Militantisme versus alternatives ?

mis en ligne le 6 juin 2013
Je souhaite lancer un appel concernant l’opposition que je constate souvent entre engagement militant et alternatives concrètes.
Autant le dire tout de suite, mon choix se porte sur la conciliation des deux. Je crois, en effet, qu’il est important de lutter, tant que nous vivons dans ce monde capitaliste libéralisé, pour la justice sociale mais qu’il est tout aussi important d’inventer de nouvelles façons de penser, de manger, de vivre ensemble. Il me semble essentiel de cesser d’opposer ces deux formes d’engagement et de les faire converger vers une union fraternelle et indispensable à mes yeux, si nous voulons enfin transformer notre société. Non seulement elles ne sont pas contradictoires mais, au contraire, elles me semblent complémentaires.
Je voudrais, pour tenter d’illustrer ce propos, prendre un exemple simple dans le domaine de l’alimentation, que je connais bien, qui peut s’adresser à n’importe qui et être compris de tous. En effet, quoi de plus universel que le fait de se nourrir ?
Je souhaite démontrer que les luttes comme celles qui sont menées contre la dégradation des systèmes de retraites, contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou contre la politique d’austérité mise en place par l’Union européenne doivent se nourrir d’actions concrètes et alternatives qui permettent d’inventer un autre rapport au monde, mais également d’entrer dans un processus constructif.
Je fais partie d’une coopérative alimentaire, sociale et solidaire : L’Indépendante, une épicerie autogérée qui vend uniquement des produits secs. Elle se place donc en complément des Amap qui aujourd’hui offrent une grande variété de produits frais. En effet, dans de nombreuses Amap, en plus des légumes qui représentent l’activité centrale, on trouve des produits laitiers, des fruits, de la viande, du pain, etc.
L’Indépendante répond au besoin de prendre en charge nos choix en termes de nourriture. Cela signifie que nous voulons cesser de cautionner les agissements des multinationales de la chaîne agroalimentaire. Pour ce faire, nous achetons à de petits producteurs respectueux des écosystèmes, de la terre et d’une éthique sociale. Cela peut se traduire ainsi en termes militants : nous avons décidé de ne plus donner notre argent aux grandes enseignes. L’argent étant devenu le centre névralgique de leur stratégie, c’est là qu’il faut agir.
Par ailleurs, L’Indépendante expérimente également une nouvelle forme de démocratie fondée sur l’horizontalité, sans aucune hiérarchie et construite autour de l’idée du consensus. Nous refusons le vote et donc la mise en opposition d’une majorité et d’une minorité.
Cette épicerie fonctionne enfin en autogestion, chaque membre apportant sa contribution afin de permettre un fonctionnement cohérent et efficace. Un système de solidarité interne a été mis en place.
J’en viens à l’appel que je souhaite lancer afin de créer un pont entre les luttes militantes et les alternatives concrètes. Si nous consacrons environ 30 % de notre budget à l’alimentation (selon l’Insee c’est 21 % pour les bas revenus, 14 % pour les plus élevés et selon le ministère de l’Agriculture, ce chiffre peut atteindre 50 % pour les ménages les plus pauvres), rêvons un instant que 1 % des Français se mettent à inventer des Amap, des coopératives alimentaires ou toute autre forme de proposition alternative et cesse donc de donner son argent aux grands groupes de la distribution et de l’agro-alimentaire (Casino, Monoprix, Leclerc, Super U, Intermarché, Nestlé, etc.).
Faisons le calcul en sachant que le salaire médian est de 1 650 euros par mois. Prenons-le comme référence pour nos 1 % de Français, soit 650 000 personnes. La part consacrée à se nourrir est donc égale à 30 % de 1 650 euros, soit 495 euros, multipliés par le nombre de personnes, cela fait donc 495 x 650 000 = 312 millions d’euros par mois ! Cette somme énorme n’irait donc plus remplir les poches des actionnaires, c’est le premier point positif.
Le deuxième point positif est que cet argent permettrait à des maraîchers et à des producteurs de s’installer localement, à de petites structures de se créer.
Le troisième point, c’est que nous ne mangerions plus de produits empoisonnés par des pesticides et autres produits chimiques.
Le quatrième avantage est que nous prendrions du temps pour construire de nouveaux rapports avec les autres et que, conscients de la justesse de nos actions, nous commencerions à expérimenter de nouvelles formes d’organisation et de démocratie horizontale (voir le municipalisme libertaire de Murray Bookchin).
Enfin, devant le bonheur que nous aurions à reprendre en main nos choix élémentaires, comme celui de se nourrir, nous étendrions nos réflexions sur nos choix en termes de santé et d’éducation (voir Une société sans école d’Ivan Illitch) et nous influencerions nos voisins qui auraient, eux aussi, envie de choisir l’existence qu’ils souhaitent mener et être ainsi mieux dans leurs vies.
Ainsi, si la réappropriation de nos choix de vie diminuait les bénéfices de grands groupes industriels, ces derniers ne pourraient plus investir massivement dans des projets inutiles qui détruisent la biodiversité, les savoir-faire, en réduisant les peuples au chômage. Au contraire, avec notre argent, nous créerions du travail local sans le concours des multinationales, des grandes exploitations agricoles et de l’état qui les cautionne. Alors le choix de notre alimentation réinventerait une nouvelle démocratie où le peuple, c’est-à-dire nous – de toutes origines et de toutes provenances sociales –, retrouverait un vrai pouvoir, en créant du travail localement, pour infléchir la politique du gouvernement, quel qu’il soit, grâce à un pouvoir économique socialisé.
Je revois une scène formidable du film de Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global, où un vieux paysan brésilien est interrogé par la réalisatrice sur ses solutions pour sortir de la crise. Il met un certain temps à répondre et, assis, s’appuyant sur sa canne en bois, il répond d’un mot unique : « Boycott ! »
Sans parler de boycott, qui est d’ailleurs interdit par la loi française, faire simplement un autre choix peut être un acte politique important pour peu qu’il soit partagé par d’autres. Choisir un chemin qui n’est pas celui que nous impose, grâce à la publicité et aux médias, cette société de consommation peut se révéler bien plus subversif que nous ne le pensons.
Les deux arguments que j’entends souvent et qui viennent s’opposer à cet appel sont les suivants : Comment faire, je me sens seul ? La nourriture bio, c’est beaucoup trop cher, je n’ai pas les moyens de me l’offrir.
Pour le premier point, l’idée qui sous-tend la création d’alternatives est la sortie de l’isolement dans lequel chacun d’entre nous se trouve. En effet, une des forces du système est d’individualiser à outrance nos vies jusqu’à fabriquer une peur de l’autre, une angoisse qui mène au renfermement sur soi. Fabriquer une alternative, c’est au contraire faire, confiance à l’autre, lui tendre la main et envisager une construction collective. Nous avons construit L’Indépendante avec une soixantaine de personnes et ce qui m’a vraiment impressionné est que je ne connaissais aucune de ces personnes avant. Pas un copain, pas un ami à moi n’a participé à cette aventure !
Nous nous réunissons tous les jeudis soir et, régulièrement, je suis frappé par « l’intelligence collective ». Chacun s’exprime à tour de rôle sur les sujets importants et l’opinion de chacun s’enrichit de celles des autres, se transformant en une réflexion forte où l’intérêt commun, celui de notre coopérative, prévaut toujours. La condition sine qua non est d’observer quelques règles simples : donner la parole à tous les présents (tour de table), ne pas couper la parole à une personne qui s’exprime, ne pas parler à ses voisins mais toujours à l’ensemble de l’assemblée.
Pour le deuxième argument, la nourriture bio n’est pas chère, c’est la façon de nous nourrir, dictée par les gouvernements successifs depuis soixante ans et leurs alliés de la finance agroalimentaire, qui n’est pas bonne. Se réapproprier son alimentation implique qu’il faut se poser des questions sur les coûts réels, sur les conséquences sociales et sur les conséquences environnementales de la « nourriture pas chère » que l’on trouve dans les supermarchés et autres hard-discount, ainsi que sur l’équilibre nutritionnel de nos repas.
Selon une étude américaine publiée en 1992 par David Pimentel et intitulée « Les coûts environnementaux et économiques de l’usage des pesticides », les coûts indirects de l’agriculture chimique sur la santé étaient alors de 10 milliards de dollars par an.
En 2008, le Parlement européen (seize ans plus tard !) a publié à son tour une étude similaire dirigée par Catherine Ganzleben. Elle affirme que 26 milliards d’euros par an pourraient être économisés sur le budget de la santé en supprimant les pesticides du marché européen. Elle explique également que les coûts sanitaires associés aux pesticides ne sont pas incorporés dans le prix payé par le consommateur lorsqu’il achète un aliment dans un supermarché.
Autrement dit, ce sont nos impôts qui financent ces dépenses de santé, rendant l’accès aux remboursements de médicaments moins efficaces et ne permettant plus de financer les hôpitaux, les transports de personnes et les écoles.
Manger bio n’est pas cher, si toutefois on accepte de remettre en question ses habitudes. En mangeant moins de viande, de sucre et de lait, ainsi que le préconise Afterres 2050 (voir Manifeste NégaWatt, 2012, p. 168), nous évitons des problèmes de santé importants et nous pouvons ainsi acheter des aliments (légumes, légumineuses, fruits séchés, fruits secs) issus d’une agriculture non empoisonnée, locale, respectueuse de la terre, dans un rapport direct aux producteurs qui sont alors rémunérés au prix juste de leur travail.
Je souhaite conclure en apportant mon expérience sur la création d’alternatives. La mise en place d’une Amap ou d’une coopérative alimentaire est extrêmement simple et ne nécessite aucun investissement financier.
Alors n’hésitons plus puisque, comme disent les indignés, nous sommes les 99 %, soyons-les dans nos actes de la vie de tous les jours et ainsi nous reprendrons le pouvoir en nous donnant les moyens de construire de façon non violente un autre monde juste, équitable et respectueux de tout et tous !

Hervé Krief, musicien




COMMENTAIRES ARCHIVÉS


oim

le 1 janvier 2014
Très bon article, bravo !