Dans l’isthme de Tehuantepec : récit d’un voyage mexicain (2/3)
mis en ligne le 16 janvier 2014
Le 25 septembre 2005 eut lieu à Unión Hidalgo le premier forum de la société civile afin d’analyser l’impact du couloir éolien de l’isthme sur l’environnement. Si la plupart des délégués des associations indigènes et les militants écologistes présents (nous devons pourtant mettre en exergue l’attitude très ambiguë des militants de Greenpeace, favorables au projet « sous certaines conditions ») étaient fort conscients des dégâts que ce projet allait occasionner, en particulier concernant les oiseaux migrateurs, nous ne touchions pas encore du doigt, si je puis dire, la réalité. Celle-ci allait apparaître peu à peu dans toute son ampleur et dans toute son horreur au fur et à mesure de l’avancée des travaux : toute la région de Juchitán, et en particulier La Venta et la Ventosa, est désormais envahie de molinos. Et cette armée métallique, cauchemardesque, s’avance inexorablement en direction de la lagune, passant sur les terres communales d’Unión Hidalgo, de Juchitán, de Xadani, foulant aux pieds, enfouissant sous des tonnes et des tonnes de ciment le droit ancestral des peuples à la terre et au territoire. Elle se dirige vers la barre Santa Teresa.La barre Santa Teresa forme, comme une mince presqu’île qui partage la lagune en deux, la lagune supérieure et la lagune inférieure, avec, tout au bout, Pueblo Viejo. Pueblo Viejo fait partie de la commune de San Dionisio del Mar, peuplement ikoot qui se trouve en face, sur la rive est. Cette bande de sable et de mangroves d’une trentaine de kilomètres où paissent en liberté quelques vaches fait partie des terres communales de San Dionisio, mais son entrée, à l’ouest, est commandée par Alvaro Obregón, un village de pêcheurs binnizá qui se trouve directement concerné par le saccage industriel de cette barre et la destruction des palétuviers. Au tout début du mois de février 2013, les pêcheurs d’Alvaro Obregón se sont durement affrontés aux flics venus libérés le passage pour les employés de Mareña Renovable ; comme les pêcheurs de Juchitán, eux aussi ont été victorieux et ils n’ont pas relâché leur surveillance, malgré la suspension des travaux par un juge de Salina Cruz ; bien leur en a pris, l’entreprise, après avoir laissé entendre qu’elle se retirait, a repris l’offensive ces jours-ci et elle s’est heurtée à nouveau à la détermination inébranlable des hommes du général Charis. L’idée de l’entreprise est de construire une route qui partirait d’Alvaro Obregón, suivrait toute la barre Santa Teresa pour traverser ensuite la lagune inférieure au niveau du point dit Tileme en direction de Sant Maria del Mar, peuplement ikoot qui se trouve, lui, au bout de la langue de terre qui sépare la lagune de la haute mer. Et, bien sûr, tout au long de cette route, elle sèmerait et planterait des éoliennes sur d’immenses et profonds socles de ciment qui bouleverseraient dangereusement toute la dynamique de la lagune.
Nous sommes allés rendre une petite visite aux habitants d’Alvaro Obregón le lendemain matin, en camion, car la voiture est toujours hors de service, de jeunes mécanos travaillant pour un garagiste invisible sont bien venus la voir et la renifler avec promesse de faire le travail, on ne les a plus revus. Nous tombons en pleine assemblée dans l’hacienda en ruine du fameux général. Ils ont décidé d’élire leurs autorités sans passer par les partis politiques, mais directement en assemblée. Déjà, en juillet, lors des élections municipales de Juchitán, ils avaient refusé toute la propagande des partis et placé les urnes hors du village. Ce retour aux us et coutumes marque leur détermination et leur volonté de sortir des filets de la politique dans lesquels, trop souvent, s’emmêlent et s’empêtrent les gens, quand le moindre mouvement ne fait que renforcer l’emprise de ceux d’en haut sur ceux d’en bas. Ils décident de se rendre sur la place du village pour désigner leurs « autorités » : le président et son cabinet responsable des différentes activités de la vie communale, du sport à la santé en passant par la voirie, etc. La police communautaire existe déjà, un commandant très calme et posé et des jeunes du village prêts à foncer, c’est elle qui est chargée de la surveillance de l’entrée de la barre Santa Teresa.
Les habitants se sont agglutinés sur le zócalo, les femmes se sont retrouvées ensemble d’un côté et les hommes de l’autre, les quelques partisans des deux partis politiques qui s’opposent dans l’isthme, le PRI et la COCEI, se tiennent à l’écart. Le conseil des anciens, après un discours sur l’importance de l’événement, l’explication de son déroulement, son rôle, et en fonction de quels critères il a choisi les candidats, procède à l’appel de 15 candidats (pour dix conseillers et un président). Ceux-ci se rangent devant et l’élection pour les différentes charges commence. Le président ? L’assemblée ou plutôt quelqu’un dans l’assemblée crie un nom, il est repris ou n’est pas repris, un consensus se fait et se manifeste par un applaudissement général, et ainsi, poste par poste, quelquefois c’est la franche rigolade, mais l’accord sur un nom se fait toujours et, rapidement, les gens se connaissent bien et ils savent qui est le plus apte pour la fonction. Le président, par exemple, à la différence des politiciens de tout acabit, est un taiseux, mais on sent que c’est un homme d’expérience, connu et reconnu par la population. À la fin de cet acte de démocratie directe, il est rappelé l’importance de l’assemblée : c’est elle qui est souveraine et les autorités qui viennent d’être nommées lui sont entièrement dévouées et doivent toujours se référer à elle pour les décisions importantes.
Nous retournons à Juchitán avec la police communautaire, qui accompagne un représentant de l’Assemblée des peuples de l’isthme de Tehuantepec pour la défense de la terre et du territoire invité à cet acte politique, il est sérieusement menacé de mort, comme bien des membres de cette assemblée et c’est pour cette raison que la police communautaire d’Alvaro Obregón l’escorte jusque chez lui.
De retour, nous allons, mon ami et moi, voir un garagiste de sa connaissance, c’est un homme petit, râblai, en maillot de corps et couvert de cambouis, il travaille, pourrait-on dire, à domicile, dans la rue, juste devant sa porte ; il m’inspire confiance, je ne sais pas trop pourquoi, à cause du cambouis, peut-être. Il est d’accord pour s’occuper de la voiture de mon copain, mais à condition que nous la lui amenions. Nous allons trouver les petits transporteurs qui se tiennent dans une rue proche du zócalo. Nous en trouvons un qui veut bien la remorquer. A-t-il une corde ? Pas de problème, mais il doit passer prendre sa femme au marché. Une fois sur place, pas de corde, nous demandons aux voisins ; le chauffeur nous dit qu’il va en chercher une chez lui ; le voisin revient avec une corde, trop tard, le chauffeur est parti. Nous l’attendrons en vain. Demain, nous irons à San Mateo del Mar avec la voiture de location d’un couple d’anthropologues brésiliens, jeunes et sympas. Elle est petite, mais nous arriverons bien à nous tenir à six en nous serrant un peu.
San Mateo se trouve sur la langue de terre et de sable qui sépare la lagune, petite mer intérieure, de l’océan. Sur cette bande de terre, qui s’étend de Huazantlán del Río à Santa Maria del Mar (où se trouve l’étroite ouverture de la lagune sur l’océan), a accosté, dans les temps reculés de l’histoire, un peuple venu des confins de l’Abya Yala, le peuple ikoot. San Mateo, je m’y étais rendu pour la première fois au cours de l’été de l’année 1997 avec les compagnons du Rêve d’absolu, un voilier de 12 mètres parti à la rencontre des zapatistes avec Eugène Riguidel comme capitaine d’aventures. J’ai eu l’occasion de retourner à San Mateo par la suite, je me souviens que nous avions fait un échange de dessins et de recettes de cuisine entre une maternelle de la banlieue parisienne et les enfants d’une « maternelle » d’ici ; c’est ainsi que les petites filles et les petits garçons ikoots ont pu manger des petits pains tout chauds, faits et cuits selon une recette venue du Maroc ! De leur côté, ils ont envoyé avec leurs dessins une recette de soupe de poissons, comme il fallait s’y attendre. Aujourd’hui, la route qui va de Salina Cruz à San Mateo est entièrement goudronnée et les transports collectifs, qui ont remplacé les autobus bringuebalants et vétustes, foncent à tombeau ouvert sur cette route toute droite.
En novembre 2011 s’était tenu à San Mateo, à l’appel du Congrès national indigène (CNI) et de l’Assemblée des peuples de l’isthme de Tehuantepec pour la défense de la terre et du territoire, en coordination avec les autorités municipales et agraires, un atelier de dialogue et de réflexion sur l’impact des entreprises multinationales dans les régions indigènes du Mexique. C’était une commune rebelle, zapatiste, qui avait accueilli le Congrès national indigène. Cette municipalité, qui désigne encore ses autorités selon les us et coutumes, semblait ne pas trop subir l’influence néfaste des partis politiques, ni des sectes religieuses, et elle s’était opposée fermement à tout projet de construction d’éoliennes sur son territoire. Pourtant, fin 2012 et début 2013, San Mateo allait connaître une tourmente politique digne du vent du Nord quand il fait claquer comme un drapeau la jupe colorée de ses femmes. Les habitants avaient écarté leur président municipal qu’ils jugeaient favorable aux éoliennes ; celui-ci, soutenu par le gouvernement d’Oaxaca, revient au galop et s’impose à la tête d’une troupe de choc grâce à un véritable coup d’État ; malheur aux opposants !
Les consortiums qui construisent les aérogénérateurs sont des facteurs de déstabilisation et de violence dans toute la région. En prétendant imposer leur projet – ce sont des millions de dollars qui sont en jeu, monnaie, monnaie –, ils ont corrompu avec une facilité déconcertante fonctionnaires et politiques et ils tentent d’acheter, avec plus de difficulté, les gens. Ils ont recruté des tueurs et créé des troupes de choc afin de briser toute forme de résistance. Ils ont divisé les populations et encouragé une guerre fratricide entre les habitants ou entre les communes voisines – Santa Maria del Mar contre San Mateo, par exemple. Les peuples, animés par une expérience et une sagesse ancestrales, tentent de ne pas tomber dans ce cycle infernal de la violence. Je me demande cependant si cette volonté d’arrangement, de paix sociale, ne fait pas, tout compte fait, le jeu de ces sociétés à capitaux illimités. La situation semble s’être apaisée à San Mateo, de nouvelles élections ont eu lieu, mais on y sent la présence sournoise d’une volonté étrangère en train de piper les dés. Les amis à qui nous avons rendu visite au cours de ce passage éclair nous confirment cependant que la grande majorité de la population reste fermement opposée aux éoliennes.
Georges Lapierre