Un regard vers un Cuba libertaire
mis en ligne le 7 juin 2012
Pourquoi tourner à nouveau notre regard vers Cuba, vers cette île qui vit aujourd’hui sous les décombres d’un rêve égalitaire engendré lors de la « geste révolutionnaire de 1959 » ?Parce que, comme partout dans le monde, des indignés de New York et de Madrid aux révoltés de Tunis et du Caire, à Cuba comme ailleurs une question se pose : que faire de la colère, de la révolte ?
En France, nous votons, nous changeons de gouvernement, nous manifestons, nous occupons les rues, nous demandons que cela change… Et rien ne change ! À Cuba, la démocratie participative, la démocratie syndicale, la liberté d’expression et la liberté de circuler sont réduites, voire inexistantes. Les principaux témoins de ce livre sont à la recherche d’un autre modèle que celui qui est imposé de façon autoritaire dans le cadre du « socialisme réel », mais ils sont aussi en rupture avec le modèle capitaliste imposé aujourd’hui dans les pays de l’Est et la Chine.
Bien entendu, le livre ne nous invite pas à chercher à Cuba un modèle, comme cela l’a été durant les années soixante. Il nous invite cependant à trouver dans l’île un écho d’une nouvelle manière de parler de la révolution, de manière stimulante et créatrice. Comment un groupe d’intellectuels composé d’activistes sociaux et d’artistes engagés a pu devenir pour de nombreux Cubains une source d’inspiration ? Cela a sans doute à voir avec les crises des notions de révolution, d’avant-garde, de progrès, d’industrialisation, et sans aucun doute avec les échecs des révolutions du xxe siècle.
Cuba, révolution dans la révolution qui prolonge le livre de Frank Fernández, L’Anarchisme à Cuba, paru aux éditions CNT-RP en 2004, vise à faire connaître aux lecteurs français les divers protagonistes du mouvement contestataire cubain. Une grande majorité des auteurs de ce livre sont membres du réseau de l’Observatoire critique de La Havane. Libertaires, marxistes critiques, écologistes radicaux, leurs idées sont présentes dans les nouveaux mouvements de contestation insulaires. À côté des écrits issus de certains des soutiens dont il dispose hors de l’île, la plupart des textes recueillis ici procèdent de Cuba même, de sa gauche hétérodoxe, sociale et libertaire.
Ce livre nous propose d’explorer les questions que soulève la révolution cubaine. Il ne s’agit pas ici d’une enquête de sociologues mais de la prise à bras-le-corps d’un défi théorique et pratique. Pour cela, les auteurs se tournent vers les voies d’une critique de l’orthodoxie « marxiste » et vers la pensée libertaire, une pensée interdite de territoire sur l’île du caïman vert durant plusieurs décennies. Ces pistes se croisent avec celles qu’ont tracées les révoltés du monde entier, des forêts du Chiapas à la Puerta del Sol en passant par la place Tahrir du Caire.
Miguel Chueca, Karel Negrete et Daniel Pinós nous invitent ainsi à pénétrer dans le « réel merveilleux » cubain, cher à l’écrivain Alejo Carpentier. Il s’agit d’un ouvrage soigné et comportant de belles photos inédites de militants anticapitalistes havanais, de jeunes, de travailleurs et de paysans cubains. Il regroupe des essais consacrés à la critique des « réformes » en cours à Cuba après l’effacement de Fidel Castro et il expose des propositions programmatiques en faveur d’un socialisme démocratique et participatif. On trouve des textes relatifs aux questions du racisme et de l’homosexualité à Cuba, à la charge subversive des nouveaux courants musicaux, à l’introduction des cultures génétiquement modifiées ou encore à l’étonnante impulsion donnée par le régime à la construction de terrains de golf pour millionnaires. Deux articles nous font découvrir le hip-hop insulaire, à travers les groupes de rappeurs emblématiques de la contestation en actes qui résistent malgré la censure et les obstructions dont ils sont victimes.
L’Observatoire critique de la révolution cubaine est un vaste réseau qui inclut des militants de tendances diverses qui sont parvenus à coexister dans le respect de leurs différences. Malgré les difficultés inhérentes à l’existence d’un régime profondément autoritaire, les uns et les autres tentent depuis quelques années déjà de présenter une critique raisonnée du régime en place et d’œuvrer à ce que l’après-castrisme ne ressemble pas à ces divers « modèles » qui, en Russie, en Chine et ailleurs, ont remplacé les régimes abusivement et improprement appelés « communistes » par les porte-parole de l’ordre établi.
L’ouvrage nous invite à réfléchir sur l’État actuel de la société cubaine. Depuis que Raul Castro a annoncé lors du 6e congrès du PCC, en avril 2011, une série de mesures qui visaient une « mise à jour du modèle socialiste cubain », le débat s’est étendu sur toute l’île de Cuba et au-delà. Plusieurs questions sont posées. Existe-t-il réellement un modèle socialiste qu’il faut actualiser ou faut-il le remplacer par un autre modèle et quel pourrait être ce modèle ?
Le gouvernement cubain continue de dire qu’à Cuba existe un socialisme et que le modèle est en train d’être mis à jour. Mais, en réalité, il n’y a aucune mise à jour du « modèle socialiste », car il n’y a pas de socialisme à Cuba, il existe aujourd’hui clairement un capitalisme à la cubaine. Les témoins de ce livre et de nombreux secteurs de la gauche critique cubaine, et aussi d’autres pays, considèrent que les mesures adoptées lors du 6e congrès ouvrent la voie vers le capitalisme et vers un modèle de type chinois ou vietnamien. Ce que cache aujourd’hui les dirigeants cubains, c’est le fait que, depuis 1992, les installations dans l’île d’entreprises privées multinationales européennes et canadiennes n’ont cessé d’augmenter. Elles contrôlent jusqu’à 50 % de l’industrie touristique (les groupes espagnols Sol Meliá, Barceló, entre autres), le nickel (l’entreprise canadienne Sherritt), le tabac (la société anglaise Tobacco Group), l’industrie alimentaire (Nestlé), le pétrole (Repsol, Petrobras, Sherritt) ou la production, la commercialisation et l’exportation de rhum (l’entreprise française Pernod Ricard).
C’est l’application du modèle chinois, adapté à la réalité cubaine. L’octroi, à des sociétés étrangères, pour 99 ans de terres afin d’y construire des terrains de golf de luxe et des résidences haut de gamme, est l’expression même du capitalisme. L’autre expression du retour au capitalisme à Cuba, parrainé par le Parti communiste cubain, est le profit que ces multinationales tirent de Cuba, il est fondé sur le salaire des travailleurs cubains, un salaire misérable, qui oscille entre 9 et 18 euros par mois. Selon les auteurs, c’est une chose sans précédent dans le monde, l’État cubain joue le rôle d’une agence de travail au compte des multinationales, en offrant des garanties à ces multinationales pour que soient maintenus des salaires de misère, mais en maintenant aussi l’interdiction du droit de grève et de s’organiser de façon indépendante. L’an dernier, les mesures de licenciements de plus d’un million de fonctionnaires ont été annoncées par la Centrale des travailleurs cubains. Ce syndicat unique est au service de l’État, les autres syndicats étant interdits. Imaginez la CGT annoncer en France, pour relayer le gouvernement, le licenciement de plus d’un million de fonctionnaires. On assisterait à une levée de boucliers. C’est aussi ce syndicat, de conserve avec l’État, qui a annoncé l’augmentation de l’âge légal de la retraite, sous prétexte que l’espérance de vie augmente à Cuba. Ça ne vous rappelle rien ?
« Cuba : révolution dans la révolution » dénonce la campagne actuelle menée par le gouvernement pour mettre fin à la gratuité de certains services et cela fait partie d’un plan d’ajustement typique du capitalisme. Tout cela n’a plus rien à voir avec le socialisme, on est dans la continuité d’une restauration du capitalisme qui brade progressivement ce qui reste des anciennes conquêtes de la révolution de 1959. Chaque jour un peu plus, les services de santé et d’éducation sont affectés. Et grâce à la corruption, dont de nombreux membres de la « nomenklatura » sont coupables, et à l’argent envoyé par les Cubains vivant à l’étranger, se développe de plus en plus une couche de privilégiés, de nouveaux riches, tandis que la majorité du peuple cubain souffre des produits de consommation basique et n’a pas d’autre possibilité que de continuer à « inventar », inventer pour survivre.
Les auteurs de ce livre font une analyse sans concessions des raisons d’un tel échec. Depuis la chute du mur de Berlin et la dissolution de l’Union soviétique, les médias des pays occidentaux associent la crise économique et sociale de Cuba à l’échec présumé du socialisme. Mais ce qui a échoué dans l’ex-URSS et ses satellites, comme dans le cas de Cuba, c’est le modèle marxiste autoritaire, un modèle menant à la dégénérescence du socialisme. L’échec est lié à la caricature de socialisme qui fut mis en place par les dirigeants qui se sont succédé à la tête de l’appareil bureaucratique soviétique. La révolution cubaine a dévié très vite de ses principes révolutionnaires. Fidel et Raul Castro ont pactisé en 1968 une subordination économique et politique de Cuba auprès de l’orbite soviétique. À Cuba aujourd’hui, pour certains secteurs de la gauche critique, le castrisme a échoué parce que le « socialisme d’État » était dès le début voué à l’échec, parce qu’il contenait une centralisation fatale liée à la propriété de l’État, ce qui a forcé ce dernier à devenir répressif. Car c’est seulement de cette manière qu’il pouvait garder une structure verticale en place. Le Cuba socialiste n’a jamais été « égalitaire », parce qu’il est né avec un appareil bureaucratique, totalitaire et un parti-armée, qui donnèrent naissance au Parti communiste cubain et aux Forces armées révolutionnaires, dirigés par les frères Castro. Les bureaucrates se sont transformés en bureaucrates privilégiés, de style stalinien, ils ont toujours eu des magasins qui leur étaient réservés et ils n’ont jamais eu à dépendre du carnet de rationnement.
Aujourd’hui à Cuba, le mal-être et le désenchantement se développent. C’est ainsi que s’installe le doute et que naît le danger de voir les consciences faire un pas en arrière, comme cela s’est produit dans l’ex-URSS et en Europe de l’Est. Dans ces pays, la restauration du système capitaliste a été l’œuvre de la bureaucratie installée au pouvoir : les dirigeants des entreprises d’État ou les ingénieurs des kolkhozes. Ces bureaucrates autrefois défenseurs du « socialisme » sont devenus ensuite les principaux actionnaires des entreprises capitalistes, après avoir, comme cela est le cas aujourd’hui à Cuba, créé l’illusion fatale qu’un « bon capitalisme » pouvait exister.
Le grand défi de fond pour les militants anticapitalistes cubains qui s’expriment dans ce livre est d’inverser le processus en cours, un processus d’installation du capitalisme sous le couvert d’une « mise à jour du modèle socialiste ». Pour les activistes de La Havane, bâtir aujourd’hui un véritable socialisme, cela ne doit pas vouloir dire un retour aux années 1970 et 1980, mais la création d’un système politique sans parti unique et avec une pleine démocratie pour les travailleurs et le peuple. Pour que les Cubains décident de l’économie à mettre en place, de la gestion des entreprises, de leurs systèmes d’éducation et de santé, des salaires, de l’accès à la liberté syndicale, de la justice, contre toutes les formes de censure, de persécutions politiques et idéologiques et sur tous les aspects de la vie quotidienne dans la société cubaine.
Pour mettre fin aux inégalités et au développement d’une bourgeoisie révolutionnaire, un changement est nécessaire dans la vie du peuple cubain, pour cela il est nécessaire de lever toutes les restrictions concernant les droits des citoyens pour permettre à celui-ci de s’exprimer et de faire valoir ses revendications. Le droit de grève, supprimé progressivement dans les années soixante, doit être rétabli. L’heure est venue où les travailleurs, les jeunes et le peuple cubain doivent décider du présent et de l’avenir de Cuba. Il ne s’agit de rien de moins pour les auteurs de ce livre que de mettre un terme à l’amertume de l’histoire et de repenser les modalités d’un mouvement de remise en question globale qui aille au-delà du système mortifère dans lequel nous vivons ici, en France et là-bas, aux Caraïbes.
Inès Granado