Refuzniks israéliens
Le premier ce sont les faits : il existe des soldats en Israël qui refusent de combattre dans les territoires occupés. Cette objection de conscience est forte parce qu'elle émane de soldats confirmés et d'hommes reconnus, qui parlent au nom d'eux-mêmes. Ils sont juifs, ils n'ont pas de doutes existentiels et ils mettent en cause l'institution centrale d'Israël : l'armée. Pour eux, cette armée ne défend pas les juifs, ni Israël, en mettant en œuvre la répression contre les Palestiniens, la destruction des infrastructures palestiniennes. Ils parlent de crimes de guerre, d'atteintes graves aux droits de l'homme, d'apartheid de fait, de traitement injuste et inégal, de colonisation. Il y a bien ce premier niveau de description dans le livre, mais il y en a un second, qui arrive peu après, il s'agit de la sortie de la situation de blocage qui existe là-bas.
Les refuzniks sont devenus un des éléments qui pourrait permettre de reconstruire le camp de la paix en Israël même. Leur parole touche juste, leurs arguments sont solides. Le refus de la double contrainte provoque le respect : ils refusent de mettre en pratique ce qui contredit la démocratie et l'universel des droits de l'homme. Cet idéal est celui énoncé par Israël, et il est bafoué dans les faits. Les refuzniks rencontrent dans leur démarche des problèmes moraux, des questions politiques, la culture militaire et le féminisme, la question sociale qui recouvre celle de la colonisation. Cet ouvrage nous présente de l'intérieur le débat entre les juifs et les sionistes ou les post-sionistes. La description de ce qui est demandé aux soldats est précise : arrestations arbitraires, mises au secret, destruction de maisons, de vergers, tortures, tirs sur les ambulances et les civils, emploi des boucliers humains palestiniens pour se protéger, enfermement et étouffement de toute une nation, harcèlement, humiliation, etc. On apprend que beaucoup de refus ne s'assument pas ouvertement, les refuzniks ne représentent qu'une petite partie des personnes qui refusent de se soumettre à l'obligation de servir dans l'armée israélienne, un quart d'une classe d'âge chaque année. L'armée préfère cela pour ne pas amplifier le mouvement et l'admettre officiellement. La répression par la prison s'est renforcée. Souvent, les soldats ont besoin d'alcool et de haschisch pour tenir le coup. Nous sommes loin de l'héroïsme vanté par le sionisme des débuts.
La suite du livre porte sur l'analyse de la situation et le changement que provoque l'apparition des refuzniks dans le débat public en Israël. Ce livre essaie de parler du point de vue du camp de la paix. Il préconise la discussion contre la force, la solidarité concrète et le compromis. Il propose d'accepter le miroir sur soi-même et engage à refuser le manichéisme, la diabolisation de l'autre. Cette approche laisse à penser qu'une union est possible tout en respectant la différence. Le livre refuse très clairement l'amalgame, les simplifications, les caricatures, et voudrait que cesse la stigmatisation. Il essaie de montrer qu'il faut faire attention aux mots que l'on emploie. Il souhaite une égalité de traitement pour les deux parties en présence.
Tamir Sorek et Fabienne Messica posent la question des modèles pour l'analyse, parce que la situation est complexe. L'intrication des débats sur le colonialisme, le fascisme, le sionisme, le religieux, le politique ne facilite pas la tâche.
Les certitudes sont dangereuses. Le pathos et l'existentiel sont tellement présents qu'il est difficile de prendre un peu de recul. Une question apparaît centrale : est-ce seulement l'ennemi qui détermine notre pensée et notre action ? Nos désirs, nos idées ont-elles encore un peu d'autonomie pour déterminer nos actes ? La question de la démocratie est posée pour Israël, mais aussi, par contrecoup, pour la Palestine et les pays environnants.
L'impuissance est assumée comme le résultat d'une radicalisation trop poussée, le droit du plus fort bloque la pensée et l'action. Le recours au divin et le désir de vengeance n'aident pas à sortir des fantasmes et de l'imaginaire. L'archaïsme est encore présent dans la situation. Les impasses sont inévitables, si le tout ou rien est l'aune du raisonnement.
La voie proposée par les personnes qui ont écrit le livre est celle de l'analyse de la complexité et de la nuance. La distinction est nécessaire pour essayer de comprendre les différentes composantes de la situation. Le lien entre la pensée et la vie concrète oblige à se poser la question du réel et du symbolique. Les compromis impliquent des concessions de part et d'autre, une fois que la volonté d'apartheid aura cessé. Ce qui peut être réalisé et la recherche de l'équilibre pour sortir du blocage demandent que l'on expérimente, que l'on essaie autre chose. Si la peur reste aux commandes des deux côtés, il sera impossible d'arriver au respect mutuel.
Les atteintes à l'image de l'autre visent à délégitimer le camp adverse. Construire la paix, c'est donc accepter l'autre et sa différence.
Les refuzniks nous poussent à améliorer notre pensée, à développer une pensée froide pour avoir une vie plus chaude, comme dirait Sloterdijk. Nous devons accepter de revoir nos modèles, tout en continuant à nous battre contre l'inacceptable des deux côtés. On peut être en désaccord avec certaines analyses proposées ici, mais il est indéniable que les arguments développés dans cet ouvrage stimulent la réflexion. C'est pour cette raison qu'il me paraît important de lire ce livre avant qu'il ne soit trop vite oublié.
Philippe Coutant