Anarchiste Volant Solo
EXTRAIT DU MONDE LIBERTAIRE HORS SÉRIE N°59 : L’ANARCHIE A L’EPREUVE DU REEL
Détaillons ma mission : en tant qu’AVS je suis censé accompagner des enfants "en situation de handicap" (les handicapés d’autrefois) en milieu scolaire pour leur permettre de suivre une scolarité "normale".
Lorsque je commence en 2007, les AVS au collège se comptent sur les doigts d’une main, et personne au sein de la très bureaucratique Éducation nationale n’a pris le temps de bien réfléchir aux applications pratiques qui pourraient découler de la définition ô combien floue du rôle de l’AVS.
Pour faire simple : je débarque dans un endroit où personne ne sait ce que je dois faire précisément, où trouver des renseignements sur les "troubles" des élèves que je suis censé suivre relève de la quête d’un militant anarchiste à un congrès du MEDEF, et où je suis, moi-même, incapable de bien faire parce que je n’ai pas plus d’idée que les autres sur mon travail (je n’aurai droit à un début de formation valable qu’au bout de 2 ans et demi d’exercice).
Autant vous dire que mes débuts furent plus que chaotiques et me plongèrent dans un mélange d’angoisse et de détresse. J’avais le sentiment d’être quantité négligeable, de ne servir à rien, de gêner les élèves que j’accompagnais, les professeurs des classes dans lesquelles j’intervenais... Pour un nombriliste égocentrique comme moi, l’affaire était rude.
Deux événements m’ont empêché de lâcher l’affaire et de fuir ces conditions pathogènes. Le premier fut une coupure de courant qui débrancha mon réveil et me mit en retard. Mon tout premier retard. Tout le long du trajet je passais un éventail d’excuses en revue, histoire de me justifier. Mais une fois au collège : le vide. Mon absence n’avait été remarquée par personne...
Loin d’aggraver mon sentiment de perdition, ce loupé fut une libération. Il faut dire qu’à ce moment là, cela faisait plusieurs mois déjà que j’étais en train de découvrir les pratiques et la pensée anarchiste suite a mon adhésion à la Fédération anarchiste.
Cette libération donc put se résumer au slogan : « Ne te plains pas, organise-toi ». Puisque personne ne savait quoi faire de moi et qu’en plus j’étais comme un fantôme au sein de l’établissement, les conditions étaient réunies pour que l’Auxiliaire de Vie Scolaire se transforme en Anarchiste Volant Solo. (A ce moment précis amis lecteurs et lectrices vous devez vous imaginer une cabine de téléphone où je change de costume sur fond de musique entraînante).
Comme pour tout bon individualiste, ma première arme c’est moi-même
Grâce à ma maigre expérience de quelques mois, j’étais capable de mettre en place quelques principes pas trop pourris sur lesquels baser l’aide que j’accorderais aux élèves : une approche égalitaire. Je ne suis pas dans une position supérieure face à l’élève. De là découle un second principe : pas d’autoritarisme, de la discussion. Là où tout se complique c’est que mes principes personnels ne sont bien entendu pas ceux de l’Éducation nationale en général, ni des professeurs dont je fréquente les cours lorsque j’accompagne un élève. En poussant plus, je m’aperçus vite que le formatage des gamins était tellement puissant qu’eux-mêmes semblaient décontenancés par mon approche. Je me trouvais donc coincé entre des profs m’accusant de n’être que le "pote" des élèves, espèce de grand Duduche attardé ayant du mal à clôturer son adolescence, et des élèves pour qui un adulte anti autoritaire au sein de l’établissement était une telle aubaine qu’ils ne pensaient qu’à une seule chose, c’est me la faire à l’envers pour bosser le moins possible (peut on vraiment leur en vouloir ?).
Pour tenir dans la tourmente, je me suis accroché à mes lectures libertaires (celles sur la pédagogie, mais aussi tous les textes parlant de l’éthique anarchiste et de la responsabilité individuelle), et aussi aux rencontres de militants et sympathisants.
Avec le temps, même les plus sceptiques finirent par s’apercevoir que le Grand Duduche, « bein il dit pas que des conneries et il fait pas que de la merde ». Avec les élèves, j’arrivais à nouer des liens qui permirent un meilleur travail pédagogique, et la réparation de l’estime de soi par l’échange permit aux élèves de ne plus se voir, au moins de façon ponctuelle, comme handicapé (c’est à dire comme manquant de quelque chose par rapport à une norme), mais comme individu capable de choix et acteur de son existence. Ce changement de perspective s’opéra aussi chez les enseignants, qui s’aperçurent que la fragile petite chose que j’accompagnais et qu’ils étaient censés protéger (bin vi ma bonne dame c’est bien connu que les Capés c’est fragile) ressemblait quand même vachement aux autres enfants de leur classe.
Finalement c’était gagné : par delà le gouffre statutaire qui me séparait du corps enseignant, on m’écoutait... un peu, mais on m’écoutait.
C’était donc parti pour la phase deux :
Face au cancer de la verticalité, redonner à l’autonomie sa vraie place
Les élèves et les profs ont en commun de croire en la verticalité immuable de l’Éducation nationale.
Et si les premiers se sentent écrasés par ce dogme granitique, j’ai souvent eu l’impression qu’une grande majorité des seconds parent au plus urgent en attendant la directive salvatrice venant de leur hiérarchie.
En 8 ans de pratique, j’ai eu l’occasion d’assister à de nombreuses heures de cours de différents niveaux et dans de nombreuses matières ; et ce qui continue de me fasciner c’est à quel point les enseignants ignorent que les directives, les lois et décrets qui encadrent leurs pratiques sont issus de ces mêmes pratiques. C’est parce qu’ils se trouvent face à des problèmes, des dysfonctionnements qu’ils doivent régler dans l’immédiat, que les profs bricolent des solutions. Solutions qui finissent par remonter vers les instances dirigeantes qui s’empressent de les formaliser et de les débarrasser du "superflu" pour les faire rentrer dans un cadre rigide et sclérosé, et par la même occasion en vider tout l’intérêt.
La majorité des enseignants ne pense comme valide que les pratiques validées par d’autres.
J’en suis donc venu à la conclusion que, pour mieux aborder la notion d’autonomie avec l’élève, il me fallait la travailler auprès des professeurs !!
Leur apprendre à travailler la marge de liberté se situant dans les interstices, à la frontière de leur cadre de travail revient pour certains à effectuer une révolution copernicienne. Du plaintif : « Mais on est pas formé » à la prise de conscience réjouissante du « Mais en fait on n’en a pas besoin pour ce que nous faisons !! », il y a un long chemin. Au bout de ce chemin, enfin, se trouve l’épanouissement des enfants. Le carcan de cette éducation en batterie rigide et mortifère se desserre (un peu), et on a presque l’espoir que ces gosses qui se trimballent avec une pancarte "Anormal" trop lourde pour eux vont pouvoir aller au delà de la case dans laquelle on veut les parquer, et enfin laisser exploser l’étincelle que j’ai parfois aperçue dans leurs yeux.
Oui mais quand même...
Malgré les quelques réussites de ma démarche individuelle, je reste lucide : pour un prof qui a osé tenter quelque chose de différent, combien sont restés sourds au détriment des élèves ? Combien, par peur, fatigue, mépris ont préféré rester dans les clous et se cacher derrière la sacro-sainte "égalité" républicaine : « Même handicapé, l’enfant dont tu t’occupes est un élève de la classe ! Je le traite comme les autres ». Malgré toute ma bonne volonté et mes lectures, arriver à faire comprendre que questionner le cadre est vital n’est pas une chose simple. Je ne reste après tout "que" AVS. Ce travail de chaque instant pour qu’on m’écoute, pour faire évoluer les mentalités, est laborieux, parsemé de régressions, de moments où l’on a l’impression que tout s’écroule et qu’on doit repartir de zéro, d’autres où on a le sentiment de s’être fait digérer tout cru par ce Béhémoth gluant pour lequel on travaille. Et c’est là qu’il faut être capable de reconnaître les limites de l’action individuelle.
Au moment où j’écris cet article, je suis en contact avec un collectif parisien d’AVS (tu peux les retrouver en tapant "collectifAVS75" sur le net), parce que, fidèle au concept de l’irisation de la tâche, je ne pourrai dépasser mes limites actuelles qu’au sein d’une action collective. C’est par l’échange avec d’autres que mon aventure individuelle trouvera pleinement son sens. Mais c’est parce j’ai déjà commencé à trouver du sens à mon action seul, de façon individuelle, que mon apport à ce collectif sera plus riche, plus profond.
(parmi d’autres)
1 |
le 9 septembre 2016 22:11:21 par Anonyme |
Je te remercie de ton dur travail. Mon frère étant lui-même handicapé ( et scolarisé en maternelle 3x /s ) je suis terriblement touchée de voir que ces enfants ne sont pas livrés à l’ombre de l’égalité républicaine idyllique, mais qu’il y a des gens comme toi, pour concrétiser ce que ce concept peut signifier.
Merci du fond du coeur. Tu es l’un des innombreux pas dont se compose le progrès.
2 |
le 20 août 2017 14:15:15 par Carpe |
J’aurai adoré travailler avec toi dans les classes !!
Avoir un échange constructif et une autre vision qui permet d’ouvrir un peu plus les esprits...
Merci à toi !!
3 |
le 30 avril 2020 22:41:41 par sony |
Quel travail difficile !