Les mensonges de M. Erdogan et la honte (non-assumée) de la communauté internationale

mis en ligne le 5 novembre 2014
1755TurquieDepuis que l’offensive de l’État islamique (Daesh), déclenchée début septembre contre le canton kurde syrien autonome et enclavé Kobanê, a atteint la ville du même nom, les mensonges que profère le leader de la « puissance régionale » de la partie du globe concernée, M. Erdogan, président de la Turquie, sont pour le moins représentatifs. Significatif aussi que parmi les commentateurs occidentaux de la situation en question l’on se contente de les citer, mais que nulle part apparemment l’on se soucie de les identifier pour ce qu’ils sont.
Samedi 4 octobre, M. Erdogan, tête du parti islamo-conservateur turc, déclare : « Pour nous le PKK c’est la même chose que Daesh. Il ne faut pas les considérer différents l’un de l’autre. » Vérité peut-être de son point de vue, mais mensonge. Daesh (alias État islamique autoproclamé, alias Califat autoproclamé) est fanatiquement raciste, prétend fonder son idéologie et la mise en œuvre de celle-ci sur des doctrines religieuses primitives et exhumées d’une longue agonie historique, et pratique donc de manière rigoureuse le nettoyage ethnique, un lavage des cerveaux primaire, la réduction des femmes à l’esclavage, les exécutions de masse, le viol collectif, les crucifixions et les décapitations publiques (avec exhibition des trophées), la torture et la mutilation, et dans ses rangs se trouve tel père qui jubile en participant à la lapidation de sa propre fille jugée adultère. Faut-il le rappeler ? Non. Le PKK, et par extension les YPG auxquels M. Erdogan faisait sans doute référence aussi, et qui défendent leur ville Kobanê depuis plus d’un mois, sont au départ, en ce qui concerne les premiers, certes une guérilla d’inspiration marxiste impliquée dans des hostilités contre l’État turc qui ont fait beaucoup de victimes. Actuellement cependant, comme leurs descendants les YPG du Kurdistan syrien, ils prônent et s’efforcent de mettre en pratique, et ce depuis environ une dizaine d’années, un projet social et politique novateur : un collectivisme municipal qui se fondesur des valeurs appliquées telles que la laïcité et/ou le respect des différentes croyances, l’émancipation et l’égalité des femmes, la multiethnicité, l’éducation et la défense des spécificités culturelles, la démocratie directe assembléaire mixte, l’économie coopérative, ainsi que l’écologie. Et ils ont pris le parti de renoncer aux actions violentes quand on ne les y oblige pas. Faut-il le rappeler ? Oui. Absolument. Un autre aspect de ce mensonge de M. Erdogan est que, c’est de notoriété publique, Daesh a pendant plusieurs années bénéficié d’une permissivité extrême, voire d’un soutien direct et multiple de la part de l’État turc, tandis que le PKK et les YPG sont, sans le soutien de personne, en août, allés contrer une offensive de Daesh dans l’Irak voisin et ont ainsi préservé des dizaines de milliers de Yézidis et chrétiens kurdes de leur extermination pure et simple. Pas vraiment « la même chose » donc.
Mensonge suivant. Prophétique. Le mardi 7 octobre, M. Erdogan déclare que « Kobanê est sur le point de tomber ». Presque un mois plus tard les combattants et combattantes des YPG résistent toujours et tout semblerait indiquer que l’avancée de Daesh s’embourbe de plus en plus. D’aucuns s’en rongeraient les ongles ?
Émue par les images de l’exode des habitants de la région de Kobanê et impressionnée par la détermination des défenseurs de la ville, la communauté internationale (proclamée telle par qui ?) commence, au fur et à mesure des événements, à se sentir agacée par la position du gouvernement de M. Erdogan vis-à-vis du conflit qui se déroule à quelques centaines de mètres de son territoire national. Position qui consiste en une attitude de non-intervention ainsi qu’en la fermeture par l’armée turque de la frontière aux volontaires kurdes non syriens qui voudraient passer de l’autre côté pour combattre Daesh. En d’autres termes, attendre que Kobanê soit exsangue et s’écroule. Mais, face à cet agacement croissant à son égard, le président turc se voit finalement obligé d’annoncer que son pays laisserait des peshmergas, combattants kurdes d’Irak, fréquentables à ses yeux, passer sur son territoire afin de venir en aide à Kobanê. Quelques jours plus tard, le dimanche 26 octobre, il déclare : « Le YPG ne tient pas à ce que les peshmergas arrivent à Kobanê et dominent. » Mensonge supplémentaire. Imperturbable. Remontons brièvement le fil de la réalité. Le mercredi 15 octobre, Massoud Barzani, peut-être poussé par un sentiment d’exaspération humaine, ou par un sentiment de fraternité humaine, ou les deux, et avec lui le Parlement de l’administration régionale du Kurdistan irakien qu’il préside, reconnaissent officiellement les trois cantons autonomes kurdes de Syrie. Ce qu’auparavant aucun État de la communauté internationale n’a jamais daigné faire. Et non seulement les reconnaissent mais promettent d’aider Kobanê en y acheminant armes et munitions, et ce si nécessaire, c’est-à-dire si la Turquie s’oppose au passage sur son territoire par voie aérienne. Et, de fait, le lundi 20 octobre, des avions américains parachutent des armes provenant du Kurdistan irakien au-dessus de Kobanê. Les défenseurs de la ville s’en disent soulagés. Et le mercredi 29 octobre des contingents de peshmergas arrivent sur le territoire turc pour se diriger vers Kobanê. Et jamais les YPG n’ont fait mine de rechigner quant à l’arrivée de ces renforts, tout comme d’ailleurs, en août, les peshmergas étaient reconnaissants et soulagés quand des combattants des YPG et du PKK sont arrivés au nord-ouest du Kurdistan irakien pour repousser l’offensive de Daesh, et ils s’y trouvent d’ailleurs toujours, aux prises avec de nouvelles poussées militaires de la part des supporters frénétiques du Califat. Il n’était jamais non plus question que les peshmergas « dominent » à Kobanê, premièrement, leur gouvernement a reconnu les trois cantons autonomes kurdes syriens, et deuxièmement, ils ont annoncé avant même leur départ qu’ils resteraient jusqu’à ce que leur présence ne soit plus nécessaire. Et Falah Mustafa, ministre des Affaires étrangères du gouvernement régional du Kurdistan irakien, d’éclaircir le jeudi 30 octobre : « L’obstacle principal de cette opération fut géographique. Nous devions négocier avec la Turquie. Sinon, nous serions intervenus à Kobanê plus tôt et avec davantage de combattants. »
Dans le même élan, qui a comme seul objectif de voir disparaître (ou mieux, de pouvoir annexer), de quelque manière que ce soit, les cantons autonomes kurdes syriens dont Kobanê est devenu le symbole meurtri, M. Erdogan annonce, le vendredi 24 octobre que 1 300 combattants de l’Armée syrienne libre (ASL), également fréquentables à ses yeux, se dirigeaient vers Kobanê, en précisant que des responsables de son gouvernement et des commandants de l’ASL « sont en pourparlers pour définir le chemin par où ils passeront ». Mensonge encore. Un porte-parole des YPG répond immédiatement : « Nous avons déjà établi le contact avec l’ASL, mais aucun accord du genre de celui mentionné par M. Erdogan n’a encore été conclu. » En effet, le 10 septembre déjà, les YPG et l’ASL ont créé un centre d’opérations conjoint, une vidéo diffusée par les YPG en témoigne depuis cette date. Et le mercredi 29 octobre, une cinquantaine de combattants de l’ASL arrivent effectivement à proximité de Kobanê, vraisemblablement pas, n’en déplaise à M. Erdogan, pour dominer les territoires terroristes kurdes mais pour lutter aux côtés des YPG et du PKK contre un Frankenstein épouvantable dont le président turc et ses rêves de domination sont l’un des concepteurs.
Rêves de domination. Citons dans ce contexte le Premier ministre turc M. Davutoglu, qui déclare le vendredi 24 octobre : « Si la Turquie, actuellement une puissance régionale, veut s’affirmer comme une puissance mondiale, alors elle doit montrer sa compassion », faisant allusion à l’accueil des réfugiés syriens sur le sol turc. Compassion toute relative ; concernant l’accueil des réfugiés, c’est effectivement une bonne chose, comme a pu l’affirmer un journaliste, mais c’est surtout la seule attitude imaginable. Compassion réellement douteuse par contre quand on sait la répression létale qu’ont subi des manifestants kurdes mécontents du gouvernement Erdogan qui attend perfidement l’élimination de Kobanê et de sa complicité stratégique avec Daesh censée parachever cette élimination – manifestants kurdes qui de surcroît ne sont plus à brandir des revendications séparatistes depuis un bout de temps pour la plupart, mais qui demandent simplement davantage d’autonomie politique régionale et surtout davantage de reconnaissance culturelle. Mais, évidemment, un État turc qui voit son avenir en tant que « puissance mondiale » ne peut que vouloir de toutes ses forces la disparition d’un modèle de société différent, tel celui mis en œuvre dans les cantons autonomes kurdes syriens, et il ne peut qu’estampiller les sympathisants d’un tel modèle de terroristes ou de vandales minoritaires.
Mais, sans même tenir compte des visées impérialistes plus vastes à plus long terme de M. Erdogan, il est évident que, comme nous l’avons vu, concernant la bataille de Kobanê, le président turc s’est révélé être un menteur harcelé par très peu de scrupules et sans vrai souci de finesse (que c’en est à se demander d’où il tient ses informations), motivé par une volonté hystérique de voir Kobanê et ce que Kobanê symbolise s’effondrer. Malgré cela, la communauté internationale n’éprouve aucune honte à continuer à considérer l’État turc comme un allié militaire et économique convenable. À l’hystérie de l’un répond l’hypocrisie des autres.
La honte refoulée n’est-elle pas la plus disgracieuse ? La plus honteuse ?
Rojava, l’ensemble des cantons kurdes syriens, et Kobanê en particulier, de par sa résistance médiatisée, médiatisée à son insu, sont parmi les plus belles chances pour l’humanité. Peut-être parmi les dernières, tellement dans l’histoire de notre espèce ce type de volonté d’autonomie permettant un véritable autre vivre ensemble est rare, et par cela même incomparablement précieux. L’avenir du Rojava est incertain, et demeurera incertain même si Kobanê ne tombe pas, ce qui fort heureusement semble se profiler. Mais l’avenir de Rojava est bel et bien fragile, et si jamais cette expérience était détruite dans le jeu économique et géopolitique des puissances mondiales et autres puissances régionales, la honte qui devrait s’abattre sur la communauté internationale serait asphyxiante, une fois de plus. Dans ce cas, le poète devrait-il envisager le suicide ou une rage sans bornes, ou, une fois de plus, un discernement qui exige la respiration ? Narin Afrin, une commandante des YPG à Kobanê dit, dans un communiqué de presse rendu public dimanche 26 octobre : « Pour exister, nous combattons contre cette mentalité obscurantiste. » On serait tenté d’ajouter : contre toutes les mentalités obscurantistes, et certainement aussi celles qui se prétendent éclairées.

Tom Nisse
Écrivain, Bruxelles