Le cas Giovanni Marini : dolce vita et trame fasciste
mis en ligne le 1 février 1974
L'Italie 1967 : pour beaucoup c'est les vacances, le soleil et le western spaghetti. Western aussi, la situation politique. Le 21 avril 1967, coup d'État militaire en Grèce… Mais il fait si bon à la terrasse des cafés ! L'attentat au siège du PCI à Rome pendant la visite du chef d'Etat soviétique est attribué à des irresponsables. En juin, des étudiants grecs, du Service Secret KIP, constituent à Rome une organisation fasciste : la « lega », c'est le feuvert. Les quelques groupes fascistes jusqu'alors considérés comme inexistants, vont bientôt se manifester par une série d'attentats.
Sur l’air de la « traviata » démocratique on assassine, le sourire du satisfait se fige.
1968 sera l'année la plus sombre pour la vie politique et sociale du pays. La trame noire se resserre, le Chef des Services KIP, Kostas Plevris, vient de plus en plus souvent en Italie et, selon la technique de Pino Rauti, fondateur d' « Ordre nouveau », les fascistes opèrent d'opportunes infiltrations dans les groupes d'extrême-gauche. En quelques mois, on dénombre 120 attentats, contre des églises, casernes, tribunaux, que l’on veut à tout prix attribuer aux anarchistes.
La politique d'infiltration fasciste n'épargne personne : des anarchistes du « cercle 22 mars », des associations de résistants, des groupes de « lotta continua », des marxistes-léninistes, des socialistes et des militants du PC se révèlent être manipulés.
En 1968, commence la mystérieuse série de « suicides » ; c'est le cas du colonel des services secrets, Renzo Rocca, enterré sans autopsie. Avec lui, disparaissent des documents tout aussi secrets sur la « stratégie des tensions ». À Avola, au cours d'une manifestation, la police tire. À travers ce massacre, on entrevoit les menées d'une inquiétante organisation, les « Tuteurs de l'ordre ». À Bussola, le camarade Soriano Ceccanti, est grièvement blessé. À Viareggio, des fascistes créent les « comités de salut public ». C'est l'inauguration de la provocation de masse qui va ensanglanter l'Italie. Le rapt tragique du jeune Lavorini, où se trouvent mêlés de jeunes monarchistes, est le début d'une période de vols crapuleux, attaques de banques, et kidnappings. Les milieux bien-pensants de droite s'indignent et osent réclamer une dictature violente pour « contrecarrer la délinquance ».
Les attentats se suivent à rythme accéléré. Il faut trouver des coupables. À l’extrême-droite, on accuse : les anarchistes... c'est gros.
Le 25 avril, des bombes explosent à la foire et à la gare de Milan : Quatre anarchistes et deux militants du PCI, tombent dans le piège. Pour la première fois, on entend parler de l’éditeur Feltrinelli qui pourrait apporter un précieux témoignage. Mais la CIA et sa filière grecque, liées aux fascistes italiens, n'hésitent pas à employer les grands moyens. Feltrinelli comprend le danger, mais il en sait trop... On retrouvera son cadavre déchiqueté le 14 mars 1972.
Encore des bombes ! Sur les trains cette fois, les 9 et 27 août. À Pisé, des policiers sont compromis avec « Ordre nouveau » et des agents grecs. L'étudiant Cesare Pardini est assassiné. C'est la répétition du massacre de la place Fontana à Milan, qui fit 16 victimes le 12 décembre 1969.
En 1970, les fascistes se déchaînent. Entraînés dans des camps para-militaires, ils passent à l'offensive. Bastonnades, coups de couteau, coups de feu, deviennent monnaie courante. On se croirait en 1921. La complicité de certains secteurs de l'administration ne fait plus aucun doute et les bons politicards bedonnants, ne font plus sourire personne.
À Reggio de Calabre, c'est la révolte. La misère atavique de Reggio de Calabre et l'implantation séculaire de la puissante mafia, a toujours freiné l'émancipation des prolétaires. Pour la haute hiérarchie fasciste, il est aisé de détourner le mécontentement populaire. Pendant les journées d'émeute, les fascistes sèment la terreur dans les meilleures traditions mussoliniennes. Trois ouvriers sont massacrés par les « tuteurs de l'ordre ». Un policier meurt également sous leurs coups.
Le 22 juillet 1970 l'attentat fasciste de Gioia Tauro fait 6 morts et 139 blessés, dans le train des ouvriers du Sud qui rentraient chez eux.
À Catanzaro, d'autres bombes fascistes sèment dans la foule, la terreur et la mort.
En décembre 1970, on remarque d'étranges mouvements de troupes. L'amiral Gringhelli, chef des forces de la Nato en Méditerranée, se déclare prêt à intervenir pour « rétablir l’ordre ». On apprend que dans la nuit du 7 au 8, Junio Valerio Borghese a tenté un coup d’État.
L'indiscrétion de journalistes ayant fait échouer ce projet, le prince fasciste part en croisière en Espagne. Depuis il n'est plus guère inquiété et continue d'animer les milieux nostalgiques du duce.
Ces derniers temps, on a su que le commissaire Molino n'avait pas transmis des documents importants susceptibles d'éviter le massacre de la banque de l'agriculture. Il est, avec les commissaires Provenza, Allegra et le chef de police Catenacci, le quatrième haut fonctionnaire accusé de vol.
L'un des grands du MSI, Pino Rauti impliqué dans le massacre, est arrêté mais, bien que « suspect » il est relâché aussitôt.
Pinelli est mort… la tension monte... trop de sang. La comédie est finie depuis longtemps. Derrière Pandorre, il y a l'ombre du duce.
Le 28 septembre 1970, cinq anarchistes trouvent la mort dans un « accident de la route ». Un étrange accident en vérité. Nos cinq camarades, témoins importants du procès Valpreda rentraient à Rome avec les résultats de leur enquête concernant les bombes de Gidia Tauro. Ils avaient également réuni une importante documentation sur les activités fascistes dans les émeutes de Reggio de Calabre. À proximité de la villa de Valérie Borghese, ils heurtent de plein fouet un camion qui roulait tous feux éteint. On retrouvera 5 cadavres. Les documents et les photos ont disparu ainsi que l'argent qu’ils avaient sur eux. Le chauffeur qui causa la mort, un fasciste de Salerne, ne sera pas inquiété. De cette histoire, il ne reste qu’un seul témoin, un camarade de Salerne, qui se trouvait depuis longtemps en contact avec les 5 libertaires assassinés : Giovanni Marini. Seul témoin pour combien de temps encore ? Durant les mois qui suivent, Marini devient l’objet de menaces de mort, coups de téléphone anonyme et provocations continuelles. Par deux fois, il est tabassé en rentrant chez lui, à tel point qu’il
quitte Salerne quelques jours. À son retour, il envoie une lettre à la presse dénonçant les provocations dont il est victime. Cette escalade dans la violence se termine par l’agression du 7 juillet 1972, au cours de laquelle Marini ne fait que se défendre.
Le cas de Marini
Rappelons brièvement les faits déjà relatés dans le ML n°194 : « Le 7 juillet 1972, à Salerne, les anarchistes Marini et Mastrogiovanni, après avoir été plusieurs fois provoqués, sont agressés par une bande de fascistes armés. Mastrogiovanni jeté à terre et poignardé à la jambe par les fascistes Alfinito et Falvella, est secouru par Giovanni Marini. Dans la rixe, Marini blesse mortellement Falvella, dirigeant local du MSI. La police arrête aussitôt les anarchistes et les fascistes qui ne se sont pas éloignés. Malgré de nombreux témoignages en faveur de nos camarades agressés, les émules de Mussolini sont aussitôt relâchés ».
Le soir même de l'agression, Mastrogiovanni est conduit à l'hôpital où des fascistes armés viendront l'insulter et le bousculer sous les yeux des policiers distraits… Incarcéré, il ne sortira que huit mois plus tard.
Quant à Giovanni Marini, il est gardé pendant 3 jours sans assistance légale. Des pressions sont exercées sur ses avocats et il lui est interdit de correspondre avec ses amis et sa famille. Pendant le mois qu'il passe à la prison de Salerne, il participe en première ligne aux agitations des détenus, réclamant des conditions hygiéniques normales. À la suite de quoi, il est placé dans un autre bâtiment ; dans leurs revendications, les détenus demandent à avoir Marini avec eux.
Premier transfert, il est envoyé à Naples dans la prison où règne en maître absolu, le bourreau d'Albenga : Luciano Luberti, ex-caissier du « Front national » de Borghese.
En décembre, il se trouve dans la prison de Avellino où il organise la lutte des prisonniers. L’ordre de transfert arrive signé du sous-secrétaire au ministère de la justice.
De nouveau à Naples, il reçoit la bienvenue sous forme de passage à tabac. Il est ensuite mis au cachot.
Le 31 janvier 1973, on l'envoie à Rome, trois jours plus tard, nouveau transfert.
Le voyage de Rome à Sulmona dure 4 jours dans des conditions médiévales. Marini privé de nourriture est ligoté comme s'il ne suffisait pas de l’éloigner de sa famille. On tente par tous les moyens de briser sa résistance et sa volonté qui le rendent incommode pour ses geôliers et apprécié ses co-détenus.
Dix jours plus tard, il est transféré à Pescara puis Foggia puis Potenza.
Par ces rapides transferts, on veut isoler notre camarade. La poste est censurée ou consignée. Il en est de même pour l'argent que sa mère lui envoie.
Le 21 février à Matera, le détenu Camardo meurt « suicidé ». Marini qui s'intéresse à l'affaire se voit dans l'impossibilité de dénoncer ce meurtre. La prison de Matera appelée « lager nazi » mérite bien son nom...
« … Deux portes en fer empêchent l'air de circuler, elles ne s'ouvrent que pour vous envoyer au mitard… Les cachots humides et glacés sont creusés au sous-sol. À huit heures, on a un matelas que l'on place sur le sol mouillé en contact avec le trou fétide et ouvert qui sert d'urinoir. Les couvertures sales qu'on nous jette et avec lesquelles on risque d'attraper la tuberculose... À sept heures du matin, on nous retire matelas et couverture et il faut marcher, marcher... Rien pour s'asseoir... Pour manger, une seule gamelle qu’on ne peut jamais laver. Avec la diversité des restes mélangés à la soupe, on obtient des plats-surprises. Ceux qui se révoltent sont tabassés et mis au lit de force. On ne peut ni fumer, ni lire, ni parler, ni écrire, seulement marcher... Dans ces cellules on tabasse ceux qui viennent d'être transférés et ce, au nom d'un règlement séculaire… ceux qui entrent doivent souffrir une quinzaine de jours au mitard sans avoir aucun droit. J'en ai fait dix-sept. Quand je suis arrivé on m'a frappé et menacé car je ne voulais pas me séparer de mes livres... Tous les jours, un brigadier venait me rappeler « qu'il existe pour les politiques révolutionnaires le lit de force, puis l’asile d'aliénés »... (d'après une lettre de Marini).
La loi précise qu'un détenu dans l'attente du jugement doit être à la disposition de la magistrature et ne peut être placé à plus de cent kilomètres du lieu de jugement. Pour l'anarchiste Marini, ces normes ne sont pas appliquées.
À Brindisi où il participe à la grève de la faim, on tente de le poignarder. En juillet, il arrive à Lagonegro, les pieds et les mains en sang et participe à la révolte des détenus.
Le 8 août, notre camarade est transféré à Caltamissetta. Pendant un mois, on reste sans nouvelles. Début septembre, la mère de Giovanni entreprend le pénible voyage de Salerne à Caltamissetta où elle apprend que son fils se trouve au cachot : personne ne peut le voir. Après avoir longuement insisté, elle réussit à le rencontrer quelques instants ; elle retourne bouleversée : « Giovanni est méconnaissable, couvert d'ecchymoses et de blessures, les yeux tuméfiés, il est à demi aveugle, résultat d'un mois de mitard, isolé, sans air et sans lumière, psychologiquement défait, surtout à cause de l'impossibilité de communiquer avec sa famille et ses camarades... ». Alertés, les camarades se rendent à Caltamissetta avec l'avocat Spazzali et un médecin. Dans la cellule « un couloir très étroit sans air ni lumière percé d'une meurtrière à 3 mètres du sol » ils ne peuvent que constater la précarité des conditions physiques de Marini. Une visite médicale est faite, l'avocat porte plainte contre le procureur de la république et le juge de paix de Salerne, et contre le procureur de la république de Caltamissetta. En octobre Marini est transféré à Salerne, puis Potenza... et de nouveau au secret.
Alors que le règlement ne permet pas de garder un détenu plus de 5 jours au cachot, Marini lui, y est resté un mois et dans quelles conditions...
Les illégalités commises ne s'arrêtent pas là, elles figurent dans le document que nous avons établi et nous mettrons tout en œuvre pour les dénoncer. Il nous est difficile de croire qu'autant de violence et de haine à l'égard de notre camarade soit le fait de la bêtise des matons.
En tant qu'hommes et en tant qu'anarchistes nous nous élevons contre la tentative faite par l'Etat de se débarrasser d'un détenu trop logique avec ses idées. Oui, Marini n'est pas un prisonnier facile, dans ce pays où 75 % des détenus ne sont que prévenus et attendent jusqu'à deux ans leur jugement pour des délits mineurs, il ne faut pas s'étonner si la révolte gronde dans les prisons. Et quand des camarades emprisonnés se mêlent aux autres détenus et donnent à ces révoltes un contenu révolutionnaire, l'État s'affole et a recours à la répression... et au meurtre.
19 mois de détention, 14 transferts, malade, à demi aveugle, va-t-on aussi se débarrasser de Giovanni Marini comme de Pinelli défenestré au commissariat de Milan ?
Après toutes les persécutions subies par notre copain, nous exigeons qu'il parvienne en pleine possession de ses moyens au procès fixé le 20 février 1974.
…Et on ouvrira le dossier sur la violence.
Alors que les fascistes magnifiquement financés organisent de continuelles provocations, lorsqu’on connaît la politique de la CIA qui maintient des points explosifs un peu partout dans le monde, l’existence d’un complot d’extrême-droite visant à instaurer la dictature en Italie apparaît de plus en plus clairement. Le Chili, la Grèce… alors de quel côté se trouve la violence ?