Ces boucs émissaires qui conduisent à l’abattoir

mis en ligne le 24 février 2011
1624JhanoIl s’appelait Nabil. Il avait 16 ans. Condamné à six mois fermes pour trafic de stupéfiants et conduite sans permis, il avait été incarcéré dans le quartier des mineurs de la Maison d’arrêt de Metz-Queuleu. C’est là, dans sa cellule, que les surveillants l’avaient retrouvé. Pendu. D’après Jean-François Krill, un des matons, par ailleurs délégué de l’Union fédérale autonome pénitentiaire (Ufap), il aurait utilisé le « chantage au suicide » pour obtenir un changement de cellule. « Il a été encouragé par la coursive et ça a mal tourné », ajoutait le syndicaliste, expliquant que certains détenus utilisent la pendaison comme moyen de pression auprès des surveillants.
On se défend comme on peut. À quel degré de désespoir Nabil était-il parvenu pour mettre sa vie en jeu, et la perdre ? Avant lui, dans la même taule, quatre suicides réussis, et trois tentatives qui avaient laissé leurs candidats dans un état plus ou moins critique.
C’était en octobre 2008. Rachida Dati, alors ministre de la Justice, avait pointé l’index. Enquête administrative pour faire la lumière sur cette vague de suicides, mais aussi convocation des procureurs généraux concernant leurs statistiques « décevantes » sur l’application des peines plancher. Protestation immédiate des intéressés, magistrats comme personnels pénitentiaires, contre l’aveuglement de la Garde des Sceaux et le manque de moyens qui, selon eux, installait une « justice au rabais ». Déjà, le palmarès établi par la Commission européenne sur l’efficacité de la justice (CEPEJ) faisait passer la France du 29e au 35e rang.
Aujourd’hui, qui s’en souvient ?
Il s’appelle Tony Meilhon. Né en 1979, il a 4 ans quand ses parents divorcent. Son père, alcoolique et violent, est déchu de ses droits parentaux. Son beau-père le rejette. À 14 ans, il erre de foyer en foyer. Abandon d’études et enchaînement de petits délits : vols, conduite sans permis… Premier séjour dans un établissement pour mineurs. Il a 18 ans quand, avec deux codétenus, il en sodomise un troisième, désigné comme « pointeur », avec un manche à balai. Verdict : cinq ans de prison, dont deux avec sursis. À sa sortie, il s’essaye aux braquages. Six ans de taule. Une quinzaine de condamnations, en tout, essentiellement pour rébellion contre toute forme d’autorité : insultes à policiers, refus d’obtempérer, outrage à magistrat quand un juge reporte son droit de visite à son fils âgé de 6 ans. Il y a un an, Tony Meilhon était sorti de prison, plus violent qu’il n’était à sa première mise sous écrou.
On connaît la suite. La sinistre affaire de Pornic et l’auteur présumé de l’homicide vite qualifié de « récidiviste », le pouvoir qui cherche des boucs émissaires parmi les magistrats et les personnels de l’administration pénitentiaire. Grogne des magistrats en question, bientôt rejoints par les flics. Mais l’émotion sera sans doute passagère. En effet, les conclusions de l’Inspection générale des services (IGS), pointant le manque de moyens dénoncé par le chœur judiciaire, ont été partiellement reprises par l’actuel Garde des Sceaux, Michel Mercier, qui a annoncé le déblocage de cinq millions d’euros. Et la magistrature profite de l’avantage pour maintenir la pression en organisant une grève du zèle, à savoir le strict respect du règlement qui exige, par exemple, la présence obligatoire et effective des greffiers aux audiences, ou encore des audiences de six heures sur une demi-journée, et huit à dix heures sur une journée, au maximum.
Demain, qui s’en souviendra ?
Zélés ou pas, de bons juges compétents, au savoir-faire reconnu et respecté comme il se doit, continueront à appliquer les peines plancher, à satisfaire les délires sécuritaires du pouvoir, à entasser adultes et enfants dans les frigos carcéraux, chacun à sa place et que les plus forts survivent…
Nous n’avons aucun bons vœux à souhaiter aux bourreaux. Nous n’avons pas à imaginer, comme d’autres se croient permis de le faire, un système judiciaire « humanisé ». Une justice qui juge les criminels au détail sans mettre en accusation la violence de l’organisation sociale qui les produit, une société qui crie vengeance sans se regarder dans les yeux, une cohorte de politicards qui spécule sur la notion de « dangerosité » et de « risque zéro » au pied des centrales nucléaires et des sites d’enfouissement de déchets radioactifs, cette hypocrisie permanente ne dupe que les imbéciles heureux. Une fois de plus, hélas, la prison vient de faire la démonstration sanglante de son inutilité et de sa nuisance. Qui peut encore oser dire, à l’exemple non isolé de Tony Meilhon, que les châtiments dont il a écopé ont été profitables, à lui et à la société ? Dans ce monde pourri, une multitude d’éclopés de la vie erre, hagarde, douloureuse, sans but. Ils commettront l’irréparable, sur eux-mêmes, ou sur d’autres. On jugera, on condamnera. Cela n’apportera rien aux victimes, mais cette vengeance légale passera pour un sentiment noble et une nécessité citoyenne. Quand viendra une nouvelle occasion de s’interroger sur le sens de cette « justice », les professionnels de la douleur et des larmes en appelleront à davantage de moyens, que la société, dans sa lâcheté, dans son indifférence et dans son aveuglement plus ou moins volontaire, leur accordera.
La semaine dernière, mon ami Patrick Schindler pointait la relative faiblesse des arguments anarchistes sur la question, complexe, de la justice criminelle. « Comment réagissez-vous face au crime ? [Et par crime, on entend alors : crime de sang, ou viol.] Que proposez-vous ? Que dites-vous aux victimes ? » Voilà des questions, très graves, que l’on nous pose souvent.
La ou les réponses des anarchistes ne se trouveront pas dans l’espace réduit d’un journal ou d’un livre. Qu’on ne compte pas sur nous pour écrire un nouveau Code pénal. Mais, et sans vouloir nous tirer d’affaire par une pirouette intellectuelle, la première question ne consiste-t-elle pas à nous interroger sur ce qui nous lie, les uns et les autres, dans la réalisation d’une société débarrassée des dieux et des maîtres ? Si, à la première agression, nous réclamons vengeance, alors la police et les juges auront encore de beaux jours devant eux et jamais le cycle infernal ne s’interrompra. Dans ces situations uniques, nées du hasard des circonstances et du parcours plus ou moins chaotique des protagonistes, si nous cherchons à comprendre, sans complaisance et sans nous épargner certaines remises en question, si nous essayons de privilégier les solutions où le mal commis pourra être réparé, autant que possible (et en écrivant cela, je n’en sous-estime pas la difficulté), alors peut-être verrions-nous évoluer une société plus juste, en tout cas plus humaine.
Certes, aux questions posées plus haut, l’esquisse de réponse est, ici, incomplète. Mais nous avons notre existence, avec ses épreuves et nos luttes, pour en préciser les contours.
Une chose est cependant certaine : il est difficile de faire pire que cette justice d’abattage, avec ou sans moyens.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


sinziana

le 24 février 2011
« Comment réagissez-vous face au crime ? [Et par crime, on entend alors : crime de sang, ou viol.] Que proposez-vous ? Que dites-vous aux victimes ? »

Réagir? Nous ne sommes pas des machines! Il n'y a pas de boutons marqués "Compassion", "Horreur", "Sentiment de révolte" etc et nous n'avons (en principe) pas une "réaction" automatique quand on nous présente l'image d'un être humain assassiné. Et heureusement! A moins d'être un proche de la victime (auquel cas, évidemment, la réaction émotionnelle prime), je ne vois aucune raison pour qu'on parle de réaction plutôt que de réflexion.

Alors réfléchir et proposer, oui. Se demander pourquoi les hommes sont agressifs, pourquoi on vole, viole ou tue encore en 2011, dans un pays qui se dit "riche", dans une société qui se proclame "avancée", "civilisée", "progressiste" et toutes ces conneries. Se demander surtout pourquoi la quasi-totalité des auteurs de ces crimes de sang sont des déclassés, des opprimés, des pauvres.(*)

Et si pour changer nous fondions une civilisation réellement basée sur la solidarité et l'égalité, nous verrions alors si la violence est inscrite dans l'homme ou au contraire (ce que je crois) dans une large mesure construite socialement.

Dans la société actuelle, la justice n'est qu'un mot dénué de sens. Elle n'est, avec la police, qu'un chien qui garde la maison du maître.

( (*) et aussi pourquoi on parle tellement de ces criminels-là, sinon pour détourner l'attention des agissements des autres criminels, ceux qui détruisent des milliers de vies d'un trait de plume: hommes d'affaires sans scrupules, financiers de paradis fiscaux, industriels pollueurs, spéculateurs etc. et les hommes politiques qui les servent avec dévouement...)

Sim

le 26 février 2011
"la première question ne consiste-t-elle pas à nous interroger sur ce qui nous lie, les uns et les autres, dans la réalisation d’une société débarrassée des dieux et des maîtres ?"

Et celle qui en découle : comment faire en sorte que cette société soit toujours en réalisation et qu'elle ne soit jamais considérée comme acquise, auquel cas elle courrait à sa perte ?