Feuilles d’automne
mis en ligne le 22 octobre 2009
L’automne, c’est la saison du docteur Picard, celle qu’il choisit chaque année pour délivrer ses ordonnances en prévision du mauvais temps. Cette année, la livraison est double : une réédition très attendue des Variations sur le réel et un roman, Journal ironique d’une rivalité amoureuse. Variations fut le livre avec lequel Georges Picard imposa d’emblée sa posture et sa marque. Il s’agit d’un ensemble de réflexions sur les différentes approches possibles du réel. Le regretté Michel Camus me fit découvrir ce livre de la saine curiosité. Je n’ai pas comparé l’ancienne édition à la dernière. L’impression que m’avait laissé la première s’est décuplée lorsque j’ai relu la seconde avec à nouveau le sentiment d’avoir entre les mains les plus délicieuses parmi les pages de Ponge, de Calvino, de Michaux, sauf que c’est du Picard. La force de ce livre provient, me semble-t-il, principalement d’un très savant dosage entre le thème que chaque texte se propose d’aborder et l’exposition des solutions (et des impasses) éventuelles ou répertoriées qui entrent dans son faisceau. En jouant de tous les registres de la langue, de l’analyse et de la fable, Georges Picard réussit à démontrer que face aux questions qui refusent les réponses, l’art de l’approche commence par la recherche de la bonne posture. Variations est un livre pour s’installer joyeusement dans la précarité des incertitudes. À lire ou à relire toute affaire cessante.Journal ironique est l’histoire très plaisante en patchwork d’un lucide qui aborde l’amour en entomologiste introverti. L’objet de cet amour est une jolie voisine également convoitée par Vasco, un vague ami du narrateur qui voudrait bien pouvoir aimer cette femme sans le vouloir vraiment. Son antithèse, Vasco, n’est pas un personnage d’envergure, on dirait aujourd’hui une sorte de « kéké », un velche avec des idées presque toutes faites sur les femmes, un demi-sel bien creux mais pas méchant. Il est même à vrai dire l’armature qui sert de miroir au reflet de la complexité humaine, vrai sujet de ce livre. Quant à l’aimée, singulièrement libre par-devers elle-même, elle n’est que le prétexte moteur du récit, et pourtant sa seule évocation suffirait à nous rendre amoureux. C’est dans l’atmosphère du livre, comme entre aussi dans la même atmosphère le vrai Paris, celui qu’on aime parce qu’il sent bon la terrasse des cafés au printemps, les jolies filles qui passent, le bonheur tout simple de vivre. Si Picard avait été metteur en scène, il aurait probablement réalisé quelque chose de tout proche de Tati, le si humainement, le si gentiment, le si adorablement féroce. Comment, à partir de personnages aussi légers, Georges Picard réussit-il à gagner toute l’attention de son lecteur jusqu’à la fin du livre ? Par la richesse dévastatrice du sens et des questions que soulève son intrusion souhaitée mais aussi par le tuf éminemment offert, habitable de la prose, sans doute une des plus belles de ces trente dernières années. Chez Georges Picard, nous sommes partout invités à ralentir afin de mieux examiner où nous posons les pieds. D’essais en romans, de romans en essais, Georges Picard agrandit son pandémonium. Le cercle qui protège son humaine ménagerie est déjà non seulement très vaste et unique en son genre, mais certains des sentiers qui le traversent ont en outre l’audace de nous reconduire vers les meilleures pages de notre patrimoine littéraire. Offrez un mot de votre choix au docteur Picard, il vous en fait une invitation à venir visiter les bonheurs lucides. De ce livre-là, en tout cas, persiste après lecture une puissante sensation de victoire sur les embarras quotidiens. Et le meilleur vient encore après, lorsque l’horizon profond que son impact a bousculé offre tout à coup un passage vers ce que nous sommes tout naturellement : délicieusement imparfaits.
Avant la duplication et la multiplication, contes et mythes se partageaient l’imaginaire, mais cette manie qu’a l’homme d’imposer partout sa propre cartographie du réel et du bon usage a conduit à la sacralisation du livre révélé. La première confiscation qui s’en suivit fut celle du grand imaginaire, la seconde fut la création des dogmes et des différents codes civils qui servent avant tout la domination. La situation de l’écrivain là-dedans n’a jamais été bien confortable puisque l’usage qu’il fait de la langue le définit comme celui qui refuse la réduction de sens que les autres, bon gré mal gré, acceptent. N’étant au nombre ni des dominants ni des dominés, il est donc sommé de reconstruire une image de la réalité suffisamment vraisemblable et logique s’il veut s’assurer sur le réel la prise indispensable qui lui est refusée par les membres de sa propre tribu. Cela, l’écrivain le fait en écrivant des livres. Mais le fait que le seul référent utilisable pour lui soit la langue, et non un salmigondis d’opinions bancales, change évidemment la donne, car chaque nouvelle perspective que lui ouvre la pesée des mots risque d’éclairer trop distinctement le paysage désastreux qui sert d’horizon aux autres. Avec son premier livre, l’écrivain (et non pas l’« écrivant ») entame ainsi une catharsis qui ne peut en finir qu’avec le dernier couac de la mort. De là que la plupart des grandes œuvres sont des livres des morts, ils appartiennent au genre de ces exhortations que l’on prononce au chevet des moribonds afin de leur faciliter le passage vers l’autre monde. À la recherche du temps perdu, par exemple, est un grand livre des morts. Verra-t-on jamais à quel point le départ vers la mort ressemble à la naissance d’un livre ? Voyager jusqu’à mourir, le dernier roman de Jacqueline Merville, est le livre des morts d’une génération qui s’attend aujourd’hui à voir ses pires cauchemars se réaliser. D’un drame tel que celui narré dans ce livre, drame dont je ne dirai rien que mon sentiment, un religieux eût fait une homélie qui en eût affadi le propos jusqu’à le rendre supportable. Ce qu’en l’occurrence, il n’est pas. Chez Jacqueline Merville, l’écriture fait monter le vent qui refuse, le souffle dont les mots ont besoin pour aider le présent à hurler.
Claude Margat