Rwanda : les conséquences extrêmes d’une vision nationaliste

mis en ligne le 3 avril 2014
Le Monde libertaire : Qui sont ces Hutus et ces Tutsis ?

François Graner : Les Tutsis sont une composante minoritaire de la population rwandaise. À l’origine on aurait pu l’appeler une classe sociale, une élite dirigeante, par opposition à la classe populaire des Hutus, majoritaires. En gros, les Tutsis sont éleveurs, les Hutus agriculteurs. Une personne pouvait néanmoins passer d’une classe à l’autre, par exemple par alliance, ou bien si le nombre de vaches qu’elle possédait augmentait ou diminuait. Il n’y avait pas de différence de langue, de culture, de religion, d’apparence physique.
Le pouvoir colonial belge et les missionnaires catholiques, cherchant à diviser pour régner, s’étaient appuyés sur les Tutsis, car ceux-ci dirigeaient le principal royaume rwandais. Les missionnaires ont composé des textes racistes à la gloire des « fins aristocrates » tutsis, si différents des « rustres » hutus. Cette séparation artificielle a été imposée sur les documents d’identité : cela a obligé à considérer chaque personne comme étant d’un côté ou de l’autre, sans neutralité possible.
Quand les Tutsis ont demandé l’indépendance et la laïcité des écoles, les Belges et les missionnaires catholiques les ont lâchés pour se retourner vers les Hutus. Ils poussèrent des Hutus à renverser le roi et à créer une dictature. Qu’ils justifièrent en affirmant que, parce qu’ils étaient majoritaires, les Hutus avaient tous les droits. Des pogroms destinés à chasser les Tutsis ont été déclenchés dès 1959, puis à plusieurs reprises. Par conséquent, toute une génération de réfugiés tutsis s’est peu à peu constituée dans des pays voisins. Ils n’ont pas pu revenir au Rwanda ni pacifiquement, ni par la force. Les descendants de ces Tutsis exilés dans un pays anglophone, l’Ouganda, créent le Front patriotique rwandais avec d’autres opposants au régime rwandais. Ils attaquent militairement en 1990.

M.L. : Rappelez-nous ce qu’a été le génocide des Tutsis, et comment la France est présente au Rwanda ?

F.G : Au début, en 1990, cela paraît une guerre civile banale. Le président rwandais ami de la France est attaqué par des rebelles. Pour protéger ses ressortissants et former l’armée rwandaise, la France envoie des troupes qui s’installent et soutiennent le président Habyarimana : c’est l’opération « Noroît ». En 1993 des accords de paix sont signés, les troupes françaises repartent.
Et puis tout bascule le 6 avril 1994. Le président est abattu en vol par un tir contre son avion. Quelques heures après, des extrémistes hutus prennent le pouvoir et déclenchent le génocide des Tutsis. Il est d’une rapidité foudroyante : au moins huit cent mille morts en quelques semaines seulement.
L’armée française intervient brièvement au début du génocide, et évacue ses ressortissants : c’est l’opération « Amaryllis ». Elle revient plus longuement à la fin du génocide, officiellement pour mettre fin aux massacres : c’est l’opération « Turquoise » qui arrive en juin pour repartir en août 1994.

M.L. : En pratique, qu’a fait la France face aux génocidaires, et pourquoi ?

F.G. : L’État français cherchait dès les années 1960 à se substituer aux Belges dans la région. À partir de 1975, il a soutenu le dictateur rwandais, comme il a soutenu tant d’autres dictateurs africains francophones qui lui sont fidèles, quel que soit le prix de cette politique.
Au début de la guerre civile en 1990, l’armée française aide à bloquer l’avancée du Front patriotique. Il faut, face aux anglophones, maintenir l’influence française, en particulier près des régions minières du Zaïre. À partir de cette date, l’Élysée, le gouvernement, l’armée et les services de renseignements français, tous parfaitement informés, renforcent leur soutien.
L’État français accompagne progressivement toutes les étapes ; durcissement du régime, montée en puissance de l’armée, isolement des Tutsis. Ainsi, le président Mitterrand, le ministère de la Coopération, les dirigeants de l’armée et les troupes françaises sur place acceptent d’assimiler tous les civils tutsis à des complices potentiels du Front patriotique rebelle et anglophone.
Après le génocide, les extrémistes hutus, battus par le Front patriotique, fuient alors au pays voisin, le Zaïre de Mobutu, avec l’aide de la France, cependant que de nombreux responsables se réfugient en Occident.

M.L. : Pouvez-vous nous expliquer votre démarche ?

F.G. : Depuis vingt ans, sur la base de nombreux témoignages, de hauts officiers français se font reprocher d’avoir été complices des extrémistes hutus qui ont perpétré le génocide des Tutsis. Ces officiers démentent tous les témoignages accusateurs. Mon but a été de les écouter, de rassembler tous les arguments qu’ils fournissent pour leur défense, et de les recouper pour déterminer s’ils constituent un tableau cohérent.
Du fait justement des reproches qui leur sont adressés, ces officiers ont écrit des livres pour se défendre, donné des conférences, accordé des entretiens, ouvert des blogs ou des sites Internet. En outre, il y a eu une Mission d’information parlementaire, et des enquêtes judiciaires, qui ont déclassifié des documents secret-défense. Donc contrairement aux opérations militaires habituelles, dans le cas du Rwanda, n’importe quel Français a accès à une grande masse de documents d’origine militaire qui sont publics. J’ai donc fait ce que peut faire tout Français qui veut comprendre quel a été le rôle des officiers de son pays. J’ai consulté les textes originaux qu’ils ont écrits eux-mêmes, et plus généralement les sources militaires, que ces officiers ne démentent pas. J’ai relevé plus d’un millier de citations, en les situant dans leur contexte, et je les ai assemblées pour les confronter à une trentaine d’accusations sur les actions et les motivations de ces officiers.

M.L. : Qu’est-ce que votre livre apporte par rapport aux autres ?

F.G. : De nombreux journalistes, rescapés, chercheurs, ou militants ont fourni depuis vingt ans des témoignages et des documents qui accusent des officiers français. L’association Survie a dénoncé l’aide française aux extrémistes hutus dès le début, et même un an avant le génocide. Je me suis basé sur ces travaux existants, et en particulier sur l’énorme travail de référence de Jacques Morel La France au cœur du génocide des Tutsi, Izuba (L’esprit frappeur, 2010, disponible en PDF sur Internet). J’en ai extrait spécifiquement les textes militaires, que j’ai complétés par d’autres sources que j’ai trouvées. Ce qui est nouveau, c’est surtout que ce que je cite est ce qui est étayé par les officiers eux-mêmes. Cela fait un livre court, qui permet aux non-spécialistes de se faire leur propre opinion.
Ce qui en ressort, c’est que les textes des officiers, paradoxalement, confortent et précisent plusieurs reproches qui leurs sont adressés, par exemple sur leur inaction face aux massacres. On peut analyser comment ils ont laissé émettre les radios qui appelaient à la haine, et comment ils ont provoqué la fuite de membres du gouvernement génocidaire au lieu de les arrêter. Des officiers sont accusés d’avoir livré des Tutsis rescapés aux tueurs, dans les collines de Bisesero : sur ce point précis, j’ai pu constater que ces officiers présentent plusieurs dizaines de justifications différentes, dont chacune séparément serait acceptable, mais qui mises ensemble sont massivement contradictoires.
J’ai également trouvé des éléments qui pour moi étaient entièrement inattendus : sur la façon dont l’armée française incorpore dans sa doctrine la possibilité d’avoir recours à des mercenaires ; sur l’influence de l’armée dans la politique française, et en particulier le poids personnel du chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade ; et enfin, sur l’hypothèse de ce que l’armée française aurait pu jouer un rôle dans l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais, hypothèse qui ne peut pas être écartée dédaigneusement et doit être considérée au même titre que les autres.

M.L. : Cela vous permet-il de déterminer les responsabilités de ces officiers ?

F.G. : Pour les déterminer, il faudrait une vraie enquête, si possible avec les moyens dont disposent les magistrats du « pôle génocide ». Cependant, analyser les déclarations d’officiers permet d’établir un tableau cohérent et vraisemblable des responsabilités individuelles de tel ou tel, à commencer par l’amiral Lanxade. Celui-ci était très proche du président François Mitterrand, principal décideur, qu’on voit réaffirmer à plusieurs reprises l’engagement de la France aux côtés du pouvoir rwandais.
Ces officiers décrivent leur action, et celle de l’armée, comme efficace et professionnelle, au service de la France. Leurs explications révèlent qu’ils n’ont guère modifié leur stratégie du fait du génocide. Ils affirment avoir bien exécuté les ordres, comme ils le font d’habitude. Cependant, on constate qu’ils ont eux-mêmes fortement influencé les politiciens qui leur ont donné des ordres, y compris en filtrant et biaisant l’information donnée au gouvernement et aux médias.
On lit dans les déclarations des officiers que certains se sont personnellement impliqués aux côtés de l’armée rwandaise, malgré son rôle moteur dans le génocide. À l’inverse, plusieurs officiers prennent leur distance ; avant le génocide, le général Jean Varret a même essayé de ramener l’intervention française dans des limites acceptables, mais il a été limogé. À cela s’ajoute l’adjudant-chef Prungnaud, qui dit avoir désobéi aux ordres ; celui-ci ne fait pas partie des officiers supérieurs qui sont mis en cause.

M.L. : Est-ce que cette étude est d’actualité pour les Français ?

F.G. : Tout à fait. Vingt ans après, on constate encore en République démocratique du Congo les conséquences, que les génocidaires hutus ont pu s’enfuir et reconstituer leurs forces au Kivu. L’actualité est aussi judiciaire : outre les enquêtes suite aux plaintes contre l’armée française, il y a également le premier procès en France d’un Rwandais accusé de génocide. Il est d’ailleurs frappant de constater que, comme au Tribunal pénal international, quand des officiers français témoignent, c’est parce que l’accusé fait appel à eux comme témoins de la défense. Des officiers continuent de glorifier publiquement leur action en 1994 au Rwanda.
Surtout, l’analyse de l’intervention au Rwanda met au jour les mécanismes de décision et d’action des opérations militaires extérieures françaises. Le poids de l’armée dans les décisions, le rôle spécifique joué par les forces spéciales pour des actions clandestines sous le contrôle personnel du chef d’état-major des armées, le soutien à tout prix à des clans alliés fidèles à la France : ces mécanismes sont toujours en place actuellement. Que se passera-t-il si, pour défendre à tout prix sa zone d’influence, la France soutient à nouveau un régime génocidaire ?