Intellos & révolution
mis en ligne le 16 mai 2013
Il y a des questions qui restent sans réponse, comme l’échec des révolutions ou la puissance de l’inertie. Pourtant, à chaque nouvelle période de crise, ces mêmes questions ressurgissent et assaillent tous ceux qui souhaitent en finir avec un système n’engendrant qu’inégalités, mépris, frustrations et souffrances. Difficile cependant d’échapper à un piège aussi bien construit avant d’en avoir parfaitement compris les mécanismes.Depuis 1936, de l’eau a coulé sous les ponts et les multinationales ont su profiter du flux porteur pour établir et appliquer une stratégie qui désormais ne laisserait plus aucune chance à aucune sorte de révolution. Au moment d’éviter un nouveau désastre – et ce moment approche –, il n’est pas superflu de jeter un regard rétrospectif sur la période du Front populaire si l’on veut comprendre une bonne fois comment on dépossède un peuple de son droit au changement.
Les éditions Ypsilon viennent de publier simultanément deux ouvrages qui ne peuvent mieux tomber puisqu’ils concernent le rapport entre les intellectuels et la révolution, et tout particulièrement, les cahiers de la revue Contre-attaque publiés entre 1935 et 1936 où l’on découvre sous l’éclairante approche de Michel Surya (préfacier et concepteur du dossier) certains aspects inattendus des parcours croisés de Bataille et de Breton. Ce travail remarquable montre que privées l’une de l’autre, poésie et politique deviennent infirmes et que chacune est pour l’autre la voie par laquelle s’ouvre son cercle restreint. On acquiert à la lecture la ferme conviction que quelle que soit la période à laquelle une question de fond reste en suspens, celle-ci réapparaître et se posera encore dès que le contexte redeviendra favorable à son émergence. Face à l’échec, le possible ne renonce pas. Il espère, s’agite, pense, s’organise.
L’Amertume et la Pierre, l’autre livre, le parallèle en quelque sorte du premier, est un ensemble de poèmes et des textes en prose écrits par des poètes grecs incarcérés au camp de Makronissos entre 1947 et 1951, parmi lesquels Ritsos, Alexandrou, Livatidis, Patrikios. La traduction et la préface ont été confiées à deux grands connaisseurs de la poésie grecque, Pascal Neveu pour l’une, Dominique Grandmont pour l’autre. Ce livre est un peu le pendant obscur du premier, car il n’est plus du tout question entre ces pages d’avenir politique, mais seulement de résistance et de survie dans des conditions à peine moins cruelles que dans les camps d’extermination allemands.
On y vérifie hélas ce que l’on sait depuis toujours sans réussir à y remédier : que la souffrance est intolérable parce qu’arbitraire et inutile. Impossible de ne pas signaler au passage un autre livre publié par la même maison. La correspondance inédite entre Roger Gilbert-Lecomte et Léon Pierre-Quint. Et ceci nous renvoie au Grand Jeu, mouvement littéraire le plus expérimental de cette époque, et le plus turbulent, mais sans doute le plus essentiel aussi, puisqu’il ne peut y avoir de vraie révolution sans pensée vraie. C’est un document pathétique, d’une renversante actualité, face auquel on se sent impuissant. Homosexuel, drogué, mi-maquereau mi-victime, Gilbert-Lecomte rassemblait sur lui toutes les souffrances qui devaient le conduire à la mort horrible que l’on sait. Le drame ferait presque oublier la beauté de ces anges que sont les hommes assez fous pour croire à la vertu des mots.
Claude Margat