Le Monde après la guerre
Noam Chomsky : Je suis étonné que cela ait été si limité et si longtemps différé. N'importe quelle personne douée de raison voit avec plaisir la chute du tyran et la fin de ces sanctions dévastatrices, les Irakiens au premier chef. Et l'opposition antiguerre, du moins pour ce que j'en connais, a toujours soutenu ces buts. Le mouvement contre la guerre affirmait que c'était au peuple irakien, et pas au gouvernement des États-Unis, de gérer le pays. Il le soutient toujours, ou il devrait, et peut peser d'un grand poids dans ce sens. Les questions centrales restent : Qui va gérer l'Irak, les Irakiens, ou une clique de Crawford, Texas ? Le peuple américain tolérera-t-il que les réactionnaires qui accaparent le pouvoir imposent leurs vues ?
Michael Alberts : On n'a pas trouvé, à ce jours, d'armes de destruction massives. Cela jette-t-il le doute sur les raisons données par Bush pour la guerre ?
Noam Chomsky : Seulement si on prend celles-ci au sérieux. Les dirigeants s'y accrochent toujours. Si on trouve quelque chose, on l'annoncera à son de trompes. Sinon, l'ensemble de la question sera escamoté de la manière habituelle.
Michael Alberts : L'opposition antiguerre sera-t-elle discréditée rétrospectivement si des armes de destruction massive sont découverte sans qu'il y ait de doute possible ?
Noam Chomsky : C'est impossible d'un point de vue logique. La politique et les opinions sont déterminées par ce qui est su, ou plausible, pas par ce qui est découvert après coup. Ce devrait être une évidence.
Michael Alberts : L'invasion donnera-t-elle naissance à la démocratie en Irak ?
Noam Chomsky : Tout dépends de ce que vous voulez dire par « démocratie ». J'imagine que l'équipe du président Bush tâchera de mettre en place une sorte de démocratie formelle, pour autant qu'elle n'ait aucune substance. Mais il est difficile de croire qu'on donnera une véritable voix aux chiites majoritaires, qui pourraient être tentés par un rapprochement avec l'Iran, comme du reste l'ensemble de la région. C'est la dernière chose que les bushistes veuillent !
Difficile aussi de croire qu'ils laisseront latitude à la seconde composante de la population, les Kurdes, d'acquérir une autonomie dans une structure fédérale, ce qui serait insupportable pour la Turquie, qui reste une des bases de la puissance américaine dans la région. Les réactions hystériques récentes au « crime » du gouvernement turc, qui ne faisait que se ranger à l'opinion de 95 % de sa population, ne doivent pas nous tromper. Ces réactions sont une autre preuve de la haine passionnée qu'éprouvent les élites américaines pour la démocratie. Et une raison de plus pour ne pas prendre leur rhétorique au sérieux. Une démocratie effective aurait des résultats incompatibles avec les buts hégémoniques des États-Unis.
Michael Alberts : Les gouvernements du monde entier ont reçu un signal. Quel est-il, et quelles en sont les implications ?
Noam Chomsky : Le message, c'est que l'administration Bush entend que l'on prenne sa « stratégie de sécurité nationale » au sérieux. Elle souhaite dominer le monde par la force, la seule matière dans laquelle elle n'a pas de rival, et elle souhaite que cela dure. Un message plus précis, que le cas Irak-Corée du Nord illustre parfaitement : si vous voulez faire échec à une attaque américaine, vous devez posséder des moyens de dissuasion crédibles. Il est couramment admis parmi les élites que la conséquence en est la prolifération des armes de destruction massive et le terrorisme, dans différentes variantes, basé sur la crainte et la détestation de l'administration américaine, que l'on considérait même avant l'invasion comme la plus grande menace pour la paix. Ce ne sont pas de petits problèmes. La question de la paix deviendra bientôt celle de la survie de l'espèce.
Michael Alberts : Quelle est la suite du programme pour Bush and Co ?
Noam Chomsky : Il ont annoncé leur intention de s'en prendre à la Syrie et à l'Iran. Cela nécessiterait une forte implantation militaire en Irak, une autre bonne raison pour que la démocratie y soit indésirable. Il a été dit de façon crédible que les États-Unis et leurs alliés (Turquie, Israël et quelques autres) auraient établi des plans pour un démembrement de l'Iran... Mais il y a d'autres cibles possibles. La région des Andes a le profil requis. On y trouve des ressources substantielles, y compris du pétrole. Elle est assez agitée, avec de dangereux mouvements populaires indépendants, tout à fait incontrôlés. Elle est entourée de bases militaires américaines, avec des forces déjà sur le terrain. Et on peut en trouver d'autres.
Michael Alberts : Quels obstacles Bush and Co peuvent-ils rencontrer sur leur route ?
Noam Chomsky : L'obstacle principal est d'ordre domestique. C'est à nous de jouer !