reprendre en écrivant qu’il n’est « pas entièrement certain d’adhérer à l’idée que la lutte des classes [soit] le conflit essentiel ». Il « ne pense pas que les oppressions racistes, patriarcales ou hétérosexuelles soient “secondaires” par rapport à la lutte capital/travail ». Il estime plutôt qu’« il faut penser ces différentes oppressions comme des systèmes dynamiques et coextensifs, qui sont distincts mais se renforcent les uns et les autres, et dont on ne peut donner la priorité définitive à aucun d’entre eux ».
Sans doute avons-nous, de par notre formation, de par notre vécu et notre implication physique dans le mouvement ouvrier, adhéré à une vision du monde assurément orientée. Et puis il est certain que l’idéologie marxiste nous a imprégnés plus que nous ne l’aurions voulu. Nous avons été lancés sur les rails de l’analyse marxiste de la société capitaliste confortés par un Bakounine du temps où il admirait Marx. Ainsi n’avons-nous pas su regarder de côté, ainsi notre esprit s’est-il construit de cette façon-là sans que nous remettions rien en question à une époque où certains faisaient de cette lutte des classes une quasi-religion quand d’autres l’érigeaient en épouvantail.
Si l’idée et la pratique de la lutte des classes demeurent vivantes dans le monde ouvrier, elles sont aussi présentes chez certains de nos adversaires. Un homme comme Warren Buffett, l’un des plus grands milliardaires de notre temps, déclarait à CNN, cité par le New York Times du 26 novembre 2006 : « Il y a une lutte des classes aux États-Unis, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner. »
Oui, pour nous, dans cette société-là, la lutte entre les classes sociales antagonistes reste une réalité indiscutable, basique, bien que ces classes soient de constitution différente et en nombre variable en fonction de la période historique et de la situation économique. Mais, pour autant, cette lutte est-elle le seul moteur de l’Histoire, est-elle la lutte essentielle ?
En restant schématique, et jusqu’à une période esclavagiste encore pas si lointaine, rappelons qu’au Moyen Âge la société se composait de trois « ordres » : ceux qui combattaient, ceux qui priaient et ceux qui travaillaient.
Puis, concomitamment à la naissance des villes, paraît une classe bourgeoise de marchands et d’artisans qui part à la conquête de son autonomie.
Puis, avec l’industrialisation, apparaissent le capitalisme et le prolétariat moderne.
Rappelons pour l’essentiel la position marxiste qui met l’accent sur la notion de « prolétariat », c’est-à-dire la classe sociale qui ne possède ni capital ni moyens de production et doit donc, pour survivre, avoir recours au seul travail salarié. En luttant, en se libérant de son oppression, de son exploitation, de son aliénation, ce prolétariat devait être le fer de lance libérateur de toutes les autres classes et de la société en son entier puis disparaître en tant que tel. Pour une majorité du courant marxiste, le prolétariat devait porter en lui l’avant-garde ouvrière organisée capable de construire le moyen politique indispensable pour s’emparer du pouvoir de l’État. Nous savons ce qu’il en advint.
L’impatience sociale
Ces dernières décennies, l’accent a été mis sur d’autres formes de conflit qui n’avaient pas de rapport direct avec le mode de production capitaliste mais qui étaient suscitées par des révoltes individuelles ou plus ou moins collectives. Et leurs acteurs, parce qu’ils « ne pouvaient plus attendre », les ont jugées prioritaires et fondamentales. Disons cependant que, dans le passé, ces luttes « subalternes » n’ont pas été totalement à l’arrière-plan du combat et que, si elles pouvaient apparaître comme en dehors du processus de production capitaliste, nous pensons qu’aujourd’hui elles en font intrinsèquement partie, conséquence de la marchandisation totale de la société au niveau planétaire.
Partout donc, présentement, émergent des revendications dans les domaines les plus divers, mais qui semblent ne pas prendre en compte l’ensemble des données énoncées plus haut et, surtout, ne pas vouloir contester ce fameux mode de production capitaliste. Toutes ces actions, allant en quelque sorte au plus pressé, ne paraissent poser, à première vue, qu’indirectement le problème de fond et semblent vouloir ignorer la situation globale.
Autrement dit, une urgence les aiguillonne.
Nous pouvons citer la longue lutte victorieuse contre l’apartheid en Afrique du Sud où les nouveaux gouvernants ont maintenant accaparé le pouvoir au détriment du reste de la population. La répression des grèves dans ce pays s’y révèle impitoyable, particulièrement dans ces mines qui en font la richesse principale. À Marikana, le 16 août 2012, 34 ouvriers ont été tués par la police.
Nous pouvons citer la conquête des droits civiques aux États-Unis pour s’apercevoir que ces droits acquis ont laissé intactes les revendications ouvrières.
En Inde, l’action non-violente s’est illustrée essentiellement dans le combat pour l’indépendance nationale bien que l’on puisse mentionner des actions de Gandhi plutôt proches du syndicalisme ouvrier. Aujourd’hui, dans ce pays, l’injustice sociale croît au fur et à mesure que croît l’importance de la classe sociale moyenne. La répression militaire et paramilitaire des mouvements de résistance à cette injustice ne cesse pas. Pour Arundathi Roy, activiste indienne non-violente, les dernières élections législatives en Inde ont amené au pouvoir un digne émule du totalitarisme fasciste.
Nous pouvons citer également l’action non-violente du Larzac qui avait de prime abord un côté antimilitariste dans sa lutte contre l’extension de terrains au profit de l’armée. De même, la non-violence très relative déployée à Notre-Dame-des-Landes est un combat contre ce que l’on nomme maintenant les « grands projets inutiles » auxquels s’ajoute la revendication du respect des zones humides, donc une prise en compte des problèmes environnementaux.
La précarisation
Après avoir constaté l’atomisation de cette fameuse classe ouvrière − qui aurait perdu jusqu’à la conscience d’elle-même −, nous sommes alors en droit de nous demander où est le prolétaire d’aujourd’hui. Par contre, semble croître exponentiellement la classe moyenne ; de près de 2 milliards d’individus en 2009, elle atteindrait 5 milliards en 2030. Comment décrire cette classe autrement qu’en calculant sa capacité à consommer ? C’est-à-dire à être en harmonie avec le système marchand.
Pourtant, les indicateurs de la situation américaine montrent qu’elle est en voie de précarisation irrémédiable.
Dans son livre Comme si nous étions déjà libres (Lux éditeur), David Graeber décrit comment une partie de la classe moyenne américaine en devenir, à savoir les diplômés universitaires, est la proie du système bancaire qui a avancé à ces diplômés le prix de leurs études. Mais, une fois entrés dans la vie active, ils n’ont plus les moyens de rembourser leur emprunt et deviennent alors des endettés à vie. Situation qui permet aux entreprises de recouvrement de vivre à leurs crochets en faisant payer aux débiteurs les frais encourus qui peuvent comprendre à la fois les salaires et les assurances afférentes.
Dans un autre ouvrage − Les riches font-ils le bonheur de tous ? − publié en 2014 chez Armand Colin, Zygmunt Bauman fait un état de statistiques concernant la distribution de la richesse dans le monde. Ce qu’il avance confirme le « Nous sommes les 99 % », slogan très en vogue aux États-Unis lors des actions des militants d’Occupy Wall Street. Dans son introduction, se référant à une étude de l’ONU, il écrit que, « en l’an 2000, 1 % des adultes les plus riches de la planète possédait 40 % de la richesse mondiale et que 10 % des plus riches en possédaient 85 % ».
L’ONG Oxfam, de son côté, en janvier 2014, écrit dans « Confiscation politique et inégalités économiques » que « près de la moitié des richesses mondiales sont maintenant détenues par seulement 1 % de la population » et que « la moitié la moins riche de la population mondiale possède la même richesse que les 85 personnes les plus riches du monde ». Il existe donc un petit 9 % de la population mondiale qui flotte entre les deux, ni très riche ni très pauvre. Comment qualifier le reste de la population ?
Et, pour estimer qui sont les prolétaires d’aujourd’hui, va-t-il falloir préciser seulement qui sont les propriétaires des moyens de production ?
Dans L’Idéologie allemande, Karl Marx décrivait le prolétaire comme une bête de somme que la concurrence transformait en objet, en article marchand, qui pouvait être chassé de sa position de simple force productive par des forces productives nouvelles plus puissantes que les anciennes. Plus d’un siècle et demi plus tard, cette analyse n’a rien perdu de sa pertinence, au contraire, et nombreux sont ceux que l’on ne considère plus comme des « ouvriers » mais qui travaillent cependant des journées entières en ne bénéficiant pour autant que de conditions extrêmes de survie et, pour quelques autres, d’un niveau de vie certes agréable, mais néanmoins précaire pour la grande majorité. Pourtant, il ne suffit pas de savoir qui sont les propriétaires des moyens de production pour déclarer que tous les autres sont des prolétaires. Les détenteurs des moyens de décision sont sans aucun doute bien plus nombreux et tout aussi occupés à agrandir leur sphère de pouvoir en l’affublant, par exemple, du beau nom de service public. Et ces grands décideurs sont des salariés ! Des salariés, pas des prolétaires, car, s’ils produisent de la valeur, leurs conditions de survie sont plus que confortables et assurées dans le temps.
Où est la classe ?
Le prolétaire serait-il donc celui qui est dépourvu à la fois de la propriété des moyens de production et du pouvoir de décision ?
Ce n’est pas aussi simple ; on osera se demander ce qu’est réellement le salaire ; et quand on sait que, pour l’employeur, plus le salaire sera bas, mieux ce sera, on se demandera ce qu’il en est pour le cadre qui décide si le prix de sa force de travail doit être calculé de façon à être inférieur à la valeur produite. Eh bien, les décideurs salariés ne participent pas ou très peu de cette catégorie ; mieux, par la bande, ils bénéficient de nombre d’avantages comme les stock-options et autres participations par actions. La variété des salariés est donc innombrable − c’est l’immense majorité des gens qui travaillent − et toutes les catégories se côtoient. Cependant, qu’y a-t-il de commun entre une top-modèle et la femme de ménage qui gagne par jour mille fois moins que la première ? Qu’y a-t-il de commun entre ceux qui ont un salaire régulier moyen et la catégorie des travailleurs pauvres, la « variable d’ajustement », qui procure au système capitaliste − toujours à la recherche perpétuelle d’une plus grande rentabilité − le profit maximal ? Il y a également ceux que l’on classe dans la catégorie des précaires permanents qui sont aussi bien les artistes produisant de la culture au sens noble du mot que les « déchets » de la filière scolaire qui ne trouvent pas leur place dans la société.
Ces pauvres-là − qui ne sont pas des chômeurs −, par leurs demandes et revendications, sont une menace pour le confort de ceux qui, certes, ne gagnent déjà pas beaucoup plus mais qui bénéficient d’un salaire stable. Puis il y a ceux qui, chômeurs de longue durée, dans ce qui reste de la société de plein-emploi, perçoivent un revenu minimal dit « d’insertion ».
À suivre…