Un anarchiste ordinaire
mis en ligne le 19 novembre 2009
Clé des ondes : Achaïra, Gloria, peux-tu nous en dire plus sur le titre de ce livre ? Gloria : Il a été trouvé par moi et approuvé par mon père. Il vient du fait que quelles qu’aient été les vicissitudes de sa vie, mon père a toujours sû raison garder. Cela a été son fil conducteur: réfléchir, ne pas s’emporter, raisonner.
CdO : Federico était maçon, amoureux du travail bien fait et assoiffé de culture, comment en est-il arrivé à vouloir raconter sa vie ?
Gloria : Il ne l’a pas décidé seul ; de tempérament modeste, un peu introverti, il ne donnait nulle importance à sa vie. Mais, pour moi, sa vie a constitué un modèle, et je ne voulais pas que son histoire reste confinée dans la famille. Je lui ai demandé d’écrire, et il a accepté. C’est à partir de son manuscrit que j’ai travaillé, le traduisant et le mettant en forme. Il a lu la première partie de la traduction et l’a approuvée. Malheureusement, il n’a pu lire la fin de mon travail.
CdO : Le livre est dédié aux compagnons libertaires espagnols…
Gloria : Mon père a toujours dit l’importance de l’œuvre accomplie par les compagnons libertaires durant la guerre. Il en a parlé jusqu’à son dernier jour…
CdO : À lire ce livre, on découvre un homme à la morale élevée : « La méchanceté, le calcul, la violence le dégoûtaient profondément. » D’où venaient de telles qualités ?
Gloria : L’exemple : ses parents étaient des catholiques sincères, « primitifs », disait‐il ; c’est‐à‐dire qu’ils appliquaient les préceptes des Évangiles à la lettre. Il n’était pas rare que ma grand‐mère, veuve et très pauvre, ramène du marché un plus misérable qu’elle et l’assoie à sa table. Mais je pense aussi que c’était sa nature ; il était doux et refusait la violence, préférant le dialogue. Il me disait : « Pour se battre, il faut être deux. S’il y en a un qui refuse, il n’y a pas de bagarre. »
CdO : Il écrit que l’être humain ne pourra « s’en sortir » qu’à la condition d’abandonner le goût du pouvoir et du profit. Ton père était profondément anarchiste…
Gloria : Il l’est devenu peu à peu, par lui-même. Je crois que ce sont ses compagnons de travail qui ont commencé son éducation libertaire, en lui prêtant des livres et des revues… Son tempérament l’inclinait naturellement vers la philosophie anarchiste.
CdO : Il a commencé à travailler à l’âge de neuf ans ; il a connu la grande misère ; il devient chef de famille à l’âge de 12 ans à la mort son propre père. Pourtant, on se trouve devant un homme calme et relativement optimiste avec une grande confiance en lui…
Gloria : Confiance en lui, je ne sais pas. C’était le contraire d’un prétentieux mais il croyait en la vertu du travail et en ses capacités à assumer ses responsabilités pour permettre aux siens de vivre.
CdO : Sa formation militante s’est faite très jeune aux côtés des anarcho-syndicalistes de la CNT. Il raconte la violence de la répression, la violence des patrons, la contre-violence et les prises de décision démocratiques : ce qu’il nomme la consultation directe…
Gloria : Je pense en effet que cette démocratie directe l’a très fortement impressionné. Il y a fait référence très souvent, critiquant les syndicats d’aujourd’hui qui prennent les décisions sans l’accord de la base. Le souci permanent de la CNT de consulter tous les salariés d’une entreprise avant de transmettre leur décision au patron était pour lui absolument indispensable à la bonne marche d’un syndicat. Le patron savait lorsqu’il voyait arriver un porte-parole que la revendication avait été mûrement réfléchie et décidée par tous.
CdO : Il raconte une « grève solidaire ». Pratique courante à l’époque ?
Gloria : Lorsqu’un représentant des ouvriers était mis à pied ou renvoyé, immédiatement les autres salariés se mettaient en grève jusqu’à ce qu’il soit réembauché. Souvent, d’autres entreprises se joignaient à la première, et les grèves duraient jusqu’à la fin du conflit avec le paiement exigé de tous les jours de grève. Pour les ouvriers, leur représentant était très important puisqu’il était choisi en fonction de sa compétence. À leurs yeux, il devait être intouchable.
CdO : Ton père écrit qu’il était fier d’appartenir à cette classe ouvrière-là…
Gloria : Oui, il en était fier, considérant que celui qui produit est une force qu’il faut respecter puisque la survie des autres en dépend. Élie Faure, que je cite, écrit : « Le monde ne sera sauvé que si la force passe au droit, et le droit appartient à ceux qui produisent ».
CdO : Un épisode amusant : enfant, l’éducation chrétienne de ton père le conduisait à baiser la main des prêtres dans la rue. Son oncle le prévint que les curés se pissaient sur les doigts avant d’aller à la messe…
Gloria : Cette anecdote l’a peut-être rendu plus distant envers l’Église dont il se méfiait beaucoup car il avait été le témoin des agissements des dames patronnesses qui conditionnaient leurs aides aux familles pauvres à leur fréquentation des offices religieux. Il comparaît les belles paroles des prêtres à leurs actes, et leur richesse à l’extrême pauvreté des autres. Il devint peu à peu athée, mais pas intolérant car il acceptait de discuter avec des religieuses ou des aumôniers rencontrés dans des hôpitaux. Mais il avait une aversion profonde pour la hiérarchie religieuse, en particulier pour le pape.
CdO : Puisqu’on est dans l’anticléricalisme primaire, parle-nous des bonnes sœurs ?
Gloria : Lorsqu’il arrive à Puigcerda en 1936 pour participer aux collectivités libertaires qui naissaient en Catalogne, il aide à l’ouverture des couvents où il est demandé aux religieuses de revêtir une tenue civile, puis soit de rentrer chez elles, soit de travailler sur place. Ils en trouvèrent quelques-unes enceintes, ce qui étonna les hommes militants qui demandaient en plaisantant « si c’était Jésus ou le Saint-Esprit qui leur avait fait ça ! ».
CdO : Ton père était un être profondément « pacifiste », « tolstoïen », écrit-il, mais Tolstoï était croyant…
Gloria : Il se disait tolstoïen, oui, bien que cet écrivain fût chrétien. Il se retrouvait dans les prises de position courageuses de Tolstoï, contre les hiérarchies, et dans son pacifisme. Il n’a jamais porté d’armes, même en Espagne. Il n’était pas venu pour tuer mais pour travailler.
CdO : Ton père annonçait toujours la couleur, ainsi il prévenait son patron qu’il ne travaillait pas le 1er mai. Tous les 2 mai, il se retrouvait au chômage. Ça a comme un goût des désobéissants d’aujourd’hui ?
Gloria : Oui, ça n’arrangeait pas ses affaires de se retrouver tous les 2 mai au chômage. Mais ses convictions étaient bien ancrées, et il pensait que plus ils seraient nombreux à chômer les 1er mai, plus vite cette journée de commémoration serait déclarée fériée.
CdO : Il y a un passage sur les Gitans…
Gloria : Il les considérait comme des parasites puisqu’ils refusaient de travailler. Toujours sa fierté de travailleur qui refusait l’assistanat. Néanmoins, nous avons connu une grande famille de Gitans sédentarisés à Cenon et, lorsque nous les rencontrions, mon père leur parlait courtoisement en espagnol sans problème. Il était amusé de voir les tout petits jouer de la guitare sans aucune connaissance musicale. Il raconte dans son livre qu’il a assisté, sur un chantier, à une scène comique. Un Gitan qui voulait se marier avec une Catalane s’était fait embaucher comme ouvrier, mais sa tribu le lui reprochait lui disant qu’il leur faisait honte. Il le racontait en souriant, ajoutant que bien vite le Gitan avait déserté le chantier…
CdO : Ton père rappelle l’épisode des stérilisés de Bordeaux (1934) et la « petite intervention » qualifiée de « mutilation volontaire ». Est-ce que ton père se fit stériliser ?
Gloria : Non, mes parents voulaient avoir des enfants. J’en suis la preuve.
CdO : Il écrit : « Ce qui m’intéressait le plus, intellectuellement, dans notre expérience, était de comprendre comment un peuple sans armes peut battre une armée nationale, etc. »
Gloria : Franco claironna au début de la guerre civile qu’elle durerait trois semaines, et elle dura trois ans. Les « républicains » ont tenu en respect une armée nationale aidée par Hitler et Mussolini. Ils avaient très peu d’armes et n’étaient aidés par pratiquement personne (à part Staline mais sous quelles conditions ?) puisque les démocraties européennes avaient décrété la non-intervention. Il est vrai qu’à l’arrière les collectivités fonctionnaient et les aidaient puisqu’elles avaient remis en marche la production et la distribution.
CdO : Il écrit encore : « Bien que nous ayons été vaincus, et que l’on ait essayé de nous exterminer, on ne pourra pas rayer de l’histoire que la seule révolution qui, jusqu’à aujourd’hui, se soit réalisée en toute liberté pour tous, fut l’essai triomphant du socialisme en Espagne de 1936 à 1939. »
Gloria : Que dire de plus si ce n’est citer cette phrase d’Einstein : « Vous avez perdu. Mais désormais rien ne sera plus comme auparavant car vous avez montré aux capitalistes que vous pouviez vous passez d’eux. »
CdO : Est-ce qu’on peut parler du texte de Juan Gil ?
Gloria : Juan Ceron Gonzalez est entré en contact avec moi après la lecture de la première édition du livre, m’apprenant qu’il était lui aussi à Puigcerda avec mon père. Il m’a transmis un document de Juan Gil qui explique le fonctionnement des collectivités libertaires dans cette partie de la Catalogne, avant que les communistes ne viennent les détruire… Ce document est inclus dans la dernière édition.
CdO : Il avait de la haine contre les communistes ou de la rancœur ?
Gloria : Avec les fascistes, les choses étaient claires, ils étaient les ennemis. Mais avec les communistes, ce n’était pas la même chose. Il en voulait beaucoup aux hommes de Staline que les libertaires avaient trouvés en face d’eux au lieu d’être à leurs côtés. Dans La Pravda d’octobre 1936 a paru un article où il était dit que « les choses se passeraient en Espagne comme en Russie et que les anarchistes y seraient éliminés de la même manière ».
CdO : Ton père n’a pas vu le livre terminé…
Gloria : Non, il est mort avant ; et j’ai failli en abandonner la traduction. C’est Gimenez, qui vivait dans l’Ariège, qui m’en a dissuadé et encouragé à continuer la traduction et la mise en forme.
CdO : Le travail et l’entraide ?…
Gloria : Pour mon père, la solution à tous nos problèmes passe par le partage du travail, la solidarité et l’entraide.
CdO : Que faut-il faire pour que les acquis sociaux obtenus de haute lutte par nos anciens ne soient pas perdus ?
Gloria : Je dirais qu’il faut s’inspirer de leur façon de lutter. Ne pas accepter que l’on « détricote » nos pauvres avantages. Les manifs ne suffisent pas, on l’a vu : deux ou trois millions de gens dans la rue n’empêchent pas les multinationales de licencier des milliers de salariés, de délocaliser tranquillement. La mondialisation se fait à notre détriment ; nous ne devons pas l’accepter.
Propos retranscrits par André Bernard